Article publier dans le numéro 3-4 de la revue Théorie et Politique, février 1975

« Le monde d’aujourd’hui est gouverné par les concepts confucéens de bienveillance et de justice, soutenus par des mitrailleuses. »
Luxun.

« Les Chinois sont devenus fous ! Les voici qui remettent ça avec la Révolution Culturelle, mais c’est pire : ils assassinent un sage de deux mille cinq cents ans, leur sage. Et ce n’est pas une querelle de lettrés, d’universitaires ratiocineurs : c’est la foule, une foule de sauvages qui va manifestant dans les rues, placardant sur les murs des usines, des fermes et des universités sa volonté de détruire le passé, de saccager de ses propres mains la plus haute valeur culturelle de la Chine, admirée du monde entier… »

Ainsi pleurent les enfants de la bourgeoisie, feignant de ne pas comprendre, ou parce qu’ils l’ont trop bien compris, le sens de cette immense campagne contre Confucius qui bouleverse la Chine : une nouvelle étape de la dictature du prolétariat, une incontestable victoire sur le capitalisme, dont Zhou Enlai n’a pas hésité à dire qu’« elle revêt une haute signification pratique de même qu’une grande et lointaine portée historique… »1. Il ne faut pas craindre de le dire trop haut : demain sera fait en Chine et probablement partout dans le monde des conséquences incalculables de cette énorme prise de conscience à l’échelle d’un peuple qu’il a toujours existé, qu’il existe encore, qu’il risque d’exister longtemps une oppression de l’idéologie aussi totale que toutes les agressions physiques et beaucoup plus efficace. Demain sera le lendemain de cette défaite infligée à « des idées ».

Une défaite dans le domaine de l’idéologie ? Ceux qui écrivent dans les pages de « L’Humanité »2 trouvent saugrenue et pitoyable cette « guerre populaire » contre les cadres dans « ce pauvre pays (les braves cœurs !) qui manque si cruellement de cadres », dans « cette pauvre terre (les braves cœurs !) toujours éprouvée par la sécheresse ». Ils s’effarent d’entendre dire à un « membre du bureau politique d’origine paysanne » que « les plus grandes calamités ne sont pas les calamités naturelles, mais les calamités idéologiques ». Ce que révèle leur effarement, c’est l’abîme qui les sépare de la pensée des millions de communistes chinois et qu’en effet ils n’ont rien compris à la campagne contre le cher bon vieux Confucius : il est pour les Chinois, justement ce Sage, la plus grande calamité idéologique de tous les temps, « idéologique », donc bien réelle. Et si nous savions lire ce que les Chinois mettent dans leur campagne, il le serait aussi pour nous, parce qu’il n’y a pas qu’un Confucius au monde. Il y a des Confucius morts ou vivants partout dans le monde. Tous les peuples ont leurs Confucius qu’ils idolâtrent ou qu’ils enterrent qu’ils déterrent et qu’ils renterrent. Tous les peuples ont de ces « génies » incroyablement habiles à se retrouver éternellement, de leur vivant ou après leur mort, du côté des forces qui enchaînent, contre les forces qui libèrent.

Je ne rappellerai pas ici tous les éléments d’information qui révèlent que Lin Biao était un disciple de Confucius, un adepte de sa pratique et de sa pensée philosophique. Je ne le ferai pas car il me semble beaucoup plus important de déchiffrer au-delà du cas exemplaire (par la négative) de Lin Biao, cette urgence qu’il y avait alors en Chine, et qui demeurera encore longtemps en Chine et partout, à rappeler qu’il n’y a pas de philosophie innocente et que les plus nocives sont justement celles qui se présentent comme les plus innocentes, toutes prêtes dans leurs dignes robes antiques à se lancer le plus férocement dans la bataille contre le socialisme, un socialisme déjà établi, pourtant, dans ses structures économiques, un socialisme renforcé encore tout récemment par de nouvelles victoires politiques, mais un socialisme qui reste toujours menacé par les monstres surgis des vieux tombeaux, parce que telle est la loi de la lutte des classes.

La campagne contre Confucius, ce n’est pas une tactique pour détruire le crédit de Lin Biao s’il en reste dans l’esprit des masses, ce n’est pas une occasion comme une autre, d’en haut saisie, de remobiliser les masses afin de tenir en éveil leur ardeur révolutionnaire ! c’est avant tout une manifestation révolutionnaire, donc massive, de la lutte aiguë qui se joue dans le domaine de la superstructure pour la consolidation du socialisme. Zhou Enlai le dit en toute clarté. La campagne contre Confucius, c’est une nouvelle étape de la lutte « entre les deux lignes, les deux voies, les deux philosophies » : tous les journaux chinois le disent et il n’y a que les commentateurs français pour ne pas les entendre. Cette lutte-là, bien sûr, ne date pas d’aujourd’hui même si c’est depuis la Révolution Culturelle que la critique chinoise a mis l’accent sur elle. En fait elle est la base même du matérialisme dialectique « vivant », la pensée de Mao Zedong, et il est tout à fait impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe en Chine et particulièrement aux derniers événements si on n’en a pas une idée claire.

Il faut donc revenir aux Essais philosophiques de Mao et à ses Contributions sur l’art et la littérature au Forum de Yan’an. La littérature, a fortiori la philosophie sont des pratiques sociales. Elles font partie de la lutte politique qui a lieu dans l’idéologie. Il s’y reflète donc, comme dans toute autre pratique sociale, la lutte entre les deux lignes. Entendons-nous bien : non pas entre de multiples lignes, mais seulement deux qui sont toujours les mêmes : a) le point de vue matérialiste ; b) tous les points de vue idéalistes qui s’y opposent. En ce sens toute époque historique est le lieu d’une de ces luttes, analysables depuis Marx et l’apparition du matérialisme historique, conscientes pour les marxistes, semi conscientes ou inconscientes pour la plupart des gens.

A toute époque donnée les hommes politiques (au pouvoir ou non) et tous les intellectuels, tous, se sont trouvés obligatoirement d’un côté ou de l’autre dans la lutte fondamentale entre les deux lignes, c’est-à-dire pour ou contre la classe que sert le matérialisme, aidant ainsi ou contrant le progrès de la société humaine. Ils ont été pour ou contre le féodalisme ou l’esclavagisme, pour ou contre la bourgeoisie ou le féodalisme, pour ou contre le prolétariat ou la bourgeoisie. A notre époque le phénomène se complète par l’apparition du révisionnisme, point de vue et pratique bourgeois sous l’étiquette du marxisme.

Contrairement aux points de vue idéalistes de tous ordres qui freinent la libération de la dernière classe à se libérer, le prolétariat, en ralentissant autant qu’ils le peuvent sa prise de conscience, la pensée de Mao Zedong met l’accent sur l’interaction constante de la matière et de l’esprit, de la structure et de la superstructure, de la réalité et de la connaissance, de la pratique et de la théorie, de l’objectif et du subjectif. Elle restitue aux contradictions la mobilité de leur jeu, sans laquelle aucun progrès, ni de la connaissance ni du monde, n’est possible. C’est ce que les Chinois appellent la « ligne rouge ou « ligne des masses » en opposition à tout ce qui est bureaucratie (sclérose des appareils), dogmatisme (sclérose de la connaissance), élitisme, individualisme, égoïsme (sclérose du monde subjectif).

Les réactionnaires, parmi lesquels les révisionnistes, sont ceux qui bloquent le procès dialectique, nient la loi universelle de la contradiction (« un se divise en deux ») ou la tournent, décalant de plus en plus gravement la connaissance de la réalité, affaiblissant ainsi le pouvoir qu’elles ont l’une sur l’autre. Et comme ils ne peuvent avouer ouvertement des positions qui sont aussi contraires aux principes mêmes du marxisme, les révisionnistes comblent ce décalage par des arguments adéquats, maquillent la réalité de leur lutte aux côtés de la bourgeoisie par un verbiage pseudo-marxiste. On peut en prendre pour preuve le recours on ne peut plus commun dans leurs journaux à l’accusation de « volontarisme » selon laquelle les Chinois « brutalisent les lois implacables de l’économie », simplement parce qu’elles sont pour eux-mêmes, qui veulent ignorer le mouvement dialectique, toutes puissantes, et « implacables » : n’allez surtout pas croire que l’action des hommes y puisse changer quelque chose !

Mais on aurait tort de penser qu’ils se contentent toujours d’arguments aussi simplets. Les journalistes ne sont là que pour attacher le grelot, les philosophes arrivent derrière eux à la rescousse, polissant les mensonges pour gens plus intelligents. Et on y met le prix : voyez comme le philosophe Lucien Sève3 célèbre la santé florissante de la philosophie soviétique : « La philosophie se porte bien en Union soviétique », dit-il, et il conclut : « Compte tenu de tout ce que la philosophie reflète, c’est une constatation d’importance. » Voilà qui est on ne peut plus juste. Alors regardons ce que reflète cette philosophie-là et nous pourrons savoir par l’exemple négatif ce que c’est « cela », que condamnent les Chinois. D’abord, dit Sève, « les philosophes soviétiques ne sont pas dogmatiques ». La preuve, c’est « la pertinence de leur référence à Merleau-Ponty, Ricœur ou Eric Weil… ». Nous apprenons du même coup que « la philosophie, c’est la configuration changeante de chaque époque » en quoi Oïzermann, éminent philosophe soviétique « fait des remarques du plus grand intérêt » par exemple « sur ce que représente la « sagesse » dans les sociétés antiques ».

On voit pointer ici le nez de Confucius, sage des sages, dont la critique soviétique chante l’éloge depuis des années, plus furieux depuis quelques mois… Il a du bon, comme tous les sages de toutes les époques, parce que, surtout, n’allez pas croire qu’il n’y ait jamais eu une lutte idéologique dans les temps passés, n’allez pas soupçonner que la pérennité de la « sagesse » pourrait bien dissimuler, sous « la configuration changeante », la pérennité de la réaction ! Bien au contraire : « Toutes les philosophies ont du bon puisqu’elles sont un reflet objectif de la connaissance. » Mais voyons ! Il n’y a pas à s’en étonner puisque « si la philosophie a pour base historique le développement des forces productives, la lutte des classes et les affrontements politiques et idéologiques de son temps, gardons-nous de penser mécaniquement le rapport ! » Qui donc « pense mécaniquement le rapport » ? « Qui est coupable de « l’idée pseudo-marxiste que la philosophie n’exprime que la structure économique de la société et ne concerne pas la connaissance de la nature et de la société ?

C’est très clair : des adversaires imbéciles des positions d’Oïzermann et de Sève, à qui il est possible ensuite de rétorquer victorieusement que, certes, on ne peut pas « expurger la philosophie de son contenu objectif, lequel traduit il est vrai la lutte des classes » (ce « il est vrais » a beaucoup de charme : = « dommage que nous ne puissions nier cela… ») mais « en même temps et contradictoirement réfléchit les progrès de la connaissance scientifique ». Et ça y est ! Tout est dit.

Ce qui suit ne peut que développer l’idée que dans le jeu « objectif » des contradictions entre les forces productives et les rapports de production le progrès scientifique est irréversible et continu. Le socialisme arrivera nécessairement à la dernière étape Ce pour quoi il n’est vraiment pas la peine de faire du zèle, du « volontarisme ». Ce continuisme de la connaissance, sans renversements révolutionnaires, ce mécanisme rassurant de l’engrenage historique sans retours en arrière et sans ratés, sans « bonds » et autres « coupures » d’Althusser4, on voit bien comment il ouvre la voie à tous les opportunismes. Si le capitalisme est toujours debout, ce n’est la faute de personne : c’est que les conditions ne sont pas « mûres ». Mais ça viendra, camarades… Il faut savoir attendre, être souples, patients, intelligents. Les choses progressent toutes seules peu à peu.

Dans la même logique le marxisme lui-même (je cite) « reste la suite directe et immédiate des doctrines philosophiques, sociologiques, économiques produites par les idéologues de la bourgeoisie progressiste ». Y a-t-il même une bourgeoisie qui ne soit pas « progressiste » ? Sève nous apprend d’après son maître soviétique que « toutes les grandes philosophies se nient mutuellement » (et c’est pour ça qu’elles sont toutes « grandes »). Bien sûr « il y a des camps antagonistes qui sont en dernière analyse le matérialisme et l’idéalisme », bien sûr aussi, « c’est le marxisme qui a permis de comprendre la signification ultime de cette négation, cet antagonisme des camps comme le reflet de l’antagonisme de classes » (ce qu’il faut admettre tout de même !) mais « c’est ici encore un reflet qui n’est ni simple, ni exclusif ».

D’ailleurs, comme on le voit ensuite, il ne s’agit pas du tout d’un « antagonisme » (qui opposerait quoi à quoi, on se le demande ?) mais d’un « pluralisme », lequel « pluralisme » a un caractère tout à fait provisoire puisqu’il est appelé à disparaître « à cause du mouvement historique nécessaire qui conduit la société de classes à fa société sans classes » (il n’a besoin de personne, le mouvement et surtout pas de philosophes marxistes). Et puis le mûrissement de la connaissance scientifique sape les bases du morcellement de la pensée… Je traduis : la science résout par soi-même les contradictions, met fin par soi-même à la lutte des classes.

La preuve, c’est que « même les philosophies idéalistes »… doivent désormais « puiser dans l’acquis scientifique », ce qui fait que « la pluralité des doctrines incompatibles perd sa justesse historique grâce à l’implantation des méthodes scientifiques dans la recherche philosophique ». On pourrait bien entendu raisonner en sens inverse et se méfier quelque peu de ces philosophies « idéalistes » qui empruntent des méthodes scientifiques pour cesser d’être incompatibles avec le marxisme, mais c’est ce qu’un philosophe économiste et scientiste ne peut imaginer parce qu’il a depuis longtemps oublié la lutte des classes .Or tel est très précisément le sens de la campagne contre Confucius : instruire massivement des millions de communistes chinois qu’il ne faut pas oublier la lutte des classes, que ce n’est pas le développement continu de la science ou de l’économie qui peut assurer la victoire définitive du prolétariat, que sous la « configuration changeante » de la philosophie de tous les temps, sous les classiques de la plus reluisante « sagesse », la même lutte éternelle se dissimule, ou plutôt la même victoire de la réaction, qu’il s’agit enfin de remettre en cause.

« Sur le terrain où une génération a fait place nette, dit Lénine, on voit constamment surgir, dans l’histoire, des générations nouvelles. Mais pourvu que la terre enfante, elle enfante des bourgeois à profusion. » Et encore : « Les classes demeurent et demeureront encore à l’époque de la dictature du prolétariat. Les classes demeurent mais chacun d’elles s’est modifiée. Leurs rapports se sont également modifiés. La lutte de classe ne disparaît pas sous la dictature du prolétariat : elle revêt seulement d’autres formes »5. « L’une de ces formes, dit, Althusser, c’est que les philosophes communistes secrètent une bonne petite philosophie bourgeoise »6. Le processus est-il inévitable ? « Non, disent les communistes chinois « si des efforts sont faits pour consolider davantage la dictature du prolétariat et mener sans discontinuer la lutte de classes notamment dans le domaine idéologique où il reste toujours possible que les facteurs bourgeois dans la superstructure se transforment en aspect principal et que s’ensuivent une restauration du capitalisme ». C’est ce qui est arrivé en U.R.S.S., c’est ce qui peut arriver en Chine.

Une telle puissance à des idées ? Cela fait rire les adorateurs du progrès économique et scientifique. C’est pourtant une science vieille comme le monde que les citadelles se prennent plus facilement du dedans, et que la violence physique n’est jamais si contraignante que l’adhésion intime. Il y a aux origines de notre culture occidentale un philosophe du nom de Platon qui avait découvert que le meilleur moyen de tenir le petit peuple dans l’obéissance et au service d’une poignée de privilégiés, c’était de lui fabriquer un beau conte sur la volonté divine et sur la loi « naturelle » qu’il y eût des hommes faits de fer comme il y en a qui sont faits d’or. Et de l’en persuader… Ainsi Confucius, lettré au service des seigneurs esclavagistes, avait-il tout naturellement découvert que d’inculquer aux exploités la notion de « bienveillance » et de « fidélité, était bien plus payante que toutes les polices. Les enseignants français qui allaient prodiguer les bienfaits de leur culture à nos colonies il n’y a pas si longtemps, inscrivaient sur leurs tableaux cet adage on ne peut plus cynique :

« La force des armes retient un moment. L’éducation enchaine pour toujours »7. Pouvoir magique de la morale ! Confucius dans son école faisait des sages à tour de bras, qui révéraient l’ordre établi par les dieux (bien qu’il n’y crût pas lui-même), leur Prince comme un père, et leur Père comme un prince. C’était plus sûr et plus rentable de leur enseigner le respect des « rites », c’est-à-dire la conservation de la société d’hier, le goût de la politesse, l’art de « céder », l’élégante impartialité du « juste milieu » que de les laisser se passionner pour l’injustice du monde.

Aussi le monde, déclaré juste, n’avait-il plus rien d’autre à faire que de se conserver comme il était. Les lettrés les intellectuels sont faits pour ça, que le pouvoir de tous les temps et de tous les pays a toujours chargés de fabriquer à la classe au pouvoir ses armes les plus efficaces : les idées. Rien de tel que le garrot idéologique pour faire de bons muets (ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, l’autre violence, la violence physique, si la première s’avère quand même insuffisante. A cela beaucoup d’exemples, et de Confucius lui-même).

Dans l’âpreté impitoyable de la lutte des classes, que signifient la politesse, la bienveillance, la patience, la frugalité, la fidélité, l’art et l’élégance de « céder » ? Un luxe mortel. « Je vous en prie, nous sommes gens comme il faut : continuez à nous tuer, nous nous défendrons plus tard. » La « bienveillance » de tous pour tous qu’enseignait Confucius non seulement ne le regardait pas lui-même (qui fit assassiner son principal adversaire sitôt qu’il en eut l’occasion), mais surtout elle ne regardait la classe qu’il servait (les esclavagistes) que pour maintenir en son sein l’unité sans laquelle elle ne pourrait résister à la classe montante des féodaux.

Cette dernière, devenue réactionnaire à son tour, a, par la suite, récupéré le confucianisme. Celui-ci en fait recommandait la « bienveillance » aux esclaves pour leurs maîtres, la frugalité et la modération des paysans pour ne rien enlever au luxe de ceux qu’ils nourrissent (dont la noblesse « innée » consiste à « ne pas savoir reconnaitre l’avoine du blé »), la « justice » des exploités pour les exploiteurs, et naturellement la « vertu » des femmes à l’égard des hommes. Luxun l’a dit plus d’une fois en dénonçant le carcan du confucianisme ; pour les oppresseurs la plus belle vertu des opprimés, leur « dignité », c’est le silence. C’est là, dit-il, le fond du raisonnement, d’ailleurs sincère, des gens des classes exploiteuses. En quoi ils ne savent pas au niveau de la conscience subjective de chaque individu, qu’ils ne sont au fond que des salauds.

C’est pourquoi les Chinois insistent tant actuellement sur la facilité qu’a l’idéologie réactionnaire à procéder à des invasions intimes que seule une rigoureuse vigilance peut parvenir à déjouer. Confucius lui-même, le créateur de l’idéologie sans doute la plus parfaitement réactionnaire qui soit, était probablement sincère en tant qu’elle reflète la nostalgie et les intérêts d’une classe déchue en prônant un ordre du monde où chacun garderait sa place pour le « bonheur » de tous. La théorie du « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » est devenue, avec le temps, moins innocente. Il lui est plus difficile de farder sa véritable nature, qui est de nier l’exploitation, d’encourager à la passivité. Mais il est, encore bien des gens pour la prôner sans vergogne. Ainsi Marchais réclame-t-il « la liberté pour tous », c’est-à-dire, les choses étant ce qu’elles sont, la liberté, pour ceux qui l’ont déjà, de se la garder. « Pour tous », c’est l’attrape-nigauds de l’égalité formelle, l’idéologie des conservateurs d’aujourd’hui qui entendent conserver le pouvoir.

Si le socialisme libère aussi les bourgeois, ce n’est pas en tant que bourgeois mais comme individus fondus dans les masses. Or il se trouve que cette liberté-là ne suffit pas à ceux qui, comme par hasard, ont une tout autre conception de la liberté. La liberté qu’ils exigent, eux, c’est, comme disait Gorki, « la licence qu’ils ont eue jusque-là de priver les autres de liberté ». Et c’est tout. Ils en ont une conscience si claire une bonne conscience qu’ils leur arrive d’avouer tout net. Ainsi Chaban-Delmas reconnaît-il que la Chine a conquis « la liberté du peuple », mais, dit-il, « dans nos démocraties, où ne règne pas le parti unique, nous avons à préserver, outre la liberté du peuple tout entier, les libertés de chaque citoyen »8. Il y a donc des « citoyens » qui ne sont pas « du peuple tout entier » et qui ne sauraient se contenter de ses seules libertés, ordinaires et réduites ? « C’est, dit encore Gorki, le vieil individu latent qui revendique ». Il crie : « Je suis si merveilleux, si original, si unique ! et on ne me permet pas de vivre comme je veux ! » A quoi il ajoute : « S’il crie seulement, c’est moindre mal, mais souvent aussi il agit conformément à ses vœux. »

Pour mener jusqu’au bout sa mission historique, le prolétariat ne peut nullement s’en remettre à la course spontanée de l’histoire, il doit défendre et renforcer sans relâche sa dictature, dont un peuple, même victorieux « ne peut pas plus se passer que de nourriture ». Or la dictature ne s’accorde pas avec la bienveillance, la politesse et le juste milieu. « Jamais, dit Mao Zedong, nous n’userons d’une politique de bienveillance envers les activités réactionnaires des éléments et des classes réactionnaires. Nous appliquons la politique de bienveillance uniquement au sein du peuple et non aux éléments et aux classes réactionnaires qui sont en dehors du peuple. »

La force de Mao et des communistes chinois, c’est d’avoir su comprendre que les classes décadentes ne peuvent rien sans l’idéologie. Elle leur est nécessaire pour conserver, ou reprendre le pouvoir. C’est en ce sens que la campagne contre Confucius, une lutte dans la philosophie, est une lutte politique. Cette lutte dans la philosophie qui inaugure une philosophie de la lutte en rejetant la philosophie qui l’« anesthésie », comme dit Luxun, c’est la lutte dans la superstructure. Quelles sont les raisons théoriques qui rendent nécessaire ce genre de combat ?
La campagne contre Confucius en Chine, est une expression de la dictature du peuple et nous savons maintenant ce que nous devons penser des gémissements qui la saluent un peu partout dans le monde à l’unisson de Formose et de Moscou. Tchang Kaitchek ne s’y est pas trompé qui souligne dans les dernières brochures de son service de propagande que Confucius est « la valeur fondamentale dans l’éducation des adversaires du communisme ».

A Moscou on affirme que c’est « une campagne de terreur » qui vise à « détruire les trésors culturels », un « fanatisme destructeur », d’une « sagesse accumulée depuis des siècles », etc. Nous savons maintenant que si les protestations sont si violentes, c’est que les coups portés le sont aussi. Le confucianisme est l’idéologie réactionnaire type, le modèle de toute idéologie réactionnaire. En quoi il n’est pas étrange que s’y réfère avec tendresse tout ce qui est réactionnaire dans le monde. Dès qu’une classe vaincue, comme celle que servait Confucius, se trouve dans la nécessité de recourir à des armes idéologiques puissantes pour mener son combat d’arrière-garde, elle se hâte de redécouvrir Confucius pour la bonne raison qu’elle ne saurait inventer un corpus aussi complet de principes et d’arguments aussi parfaitement adaptés à leur fin, de mensonges aussi efficaces d’avoir été éprouvés et affinés pendant des siècles. « C’est merveille, disait récemment un critique du Drapeau Rouge, ce Confucius a réussi le tour de force d’avoir toujours été, mort ou vivant, du côté des réactionnaires ! »

Les Chinois savent de quoi ils parlent. Sans remonter aux temps plus anciens où les néo-confucéens ont surgi maintes fois pour adapter les vieilles antiennes à la chanson du jour, à qui s’est adressé un Yen Che-kai pour renverser la jeune république de 1911 ? A Confucius ! A qui les colonisateurs étrangers qui souhaitaient trouver devant leurs armées et leurs commerçants un peuple docile ? A Confucius ! A qui les vielles forces féodales horrifiées par le Mouvement révolutionnaire de 1919 ? A Confucius ! A qui la bourgeoisie compradore pour lutter contre les forces naissantes du marxisme et le réveil du prolétariat ? A Confucius ! A qui Liu Shaoqi dressant le portrait de son parfait communiste pour lancer la ligne d’économisme et d’opportunisme ? A Confucius ! A qui, dans les années de lutte aiguë qui suivent le Grand Bond, Zhou Yang et tous ceux de la ligne noire, partisans du répit dans la lutte et de la fusion du « deux en un » ? A Confucius ! A qui, après la Révolution Culturelle, et surgissant de son sein même, le dernier champion de la vieille ligne ? A Confucius …

Est-ce à dire que ce Confucius, c’est vraiment une affaire chinoise et qui ne nous regarde guère ? Nous avons vu que non. Le vieux fantôme chinois a été exhumé par d’autres que les réactionnaires chinois, ne seraient-ce que les Soviétiques, et soigneusement reblanchi d’humanisme moderne, lui qui a le don d’être toujours « de la dernière vogue », comme disait Luxun. Mais outre les grandes abstractions humanistes toujours si pratiques pour encadrer les rébellions importunes, la « sagesse » de Confucius offre bien d’autres ressources. Le jeudi 14 mars dans un des lycées de Paris en grève, une main avait tracé sur un grand « dazibao » : « Confucius, je t’ai eu ! Fontanet, je t’aurai !» (ce qui s’est révélé juste !). Voir un rapport entre le ministre de Lou, professeur d’ordre moral, et le vassal de Pompidou, c’est faire preuve d’un grand bon sens politique. Nous avons, en effet, nos Confucius à nous. Il y en a qui sont morts, mais comme tous les Confucius du monde, très mal morts et toujours prêts à surgir de dessous leur sépulcre pour nous empoisonner de leur pourriture malgré leur airs innocents. Il y en a qui sont bien vivants.

La politique scolaire bourgeoise, par exemple, est bien la même sous toutes les bourgeoisies. Or en 1927 lorsque Tchang Kaitchek adopta les thèses de la bourgeoisie occidentale sur l’enseignement au-dessus des classes, la première chose qu’il fit après avoir frappé du front, le bâtonnet d’encens à la main, les dalles du temple de Confucius, c’est d’imprimer à sa politique scolaire une marque de fabrique confucéenne. C’était si facile ! Confucius n’avait-il pas été « le pédagogue du peuple tout entier » avec sa fameuse théorie du « you-jiao-wu-lei » qui brise soi-disant les barrières de classes ? N’avait-il pas « recruté de nombreux élèves sans se soucier de leur origine familiale, leur enseignant sans discrimination les précieux classiques » ? En fait, comme Luxun l’avait déjà dit, ce n’était qu’une fable de lettré réactionnaire destinée à faire mieux passer la monarchie. Il ne suffit pas que Confucius ait été vraiment réactionnaire : il faut encore qu’on en rajoute !

Aujourd’hui quelques études de textes élémentaires ont remis les choses au point : il n’est pas besoin d’être grand sinologue pour constater que Confucius ne parle jamais d’« enseigner » les esclaves mais toujours de les « dresser » et que le « you-jiao-wu-lei » signifie seulement « entrainement militaire et endoctrinement idéologique des esclaves sans distinction de clans et de régions, c’est-à-dire sans exception ». Reste là-dessous la vérité de la politique scolaire de Confucius : une pseudo-égalité, un recrutement fondé sur la richesse ou pour le moins la noblesse, la ségrégation scolaire justifiée par la théorie des « dons », l’enseignement de tout ce qui peut servir à des enfants de la classe dirigeante pour savoir diriger : les rites, c’est-à-dire les codes du système en vigueur, le mépris du travail productif. (Fan Xiu voudrait savoir comment on laboure un champ : que Fan Xiu a l’esprit bas !)

Cela ne concerne-t-il que la Chine de Confucius, de Tchang Kaitchek, de Liu Shaoqi (qui alla lui aussi en 1962 faire sa visite au temple de Confucius et lui consacra même un congrès d’universitaires chevronnés) ? Oui osera soutenir qu’il n’y a pas dans la tête des gens qui nous gouvernent les mêmes rêves de police sociale que les principes qui avaient la faveur de Confucius ? Qu’on en juge : devait être mis à mort a) : « Quiconque est porté à des actions aventureuses par suite des connaissances qu’il a des transformations survenues dans le passé ou dans les temps modernes et par suite de la compréhension qu’il a des choses de la société » ; b) « Quiconque ne se conforme pas à l’orthodoxie du système mais au contraire s’obstine à suivre la voie de prétendues réformes » ; c) « Quiconque fait de la propagande sur les raisons pour lesquelles il faut procéder à des réformes » ; d) « Quiconque en sait trop sur la décadence et la précarité du système » ; e) « Quiconque a parlé le langage du droit et de la justice pour démontrer pourquoi l’on doit lutter contre le système »9.

Mais ce serait encore trop peu si la pensée confucéenne n’était que rêve, pensée et propos d’oppresseurs. Le propre d’une idéologie vraiment efficace, c’est de pouvoir s’injecter, comme le venin des guêpes dont parle Luxun, dans la chair de la victime, à qui elle laisse la vie pourtant, afin d’assurer la poursuite de son exploitation. Oui oserait soutenir que nous ne sommes pas atteints chez nous par la théorie du « zhong yong » ou son équivalent le « juste milieu », la synthèse des contradictions (« deux en un »), l’objectivisme, l’impartialité, la neutralité, la mesure, l’équilibre et tout ce qui vise à supprimer la discussion, bloquer le mouvement, prôner le désengagement ? Oui prétendrait que le « se modérer et en revenir aux rites » ne trouve pas actuellement son équivalent dans l’austérité, l’esprit de responsabilité, le goût de l’ordre et tout le prêchi-prêcha des officiels ? Est-ce que nous ne reconnaissons pas dans cette élite qui nous gouverne ou cette autre qui aimerait nous gouverner la même suffisance, le même mépris des « petites gens » le même souci de maintenir les barrières de classes en les niant ? Est-ce que par hasard la femme, chez nous, serait libérée plus que la femme chinoise du poids millénaire qui l’écrase ?

Nous n’avons pas dans nos traditions le confucianisme, mais nous avons le christianisme. Là où le christianisme est mort ou le semble, il laisse au plus Intime de chacun de nous des chaînes idéologiques puissantes : il est encore « normal » que la femme soit plus « fidèle » que l’homme (à vrai dire la fidélité lui est réservée), « normal » qu’elle ne travaille pas (façon de parler), ou travaille moins souvent, ou, travaillant, soit moins payée, ou moins considérée dans un travail égal et parfois supérieur à celui de l’homme. « Potiche » ou « boniche », elle montre qu’elle a des vertus « féminines ».

Travailleuse et responsable, elle n’a que des qualités « viriles » et elle manque cruellement des autres. Confucius a maintenu les femmes chinoises dans l’esclavage durant deux mille ans par le système « moral » le plus perfectionné qui soit : les « trois grandes règles » et les « six vertus », les « trois dépendances » et les « quatre obligations ». Si la campagne contre Confucius secoue si profondément le monde des femmes chinoises, c’est bien que ces « règles », ces « vertus », ces « dépendances » et ces « obligations » ont gardé un pouvoir contraignant sur les intéressées mêmes au-delà de toutes les révolutions. Elles sont abolies mais elles durent. Qu’elles portent chez nous d’autres noms ne change rien à l’affaire. Il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour que j’avoue ce que je pense : qu’il n’y a peut-être pas chez nous − en France ! − un seul homme ou une seule femme qui ne soit un peu confucéen de quelque façon. Car le pire de tout est bien là : si nous savions seulement que nous ne faisons qu’obéir à des volontés dictées par des exploiteurs morts depuis des siècles pour le grand bien de leurs descendants ! Mais non, il faut souvent toute une vie pour qu’on se mette à bousculer des habitudes si familières et si chères qu’on les prend pour des vertus, quand ce n’est pas pour des libertés.

Non, les Chinois ne sont pas devenus fous, lorsqu’ils manifestent avec tant de violence contre un fantôme, un gentil fantôme qui n’avait que la bonté et la paix à la bouche. Certes, il est plus facile de sourire que d’essayer de comprendre, plus facile de ressortir les vieilles images humanistes que d’évaluer la portée théorique et pratique d’une révolution de cet ordre. Et pourtant il faudra bien y venir si nous voulons nous aussi un jour enterrer Confucius, notre Confucius, tous nos Confucius.

Juin 1974.

  1. Discours du 24-2-1974 à Pékin.
  2. « L’Humanité », 11 mars 1974, page 2.
  3. L’Humanité, 15 mars 1974.
  4. « Althusser, dit Sève, devrait bien se demander s’il ne faut pas « retirer la thèse de l’identification pure et simple de la philosophie à la lutte des classes dans la théorie, à l’exclusion de toute formation progressive d’un « noyau rationnel » en liaison avec le progrès de la connaissance scientifique. »… Sève feint de comprendre qu’Althusser « par une réflexion autocritique » (« Réponse à John Lewis, p. 55-60) est revenu sur l’idée que le marxisme marque une « coupure » dans l’histoire des sciences En fait, dans ces pages, Althusser fait la différence entre les « coupures » de l’histoire des sciences et la « révolution » qu’est le marxisme dans la philosophie, mais sans nier ni les unes ni l’autre, ce que fait justement Sève. S’il insiste sur la différence entre la science et la philosophie, c’est précisément pour souligner que cette dernière « n’a pas d’histoire », que « rien n’y est jamais réglé définitivement » : « Il y a toujours le va-et-vient des tendances antagonistes, des retours de flamme, et (souligné par moi, M. Loi) les plus vieilles philosophies sont toujours prêtes à remonter à l’assaut, déguisées sous des formes nouvelles, même les plus révolutionnaires. »

    La philosophie n’est donc pas un ensemble de lois découvertes une fois pour toutes mais la « lutte dans la théorie », un aspect de la lutte de classes dans l’idéologie.

    Honnêtement il faut tenir compte de ce que nous avons appris depuis, de la bouche autorisée de Roland Leroy (« Voyage à l’Intérieur du parti », p. 145) : « Le travail philosophique du parti est toujours aussi Insuffisant », d’où il ressort que ni Sève ni Metzger ne font le poids ni ne peuvent être considérés comme des porte-parole valables du parti dans le domaine philosophique. Roland Leroy ajoute « ce qui est d’autant plus grave que le vide est rempli par les althussériens et les commentaires autour d’Althusser », d’où l’on peut déduire encore qu’Althusser et les althussériens ne sont pas des travailleurs philosophiques du parti, ni les « commentaires autour d’Althusser » un travail qui concerne et intéresse le parti. L’insuffisance philosophique du parti, que déplore Roland Leroy ne saurait donc être le fait d’Althusser et des althussériens (ceux qui sont au parti) mais en représenteraient plutôt une maladie « grave » qui échappe à tous les médicastres. Il y a là matière à réflexion.

  5. Lénine. « Œuvres complètes », tome 30, p. 107. Cité par Althusser, « Réponse à John Lewis », p. 66.
  6. Althusser. Ibid.
  7. Eugène Josset, « A travers nos colonies » : choix de lectures à l’usage des écoles primaires, 1905.
  8. « Le Monde », 18 juillet 1973, p. 3.
  9. Le « droit » et la « justice » sous forme de lois écrites et non plus à la discrétion absolue du pouvoir des esclavagistes, sont une conquête du pouvoir féodal. Confucius entra dans une colère folle quand Il apprit qu’on avait rendu public un règlement pénal pour tous en le gravant sur des tripodes : « Comment les petites gens respecteront-lis encore les seigneurs ? »

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