La réédition de Mémé d’Arménie de Farid Boudjella en 2006 (chez Futuropolis) est un objet précieux, d’une grande valeur. Elle est d’une grande qualité de par sa conceptions physique avec du papier de qualité et des photos intéressantes dans le documentaire à la fin, de par ses dessins agréables et faisant une part belle au mouvement.

Mémé d’Arménie

Elle est aussi d’une grande valeur de par son contenu, montrant la prégnance et l’ampleur du traumatisme des arméniens ayant survécu, montrant comment ils ont petit à petit, au bout d’à peine une génération, commencé à affronter leur mémoire et leur histoire.

Mémé d’Arménie est une bande dessinée parue pour la première fois en 2002. Elle s’inscrit dans la continuité de la série en deux tomes Petit Polio, récits autobiographiques de l’enfance de l’auteur.

Petit Polio est le quatrième enfant d’une famille d’algériens ayant récemment immigré à Toulon. L’histoire se déroule en 1959. Le récit ne traite donc pas directement du génocide arménien mais plutôt des terribles traumatismes des fils et les filles du peuple arménien ayant survécu.

Après le décès de son grand-père, qu’il n’a jamais connu, « Petit Polio » voit sa grand-mère arriver d’Algérie pour s’installer dans leur petit appartement. Il découvre alors qu’elle n’est pas musulmane mais chrétienne, car arménienne. Elle a survécu au massacre étant jeune puis s’est installée en Algérie, avec un algérien.

L’histoire met en scène une dualité entre d’un côté cette grand-mère, Marie, et de l’autre un chirurgien toulonnais, plus jeune qu’elle, lui aussi arménien.

A aucun moment du récit n’est évoqué de manière précise le génocide. Cela est très intéressant car en vérité Farid Boudjellal retranscrit surtout, de manière habile, une ambiance particulière : celle de survivants traumatisés tentant d’oublier, de contourner, comme par pudeur, comme pour se protéger.

Mémé d’Arménie-2

Sa « mémé » fait preuve d’une très grande dignité, en ne cessant de sourire, d’aimer ses petits-enfants, de vouloir rendre service, d’être heureuse, autrement dit d’être vivante. Comme l’explique en détail le récit biographique documentaire qui fait suite à la bande dessinée (uniquement pour la réédition de 2006), Marie Caramanian a emporté avec elle ses secrets et ses traumatismes, personne ne sachant véritablement son histoire, ni même qui étaient les personnes des photos auxquelles elle semblait attachée.

Forcément, l’attitude de Marie n’est pas celle du chirurgien dans la bande déssinée. Lui est d’une autre génération, il était beaucoup plus jeune lors du génocide. Et justement, il n’en a pas réellement de souvenir. Mais pour autant, le traumatisme est bel et bien ancré en lui : par exemple, il comprend très bien l’arménien, mais il est incapable de le parler, malgré ses nombreuses tentatives.

Alors forcément, cette contradiction, cette « mémoire » sans souvenir, est insurmontable sur le plan psychologique. Lorsqu’il rencontre Marie, il essaie donc à tout prix d’évoquer le passé avec elle. Mais cela s’avère impossible :

« – Alors, c’est tout ce que vous avez à me dire ?

– J’ai essayé, j’y arrive pas… Je regrette, vous pouvez me donner vos affaires, votre maison, tout ce que vous voulez, je suis trop pauvre pour dire non… mais moi, j’ai besoin d’oublier…

– Oublier, oublier, vous n’avez que ce mot à la bouche ! C’est tellement plus facile !!

– Tu crois ça ?! Quand je me lève, je me souviens, quand je me couche, je me souviens, dans mes rêves je me souviens, toujours je me souviens ! … Et quand je me souviens, je suis… comme un fantôme !

Tu vois le plus difficile pour quelqu’un comme moi, c’est pas de se souvenir mais d’oublier. C’est pour ça que je prie. Et tu dois faire pareil… et respecter ce que Jésus nous demande de faire…

– Que nous demande-t-il ?

– De pardonner…

– Pardonner ?! Jamais, vous m’entendez ?! JAMAIS !! »


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