L’État turc ne peut pas reconnaître le génocide arménien, parce qu’à la base même de son existence en tant que régime, il s’est construit sur un mythe politique, forgé par Mustapha Kemal dit Atatürk, le « père des Turcs ».
La nature du kémalisme en tant qu’idéologie à la base de l’État turc forcément fasciste a été analysé par Ibrahim Kaypakkaya. Né en 1949 et mort sous la torture en 1973, il n’a pas eu le temps d’aborder directement la question du génocide arménien. Cependant, il en explique l’arrière-plan dans les textes fondamentaux qu’il a écrit.
Ces textes servent d’ailleurs de documents de base du TKP/ML, le Parti Communiste de Turquie / Marxiste-Léniniste, fondé le 24 avril 1972. Le choix du 24 avril ne saurait relever du hasard, de la part d’un parti considérant que le kémalisme relève du fascisme.
Il était impossible de ne pas savoir que cette date était la plus importante pour célébrer le génocide arménien. Cela est d’autant plus vrai pour trois raisons. Tout d’abord, il a été avancé, mais ce n’est pas certain, qu’Ibrahim Kaypakkaya lui-même soit d’origine arménienne. C’est en tout cas le cas de la région de Dersim/Tünceli, où les Kurdes ont intégré nombre de personnes arméniennes fuyant le génocide, et qui est devenu ensuite précisément le bastion du TKP/ML.
Enfin, et surtout, le TKP/ML a immédiatement fondé une branche armée, TIKKO (Armée ouvrière et paysanne de libération de la Turquie), justement dirigée par un Arménien : Orhan Bakir.
Ce dernier venait de Diyarbakir, la principale ville de l’Est de la Turquie peuplé surtout de Kurdes. Il a ensuite été à Uskudar à l’école arménienne Surp Hac Tibrevank, qui joua un rôle de cataslyseur idéologique, donnant naissance à toute une vague de recherche de descendants de survivants du génocide dans toute l’Anatolie, afin de transmettre la culture arménienne en les envoyant dans des écoles à Istanbul.
Dans ce cadre, de nombreux Arméniens ont compris la situation en Turquie et rejoint le TKP/ML, comme Orhan Bakir. Mais également Manuel Demir, Hayrabet Hancer, et Nubar Yalimyan, Le TKP/ML a toujours été très fier de cela.
Orhan Bakir avait d’ailleurs comme grand ami Hrant Dink, qui devint par la suite la grande figure intellectuelle arménienne en Turquie. Il fut assassiné en 2007 par un nationaliste de 17 ans devant son journal turco-arménien Agos.
Lors de l’arrestation de l’assassin, celui-ci fut salué par les policiers, qui se prirent en photographie avec lui et un drapeau turc ; un de ces policiers fut par la suite nommé responsable de la police de la ville de Malatya.
Orhan Bakir n’avait pas cet espoir de Hrant Dink en un changement du système sous l’effet de la pression démocratique ; il considérait, avec justesse, que la Turquie était semi-féodale semi-coloniale.
Sous le nom d’Armenak Bakirciyan, il a dirigé TIKKO et lui-même été une grande figure de la guérilla. Le choix de son pseudonyme fait notamment référence à Armenak Ghazarian (1864-1904), connu sous le nom de Hrayr Dzhoghk, grande figure révolutionnaire arménienne œuvrant à l’auto-défense et à un soulèvement armé arménien contre les massacres de l’empire ottoman.
Arrêté une première fois et condamné notamment comme Arménien, Armenak Bakirciyan parvint à s’enfuir grâce à une opération du TKP/ML, avant d’être exécuté par l’armée le 13 mai 1980.
Son corps fut caché par celle-ci mais il fut récupéré et enterré à Farach, dans un district de Tünceli/Dersim, un faux imam – en fait un Arménien – lisant un poème écrit pour l’occasion :
« Chante des chansons pour moi, Armenak !
Que l’obscurité s’efface avec ta mélodie
Que ta voix fasse sortir les montagnes de leur sommeil
Et que la vie continue avec toi ».
Le choix d’Armenak Bakirciyan, ou même de Hrant Dink, peut paraître absurde à certains qui se demanderont pourquoi ils n’ont pas rejoint l’Arménie. La raison est simple à comprendre, et on peut prendre en exemple le fait qu’aujourd’hui encore, la diaspora arménienne originaire d’Anatolie enseigne à ses enfants un Arménien dont la version est justement celle de l’Arménie occidentale, qui diffère donc de l’arménien de l’État arménien.
En fait, c’est dès le IVe siècle après Jésus-Christ que l’Arménie est divisée en deux avec une partie passant sous contrôle de l’empire byzantin, l’autre sous celle de l’empire perse. Même au début du XXe siècle, les bourgeoises des parties occidentale et orientale étaient très différentes dans leurs activités.
La bourgeoisie arménienne orientale était de type industrielle et financière ; la bourgeoisie arménienne occidentale était commerciale et pratiquement bureaucratique dans ses liens avec les puissances impérialistes. Évidemment, la bourgeoisie orientale exerçait toutes sortes de pression, aidées par la Russie impérialiste, pour placer la bourgeoisie occidentale à son service.
Cet arrière-plan est gommé par le nationalisme bourgeois arménien, qui prône l’unité arménienne, c’est-à-dire la « récupération » par l’Arménie des territoires de l’empire ottoman où vivaient les Arméniens, sans même que ceux-ci par ailleurs aient représenté la grande majorité des habitants.
Cela fait encore aujourd’hui partie du programme de la Fédération Révolutionnaire Arménienne (dite « Dachnak ») qui fait partie de l’Internationale socialiste, et c’était au coeur de l’activité d’une organisation qui en était issu, l’ASALA, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie.
L’ASALA menait des actions contre les perpétrateurs du génocide arménien, mais finalement surtout contre la « Turquie » comprise de manière abstraite, avant de devenir, en étant proche de nombreuses organisations palestiniennes, une sorte de « franchise » armée liée à l’URSS social-impérialiste.
Le point culminant de l’échec à une stratégie cohérente aboutira, après une multitude d’attaques armées dans différents pays contre des intérêts turcs, à deux actions assassines, avec deux actions à la bombe dans des aéroports, en 1982 à Ankara (tuant neuf personnes) et en 1983 à Orly (tuant huit personnes au comptoir de Turkish Airlines).
Suite au premier attentat de cette opération, à Ankara, un Turc d’origine arménienne, Artin Penik, s’immolera par le feu en protestation contre le meurtre d’innocents. C’était la fin de toute une époque pour cette vague arménienne armée.
Les Commandos des justiciers du génocide arménien, devenus l’Armée révolutionnaire arménienne, suivront la même stratégie erronée qui, cependant et c’est un fait à impérativement comprendre, possédera un écho immense dans la communauté arménienne.
Tant l’ASALA que les Commandos des justiciers du génocide arménien ont connu un soutien massif de la part des communautés arméniennes dans le monde, que ce soit par un soutien matériel, financier, comme, culturellement et idéologiquement, par la tenue jusqu’à aujourd’hui de célébration de la mort des martyrs tombés en combattant, comme par exemple les « cinq de Lisbonne », morts de leur opération le 27 juillet 1983.
Ainsi, on doit dire que la perspective de l’ASALA ou des Commandos des justiciers du génocide arménien est erroné dans la mesure où elle n’a pas suivi la voie démocratique d’Armenak Bakirciyan : même si elle a apporté la dignité, celle-ci s’est perdue dans les sables de l’ultra-nationalisme.
La cause arménienne n’est pas seulement arménienne, elle a une substance démocratique, universelle ; les gens ayant lancé l’ASALA et les commandos des justifiers du génocide arménien sont partis de là, comprenant qu’ils devaient rejoindre la cause de la révolution mondiale, mais ils ont basculé dans une démarche idéaliste, tentant de « refaire » l’histoire en niant les masses et les peuples, se plaçant au service de causes comme celle du social-impérialisme soviétique, commençant à mener des attaques contre la Suisse pour libérer des prisonniers, bref perdant de vue la base même de leur cause et passant de l’exécution de diplomates turcs à des opérations indiscriminées.
En France, c’est ainsi Patrick Devedjian, député de droite et d’origine arménienne, venant à l’origine lui-même de l’extrême-droite la plus hargneuse, qui a été l’avocat de gens de l’ASALA jugés en France : c’est révélateur d’un mélange des genres, d’une association erronée entre désir de justice et ultra-nationalisme expansionniste.
Il ne faut jamais perdre de vue la réalité, il faut toujours partir du concret, avec le primat de la pratique, et c’est ce qu’ont fait les Arméniens de Turquie rejoignant le TKP/ML : ils ont élevé leur rage au niveau de la bataille armée pour la démocratie face au fascisme de l’Etat turc, ne confondant jamais celui-ci avec les masses turques, par définition exploitées et opprimées.