Medz Yeghern, Le Grand Mal, de Paolo Cossi est une bande dessinée sortie en 2009 à propos du génocide arménien. L’expression Medz Yeghern, qui signifie davantage le grand crime, est justement employée en arménien pour le désigner.
L’album est découpé en de nombreuses petites histoires, chacune se centrant autour de plusieurs protagonistes, et l’ensemble retraçant le génocide, tentant d’en montrer le processus aux lecteurs. C’est évidemment quelque chose de particulièrement complexe; le choix de montrer différents protagonistes a comme objectif de dresser un tableau général, mais on peut tout autant s’y perdre.
Parmi les histoires personnelles, on suit ainsi Sona, une jeune déportée qui, sur ce chemin de la mort, se lie d’amitié avec Sciuscik, une vieille dame. On a Aram, un soldat arménien qui s’enfuit suite au massacre de son unité et qui tente d’échapper à l’extermination grâce à Murat, un jeune turc qui s’engage contre le massacre des arméniens.
On a Nicolaj, un homme proche des dirigeants turcs qui sauvent des arméniens contre rémunération des familles et Armin, un jeune soldat allemand révolté par les exactions du gouvernement turc.
Dans ce cadre personnel, le récit se veut réaliste et cherche à coller au plus près des faits. L’auteur a consulté de nombreux documents et témoignages d’arméniens.
On prend ainsi connaissance d’Armin Wegner, le jeune soldat allemand qui a vraiment existé et qui a photographié les scènes horribles dont il a été témoin afin de montrer au monde le sort terrible des arméniens en Turquie.
Mise au courant de ces actions, l’armée allemande le dégrade, mais Armin Wegner parvient tout de même à cacher les photos dans sa ceinture. On peut d’ailleurs voir certaines de ces photos ici. Aujourd’hui encore, ses photos constituent un des témoignages les plus importants du génocide.
Sont également abordés la tentative de résistance des arméniens au massif du Musa Dagh (La Montagne de Moïse), que Franz Werfel racontera dans un roman très célèbre : Les Quarante Jours du Musa Dagh. Il s’agit là d’une oeuvre démocratique ayant une portée très importante, au point que lors d’un voyage de Franz Werfel à New York, le prédicateur d’une église arménienne locale dira : « Nous étions une nation, mais Werfel nous a donné une âme. »
La bande dessinée aborde également le procès de Sogomon Tehlirian, qui a abattu Mehmet Talaar Pacha, (ministre de l’intérieur en 1913 à 1917 puis grand vizir de 1917 à 1918) un des responsables du génocide arménien.
L’acquittement de Sogomon Tehlirian par un tribunal allemand en 1921, après que fut exposé le génocide arménien, fut un épisode historique du désir de justice et un très important moment de la reconnaissance des malheurs arméniens par l’opinion démocratique mondiale.
L’auteur a donc fait de nombreuses démarches pour reproduire de manière fidèle les événements du génocide. Il a notamment travaillé avec Antonia Arslan, une écrivain d’origine arménienne.
Elle décrit très bien l’intérêt que peut avoir un travail comme cette bande-dessinée :
« […] pour comprendre vraiment ces horribles événements et leurs conséquences, pour saisir, non seulement avec l’esprit mais aussi avec le cœur, et à travers les images, la terreur, le sang des victimes et le sang des assassins, les statistiques et les manuels d’histoire ne suffisent pas.
Les faits doivent revivre à travers les personnages : les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants qui ont traversé cette tragédie, les morts et les survivants avec leurs histoires. On a besoin de caractères forts, de personnages à qui s’attacher pour accomplir avec eux un voyage dans leur histoire. »
On a donc une volonté d’arriver à la dignité du réel, toutefois cela reste plus naturaliste que réellement réaliste.
Tout comme dans le roman ou dans la peinture, une bande-dessinée peut bien mettre en avant la dignité du réel pour aboutir à une œuvre réaliste d’une grande justesse. Mais ce n’est pas vraiment le cas ici.
Si cette bande-dessinée a le grand mérite d’exister, on a du mal à s’attacher aux personnages justement, qui sont trop passagers, qui n’ont pas de réelle substance. Cela est dû à la forme générale.
Le format, une juxtaposition de différentes histoires très courtes et très différentes, souvent entrecoupées, empêche l’auteur de développer son récit, de l’enrichir suffisamment.
En voulant décrire le génocide de manière exhaustive, c’est-à-dire en dessinant le plus d’événements possibles, la bande-dessinée devient très démonstrative et ne retranscrit pas assez la dignité et la complexité des gens dont l’histoire est contée.
Les personnages sont très nombreux (car ils ne se limitent à ceux décrits au début de cet article) et même les deux protagonistes, Sona et Aram ont une psychologie caricaturale. L’ensemble reste manichéen. Les Arméniens sont représentés comme des gens gentils, voire naïfs et les turcs comme cruels, symbolisés avec des cornes, ou sous forme de serpents.
Le seul Turc qui n’est pas un monstre est Murat, le jeune turc qui aide Aram. Mais il reste lui aussi très caricatural : un jeune homme gentil dont, finalement, on ne sait absolument rien. Les personnages sont donc bien loin des portraits authentiques.
De plus, dans de nombreuses critiques de sites spécialisés, l’album est décrit comme dur et violent, l’idée étant bien sûr de retranscrire l’ampleur de l’horreur des événements. Cependant il en ressort surtout une suite d’images chocs terribles, certes nécessaires pour refléter une réalité souvent méconnue, sauf que cette réalité est incomplète pour être représentée de manière juste.
On est plus dans la tragédie que dans le drame, dans la volonté de bien faire que dans la juste représentation historique. L’intention de l’auteur était de contrebalancer l’horreur par des personnages plus ou moins attachants censés apportés une lueur d’espoir. Mais ils ne parviennent pas vraiment à remplir cet objectif car ils sont trop vite traités et finalement ils assèchent le tout.
Reste qu’on peut tout de même souligner que la bande-dessinée soulève un point central du génocide arménien : l’objectif d’extermination totale des arméniens, jusqu’au souvenir même de leur existence.
Le témoignage d’Antonia Arslan, en début de BD est ici particulièrement parlant et touchant :
« Un silence menaçant plane sur l’histoire du premier terrible génocide du XXe siècle. Ceux qui veulent en parler, ceux qui s’interrogent et s’informent, s’entendent conseiller de regarder ailleurs. Parce que non seulement les Arméniens ont disparu de leurs terres ancestrales, mais il faut en plus faire comme s’ils n’avaient jamais existé.
Leur culture millénaire fut balayée de l’Anatolie en un seul été, ce maudit été 1915. Et d’eux, tout a disparu : les vieilles églises et les maisons, les villes et les villages, les fontaines et les champs fertiles, les vergers et les roses, les doux animaux et les jeunes filles en fleur. »