A la veille de la première guerre mondiale, le socialisme belge achevait l’évolution qui, dès l’invasion du territoire, l’intégra avec « l’Union Sacrée », dans la société bourgeoise.
Après vingt-cinq ans d’une histoire agitée, marquée de succès électoraux et parlementaires, mais aussi de conflits sociaux et politiques d’envergure, ce ferment de contestation sociale avait réussi à s’implanter dans la classe ouvrière et à rassembler en un mouvement politique solide ses principales forces économiques et sociales que le Parti Ouvrier Belge structurait. A ce stade, sans qu’il s’agisse, dans son cas, d’une révision, le socialisme belge n’envisageait plus l’émancipation des travailleurs hors d’un aménagement graduel et progressif du capitalisme. Il avait la vocation de participer à la mise en œuvre des réformes politiques et sociales qu’il réclamait pour la classe ouvrière.
Depuis l’échec cuisant de la grève générale pour le suffrage universel pur et simple de 1902 — la deuxième en dix ans — tous ses efforts tendaient à la victoire électorale de la coalition qui le liait au parti libéral : il était prêt à partager le pouvoir pour réaliser au gouvernement un programme de réformes qu’on se gardait de trop définir, mais où les revendications ouvrières, et en premier lieu, celle du suffrage universel pur et simple, étaient subordonnées au programme anticlérical qui fondait son alliance systématique avec le libéralisme belge.
Dès 1910, le P.O.B. consacra cette orientation en se prononçant formellement pour la participation au gouvernement, aux côtés de la bourgeoisie libérale.
1910 ne fut pas seulement une consécration de l’emprise du réformisme sur le P.O.B. Ce fut aussi l’année d’une prise de conscience : l’opposition au réformisme, jamais absente du parti, réagit. Représentant le tiers des votes au congrès de 1910 sur la participation gouvernementale, la minorité ne maintint pas longtemps son unité. Elle éclata en tendances divergentes, opposées.
La plus représentative fut « la gauche marxiste »; mais velléitaire et attachée à l’unité quelle craignait de compromettre, elle se posa en mauvaise conscience du réformisme. Plutôt que d’opposer sa politique à celle de la majorité, elle réduisit son activité — encore qu’elle fût considérable — à l’éducation socialiste de la conscience ouvrière, par quoi elle espérait détourner du réformisme ambiant les militants des organisations ouvrières. Elle laissa le champ libre à une extrême-gauche révolutionnaire qui opposait les vertus de l’action directe aux compromis opportunistes et parlementaires de la majorité réformiste.
A première vue, cette extrême-gauche s’apparenterait à l’anarchisme; mais le phénomène est plus complexe et plus nuancé. En vérité, on saisit ici les origines du communisme en Belgique, tel qu’il se constitua avant que la première guerre mondiale et la révolution d’octobre identifient la révolution sociale à la IIIe Internationale. On est aussi à la source de courants qui, notamment dans le mouvement syndical belge, maintinrent à travers le XXe siècle la tradition et le projet révolutionnaires dans le socialisme belge.
La participation d’anarchistes à l’extrême-gauche révolutionnaire d’avant 1914 résultait des tentatives de dépasser l’anarchisme qui prirent forme, après la défaite du P.O.B. en 1902. Ceux qui voulurent rompre avec son sectarisme dogmatique et son isolement individualiste cherchèrent une issue, qui dans le syndicalisme révolutionnaire, qui dans ce qu’on appellera « l’action de groupe » en l’absence d’une expression plus adéquate. Poursuivant des voies parallèles, mais contradictoires, ces tentatives échouèrent. Le syndicalisme révolutionnaire qu’il est abusif d’assimiler à l’anarchisme syndicaliste parvint néanmoins à s’implanter comme courant marginal dans la classe ouvrière, mais il connut l’échec dans son projet d’établir le syndicalisme dans l’indépendance à l’égard du P.O.B.
Plus malheureuse, l’autre tendance s’épuisa dans de vains efforts pour ériger l’anarchisme en un mouvement structuré capable de coordonner une volonté commune.
Leur échec les rapprocha et donna naissance à une première tentative de constituer l’extrême-gauche révolutionnaire en dehors du P.O.B., mais ouverte aux socialistes qui, dans les syndicats affiliés au parti ou acceptant son hégémonie, sympathisaient avec les théories de l’action directe. Cette tentative qui forma, en 1908/1909 une « concentration révolutionnaire » fut éphémère. D’une part, la branche anarchiste du syndicalisme révolutionnaire mit les circonstances à profit, en 1911-1913, et chercha à éloigner le syndicalisme du Parti ouvrier. D’autre part, l’attraction du P.O.B. était trop forte pour que l’extrême-gauche qui s’y organisait en tendance ne ralliât pas les anarchistes qui aspiraient à cette union révolutionnaire des tendances.
Les éléments de cette étude sur l’extrême-gauche révolutionnaire en Belgique avant 1914 sont inédits. Leur approche est rendue difficile par la dispersion et la déficience des sources. Elle est basée essentiellement sur un dépouillement de la presse confidentielle, anarchiste et « révolutionnaire ». Souvent les archives et les bibliothèques n’ont conservé que les premiers numéros de ces périodiques dont la parution était irrégulière et éphémère. En outre, s’il est possible, en glanant à gauche et à droite, de reconstituer une collection, celle-ci est rarement complète. Quant aux archives judiciaires et de la sûreté qui pourraient être précieuses, leur accès reste difficile et plein d’embûches administratives pour cette période. Mais dans ces limites, en dépit de lacunes inévitables, cette étude reconstitue la démarche qui aboutit, tant dans le P.O.B. que dans l’anarchisme, à la formation de l’extrême-gauche révolutionnaire d’avant 1914.
Le désastre que fut pour le P.O.B. l’échec de la grève générale de 1902 secoua l’anarchisme dans sa léthargie et nourrit, un moment, son espérance.
L’événement le confirmait dans sa critique du socialisme parlementaire et réformiste et les remous qu’il provoqua dans le parti comme dans la classe ouvrière lui parurent propices.
Débordée par la puissante agitation en faveur du suffrage universel pur et simple, la direction socialiste avait laissé l’initiative de la grève générale aux syndicats, mais elle s’était empressée d’arrêter le mouvement quand il avait menacé l’alliance parlementaire qu’elle désirait maintenir à tout prix avec les libéraux hostiles au suffrage plural et dont certains ralliaient le suffrage universel pur et simple.
La conduite de la grève et plus encore l’ordre de reprendre le travail provoquèrent un vif mécontentement dans le parti, la colère même.
Déçus et défaits, une partie des travailleurs se détournèrent des organisations socialistes. Le P.O.B. traversa une passe pénible : enfant pauvre du socialisme, le syndicalisme fut le plus éprouvé : les syndicats socialistes perdirent plus de 60 % de leurs effectifs déjà peu fournis.
Peut-être cette désaffection était-elle le signe qu’une partie de la classe ouvrière jusque-là inféodée au P.O.B. se rapprochait de l’anarchisme et souhaitait, comme lui, que « les syndicats replacent leurs revendications sur le terrain nettement révolutionnaire et économique de la lutte des classes, abandonnent l’action politique, parlementaire, toujours faite de compromissions et de marchandages avec la bourgeoisie exploitante » 1 ?
L’anarchisme le crut, qui pensa s’engager dans la brèche ouverte par la défaite. Moins d’un mois après la grève, alors que le ressentiment était grand dans les rangs socialistes, l’anarchisme put réunir à Liège, un « congrès révolutionnaire » qui fut, pour la première fois, un succès de participation 2. L’anarchisme parut répondre à « l’urgente nécessité de faire comprendre à la classe ouvrière que la révolution seule — dont la grève générale peut être le prélude — amènera la fin du salariat par la transformation de la propriété capitaliste — patronale et étatiste — en propriété communiste et par la suppression radicale de toutes les contraintes légales opprimant les individus et les groupes » 3.
Mais le congrès de Liège fut décevant : comme toujours dans les rencontres anarchistes, on votait des résolutions qui n’engageaient que leurs auteurs. L’individualisme et la crainte — la phobie — de tout autoritarisme paralysaient l’anarchisme lui-même. Dispersé en une infinité de tendances — « on torture la grammaire » pour se définir, ironisait un journal anarchiste —, le mouvement s’avérait incapable de mettre en œuvre ses résolutions. Il était inapte à coordonner son action. Il était significatif que la question d’une fédération libre des groupes révolutionnaires, inscrite à l’ordre du jour du congrès, ne fut même pas abordée.
Il restait que la réunion de Liège annonçait une préoccupation nouvelle de sortir l’anarchisme de son isolement et de surmonter son impuissance. Le mouvement cherchait à se ressaisir et certains explorèrent dans l’action de groupe les voies de ce redressement.
Tel était le cas de celui qui se faisait appeler Georges Thonar. Ancien militant du P.O., Georges De Behogne était imprimeur et mieux que quiconque, il savait par expérience personnelle les difficultés d’une presse anarchiste qui, sans l’appui des groupes, s’épuisait à travers les échéances financières pénibles. Président du congrès de Liège, Thonar poursuivit son projet de structurer l’anarchisme. Pour opérer une sélection, il rédigea une plate-forme « Ce que veulent les anarchistes » où il écarta les nostalgiques de « la propagande par le fait » et les « originaux » qui apercevaient l’anarchisme dans toute attitude nouvelle, non conformiste.
Pour lui, l’anarchisme se situait dans « une propagande active, purement théorique et sans phrases » , visant à « l’éducation intégrale » à travers les cercles d’études, les écoles, les conférences, les journaux et les brochures. Assurer « le développement de la dignité personnelle, de l’esprit d’indépendance et des sentiments de solidarité », tel était l’objectif immédiat de l’action de groupe 4. L’action directe n’était pas délaissée, mais l’anarchisme savait que les « émeutes » et « les révolutions » ne se créaient pas « artificiellement » ; que « l’arbitraire gouvernemental et l’exploitation capitaliste pousseront la masse qu’il faut éduquer en conséquence à une gigantesque grève générale, prélude de la révolution sociale » 5. Cette sagesse nouvelle apercevait même une vertu aux réformes tant décriées, non qu’elles fussent efficaces par elles-mêmes, mais « l’action éducative de la lutte menée pour les obtenir est utile à la classe ouvrière » 6.
Sur cette base, Thonar réunit, à Charleroi, en octobre 1904, un congrès assez représentatif qui, en adoptant sa plate-forme, accepta le principe d’une « Fédération amicale des anarchistes » avec congrès annuels, et dans l’intervalle, pour coordonner son activité, … un Comité ! 7 Thonar en fut nommé secrétaire, mais, l’euphorie passée, il ne tarda pas à être déçu : la tenue d’un congrès annuel suffisait à la majorité qui refusait de s’engager au-delà, même dans « une entente purement volontaire et faite de décisions non imposées » 8.
Résolu à persévérer, Thonar fonda, le 25 juillet 1905, un « Groupe Communiste Libertaire », avec une trentaine d’anarchistes. Le G.C.L. formait, à la différence des groupes anarchistes existants, l’embryon d’une organisation structurée, on pourrait dire, d’un « parti » anarchiste. Il y avait des statuts! Adoptés un an plus tard, les statuts ne comportaient sans doute que trois articles et reconnaissaient, dans l’esprit anarchiste, l’autonomie des membres et des « sections » mais ils marquaient la volonté de « provoquer de cette façon des relations entre camarades… de nature à stimuler la propagande et à faciliter les moyens ». Chose extraordinaire, ces statuts instituaient une cotisation mensuelle de 50 centimes, somme relativement forte pour une organisation ouvrière, et surtout prévoyaient la radiation des membres après un retard de trois mois 9.
Devant « la puérilité » et « le verbalisme ridicule » qui régnaient dans l’anarchisme, le G.C.L. ne parvint à rassembler, après un an, qu’une centaine de militants répartis en une quinzaine de sections. Celle de Court-St-Etienne, avec Prosper Boesman comme sectionnaire, celle de Flémalle avec le syndicaliste Camille Mattard ; de Charleroi, avec le syndicaliste Léon Walter, semblaient avoir une existence réelle. Quant à la section de Stockel, dont Emile Chapelier était le sectionnaire, elle reposait sur « L’Expérience », la colonie communiste fondée dans la forêt de Soignes, près de Bruxelles. Une dizaine de personnes, femmes et enfants compris, se ménageaient l’indépendance matérielle pour « réaliser un milieu susceptible vis-à-vis de la condition salariée, de fortifier la foi révolutionnaire de ses habitants et de ses visiteurs ». Le journal L’Insurgé , que Thonar avait lancé en 1903 avec l’équipe du défunt Réveil des Travailleurs , était devenu l’organe du G.C.L. et, publié à « L’Expérience », il prit le nom d’Émancipateur 10.
Le G.C.L. fut éphémère : les bonnes volontés s’épuisèrent et quand le congrès anarchiste de 1907 réclama sa dissolution, il était déjà moribond. Thonar ne se résigna pas. Croyant qu’ « un esprit nouveau règne chez les camarades » et que les anarchistes étaient maintenant disposés à rompre avec « l’isolement dogmatique et stérile » 11, il reprit, en octobre 1907, la publication de L’Insurgé et avec la section de Court-St-Etienne, qui n’avait pas cessé ses fonctions, il voulut relancer le G.C.L. Mais Thonar et son « demi-quarteron » de partisans avaient perdu l’initiative.
Une Fédération anarchiste se constitua, en juillet 1908, à l’appel du « Groupe révolutionnaire de Bruxelles », mais elle ne répondait pas aux vues de Thonar. Fondée sur « la libre adhésion des groupes, sans statuts, sans règlement et sans comité » , elle était trop soumise à l’influence du « Groupe révolutionnaire de Bruxelles » et de son journal violent et incendiaire, Le Révolté 12. Observant la tentative, Thonar et son groupe de L’Insurgé se tinrent à l’écart.
L’attitude des syndicalistes joua dans l’échec de Thonar. Ils avaient en commun, avec sa tendance, la volonté de sortir l’anarchisme des ornières de l’individualisme et ils avaient soutenu ses efforts, à partir de 1902, mais pour rallier, dans les congrès, les anarchistes à leurs vues.
C’est que la question syndicale divisait l’anarchisme. Il n’y avait pas seulement les individualistes de toute nuance qui dénonçaient le syndicat comme « une nuisance sociale », habituant le travailleur à une « discipline de fer » et qui s’employaient à combattre l’illusion des anarchistes cherchant dans le syndicat « la planche de salut » 13. Parmi la majorité des anarchistes qui dans les congrès acceptaient de voter, parfois avec des réserves, les résolutions sur les syndicats, des divergences sérieuses, graves et fondamentales se manifestaient également.
En fait, dès le début du siècle, s’amorçait dans l’anarchisme l’opposition qui s’exprima avec éclat au congrès anarchiste international d’Amsterdam, en 1907, entre le syndicalisme révolutionnaire et ce qu’il convient d’appeler l’anarchisme syndicaliste.
L’anarchisme, qui était favorable à la présence d’anarchistes dans les syndicats — on dira l’anarchisme syndicaliste — considérait cette activité comme une opportunité tactique : les syndicats étaient « une pépinière de révoltés » et les anarchistes y adhéraient, non comme ouvriers, mais en tant que tels, pour y faire « la propagande de l’anarchisme intégral ». Dans cette approche anarchiste du syndicalisme, l’anarchisme refusait de se concevoir comme un mouvement ouvrier contre la bourgeoisie capitaliste et n’acceptait pas d’identifier son action à la seule lutte de classe, lutte économique et révolutionnaire. Ces anarchistes ne manquaient pas d’accuser les syndicalistes-révolutionnaires d’être des « néo-marxistes » 14.
Le syndicalisme révolutionnaire dans la version anarchiste qui prévalait en Belgique, considérait au contraire que « le mouvement révolutionnaire est une lutte classe contre classe. L’enjeu en est la disparition ou le maintien de ces institutions (l’Autorité et la Prospérité) qui sont la base du mode capitaliste, la bourgeoisie cherchant à les maintenir parce qu’elles assurent sa suprématie, le prolétariat voulant les détruire parce qu’elles sont cause de son asservissement. Et le mouvement anarchiste qui s’assigne comme but la libération des opprimés est donc nécessairement un mouvement ouvrier car la grande masse des opprimés est la classe ouvrière qui ne peut attendre son émancipation que de son propre mouvement » 15.
Le syndicalisme révolutionnaire engageait l’anarchiste à entrer dans les syndicats en tant que « prolétaire anarchiste » qui « a les mêmes intérêts économiques que les travailleurs des autres écoles socialistes ou philosophiques » et qui « a tout intérêt tant au point de vue de la propagande [anarchiste] qu’à celui du relèvement matériel de son sort à s’unir aux syndiqués contre le capitalisme » 16.
Le syndicat était, en effet, le lieu privilégié de la lutte révolutionnaire de classe : « élément essentiel du mouvement ouvrier », le syndicat était l’instrument de « l’expropriation capitaliste », de « la prise des moyens de production et [de] leur mise en œuvre sur un mode nouveau, le mode communiste ». Moyen et fin de la libération révolutionnaire des opprimés, le syndicat était, pour le syndicalisme révolutionnaire, « le pivot du mouvement ouvrier révolutionnaire auquel le mouvement anarchiste […] doit s’identifier ». En définitive, les anarchistes du syndicalisme révolutionnaire assimilaient l’anarchisme au syndicalisme 17.
Dans cette optique, les syndicalistes ne restèrent pas longtemps confondus avec l’anarchisme. Leur objectif, tel qu’ils le proclamèrent une dernière fois au congrès anarchiste de Charleroi, en 1904, était de rechercher dans les syndicats, avec les autres syndiqués, « tous les moyens à employer — et notamment la grève générale — en vue d’obtenir des améliorations partielles et aussi de préparer le terrain pour la révolution sociale que surtout l’évolution économique de la société rend inévitable ». Prévoyant l’opposition qu’ils rencontreraient dans les « syndicats ayant érigé en dogme la panacée de la conquête des pouvoirs publics » , ils se proposaient, dans ce cas seulement, à « organiser des syndicats distincts », mais de toute manière, d’ « aider et encourager les fédérations socialistes neutres de syndicats existant et [de] faire le possible pour la réalisation d’une confédération générale du travail de Belgique en dehors de toute coterie politique dans le but précis de réunir dans le même organisme tous les opprimés dont l’ennemi commun est le capitalisme et toutes les institutions sociales qui l’étayent » 18.
Dès 1905, dans les milieux anarchistes acquis au syndicalisme révolutionnaire, cette tâche fut la préoccupation essentielle.
Au début de l’année, le syndicalisme révolutionnaire disposa, dans « L’Action Directe » que dirigeait Henri Fuss-Amoré, d’un journal de propagande et d’un centre de ralliement. Henri Fuss-Amoré était issu de la bourgeoisie libérale. Il était le neveu par alliance du vieux leader libéral progressiste Paul Janson. Orphelin et pauvre, il abandonna en 1903 ses études d’ingénieur à l’Université de Liège, où son activité parmi les étudiants libéraux l’avait conduit, en passant par la libre-pensée rationaliste, à l’anarchisme. Entré dans la corporation des typographes, foyer de l’anarchisme, il donna au syndicalisme révolutionnaire belge son expression idéologique.
Autour de son journal se regroupèrent quelques petits syndicats de Charleroi et de Liège qui se réclamaient de « l’action directe ». L’Union des Mineurs Révolutionnaires du Bassin de Charleroi, dont le siège était à Gilly, abrita l’administration du journal.
A l’initiative des carolorégiens, un congrès « syndicaliste révolutionnaire » se tint à Charleroi, les 11 et 12 juin. Il rassembla les délégués de 24 localités, principalement dans le Hainaut, mais aussi des Gantois, des Bruxellois et des Liégeois, mineurs, verriers, typographes, menuisiers, métallurgistes et peintres. Il ne s’agissait bien souvent que de petits groupes, mais à Liège, les syndicalistes-révolutionnaires étaient relativement forts ; ils formaient une « Fédération Neutre du Travail », s’appuyant principalement sur la « Fédération des Mineurs Révolutionnaires du Bassin de Liège ». De même à Charleroi, l’Union des Mineurs Révolutionnaires du Bassin, fondée en janvier 1904 par une quinzaine d’anarchistes, fournissait, avec ses 500 membres, un appui solide au mouvement.
Le congrès de Charleroi décida le principe de la création d’une Confédération Générale du Travail ; un comité provisoire fut nommé, avec pour secrétaire, Léopold Preumont, le secrétaire de l’Union des Mineurs Révolutionnaires du Bassin de Charleroi. Mais il fallut attendre le 28 janvier 1906 pour tenir, à Bruxelles, le congrès constitutif de la nouvelle organisation, congrès qu’avait préparé une « Union des Travailleurs bruxellois » fondée par Henri Fuss-Amoré et à laquelle s’associèrent des anarchistes, comme Thonar et, il faut le noter, Emile Chapelier 19.
La C.G.T. belge demeurait néanmoins squelettique et, dans cet état, incapable d’espérer rivaliser avec le syndicalisme socialiste. D’autant que dans le parti ouvrier, après le choc de 1902, les dirigeants, sous l’impulsion de Camille Huysmans, engagèrent la Commission Syndicale du P.O. à s’ouvrir aux syndicats non affiliés au parti. La résistance fut grande dans les syndicats socialistes qui tenaient à préserver les liens privilégiés qu’ils entretenaient, au sein du parti, avec l’action socialiste. Du côté des « indépendants », on restait attaché à la neutralité politique qu’on considérait comme la garantie des succès remportés dans la lutte économique. C’était le cas généralement dans les syndicats de la petite et de la moyenne industrie qui occupaient une forte position professionnelle et qui redoutaient que l’affiliation au P.O. n’éloigne les syndiqués, non socialistes, anarchistes ou libéraux.
En 1906, un compromis fut accepté : les syndicats socialistes et les syndicats indépendants formèrent une Commission Syndicale du Parti Ouvrier et des Syndicats Indépendants qui, dans le respect de son autonomie, conserva des liens étroits avec le P.O.B 20.
Trois importants syndicats « indépendants » refusèrent le compromis : les diamantaires d’Anvers — 3.000 syndiqués, soit la quasi-totalité de la corporation —, l’« Union Verrière » de Lodelinsart et surtout la puissante Fédération de la laine peignée de Verviers, qui, forte de ses 14.000 membres, était jalouse de sa neutralité politique.
La minuscule C.G.T. qui végétait dans les milieux syndicalistes-révolutionnaires accepta de s’unir aux syndicats indépendants dans un nouvel organisme, « la Confédération Syndicale Belge ». Comme l’expliqua Henri Fuss-Amoré, les syndicalistes révolutionnaires affirmaient « bien nette la nécessité d’un mouvement syndical autonome pratiquant la lutte de classe et poursuivant l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes », mais ils n’avaient pas « la prétention de vouloir diriger le mouvement ouvrier ; ils ne cherchent pas à créer des syndicats anarchistes ; ils ne veulent pas diviser la classe ouvrière en groupements d’opinion divers, ils veulent l’union des travailleurs dans la lutte de classes, ils veulent simplement, mais résolument participer à celle-ci en lutteurs dévoués jusqu’au bout, propager par leur exemple l’esprit de révolte le plus audacieux et orienter ainsi les masses ouvrières par les chemins les plus directs à quoi tout homme aspire, du communisme et de l’anarchie » 21.
Les contacts entre syndicalistes révolutionnaires et indépendants aboutirent, à partir d’un bureau provisoire, au congrès constitutif de la « Confédération Syndicale Belge », le 19 avril 1908, à Liège. Une cinquantaine de délégués y représentaient une dizaine de milliers de syndiqués répartis à Anvers, Courtrai, Bruxelles, Verviers, le Centre et Liège 22.
A peine née, la C.S.B. fut privée de sa principale base ; au congrès préparatoire qu’organisa la Fédération Neutre du Travail de Liège, le 22 mars, les Verviétois avertirent qu’ils n’acceptaient d’adhérer qu’à un organisme réalisant l’unité entre la Commission Syndicale socialiste et la Confédération sur base de la neutralité politique. Sinon, les Verviétois s’abstiendraient, regrettant les divisions et les scissions provoquées par « l’intervention des politiciens » 23.
Cette première défection ne laissait à la C.S.B. que 5.000 membres en ordre de cotisation, soit un budget insuffisant pour rémunérer un secrétaire permanent. Autre conséquence, l’absence des Verviétois déplaçait le centre de gravité du nouvel organisme, vers le courant anversois qui, avec ses 3.000 affiliés, acquérait la prépondérance. C’est dire, regretta le syndicaliste hollandais Christian Cornelissen, que « la nouvelle organisation est bien loin d’être révolutionnaire. Néanmoins tous les petits syndicats à base d’action directe existant dans le pays, et notamment la Fédération du Travail de Liège, s’y sont ralliés dans l’espoir de l’orienter peu à peu dans leur propre sens » 24.
Espoir illusoire, faut-il noter, car les Anversois étaient plus proches des socialistes, dont les écartait le seul souci de préserver leur neutralité politique. Pour isoler les syndicalistes-révolutionnaires, il suffisait qu’on mît fin à « la guerre » , à « cet état permanent d’animosité et de conflit » qui opposaient, à Anvers, la Fédération des Unions Professionnelles créée par les diamantaires, et le Secrétariat ouvrier de la Fédération anversoise du P.O.B. Grâce à l’arbitrage de Camille Huysmans et de Jan Van Zutphen, le secrétaire du Syndicat Général des Diamantaires d’Amsterdam, un modus vivendi restaura, en janvier 1910, la paix entre les fractions rivales du syndicalisme anversois 25. C’était l’acte de décès de la Confédération Syndicale Belge. La tentative d’enlever au Parti Ouvrier Belge son hégémonie sur le mouvement syndical belge avait fait long feu.
La disparition de la C.S.B. n’éliminait pas le syndicalisme révolutionnaire. S’il échouait dans son projet d’établir le syndicalisme à l’écart du P.O.B., il représentait maintenant un courant certes marginal, mais implanté dans quelques régions, en particulier à Liège, et qui ne manquait pas d’imprimer sa marque au syndicalisme belge. Dès 1908, au moment où se construisait laborieusement l’éphémère C.S.B. face à la Commission Syndicale socialiste, on pouvait considérer que « le sort du syndicalisme révolutionnaire n’est pas plus lié à l’une ou à l’autre de ces organisations qui, toutes deux, comptent des éléments sympathiques » à l’action directe 26.
Mais, dans l’immédiat, privée du soutien des syndicats engagés dans la Confédération, la propagande du syndicalisme révolutionnaire était dans une passe difficile. « L’Action Directe » de Fuss-Amoré s’épuisait dans une gestion financière pénible. Son imprimeur, Georges Thonar, ne l’ignorait pas. Les groupes de « L’Action Directe » et de « L’Insurgé » étaient « liés par des questions d’amitié et d’opinions » 27. Le rapprochement était possible, mais si Fuss-Amoré appréciait les efforts de Thonar pour unir, malgré les embûches, l’anarchisme dans une structure organisée, c’était « pour la propagande anarchiste dans les syndicats, la plus importante » à ses « yeux » 28. Cependant Thonar et ses amis, qui avaient apporté leur appui aux entreprises syndicalistes-révolutionnaires, refusaient de « se laisser absorbé(s) par l’action syndicaliste » 29.
Entre L’Action Directe et L’Insurgé , une polémique se développa à propos du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme à laquelle L’Action Directe mit fin, excédée par « ces discussions stériles sur des questions de théorie qui ne peuvent accroître en rien la vigueur du mouvement révolutionnaire et qui sont au contraire un des signes les plus caractéristiques et les plus attristants de l’impuissance où il végète actuellement » 30.
Pour en sortir, L’Action Directe appela les amis de Thonar à s’inscrire dans une entreprise nouvelle : la concentration révolutionnaire. En juin 1908, L’Action Directe s’ouvrit à « toutes les énergies révolutionnaires qui veulent se manifester dans le mouvement ouvrier » . Elle se transforma en un « organe de concentration révolutionnaire, non pas réservé aux seuls anarchistes, mais à tous ceux qui ont éprouvé l’insuffisance des méthodes réformistes et parlementaires et préconisent l’action directe syndicaliste ».
C’est que L’Action Directe découvrait qu’ « il y a dès à présent dans le mouvement syndical belge, tant dans les organisations affiliées au Parti ouvrier que dans la nouvelle confédération (syndicale belge) un grand nombre d’hommes décidés à rompre avec le parlementarisme et les politiciens endormeurs » . Il s’agissait de les rassembler et de contribuer « de cette façon à établir la cohésion entre les éléments révolutionnaires aujourd’hui disséminés dans le mouvement ouvrier belge et y créer un véritable courant révolutionnaire…» 31
Thonar tergiversa encore. Rallier L’Action Directe ? Mais le journal était un « organe de concentration syndicaliste et non pas un organe anarchiste tel que nous le concevons » ! 32 Mais il fallait cependant s’y résoudre, sous peine de disparaître : également accablé de dettes, L’Insurgé dut céder la main en septembre 1908. Et Thonar accepta la fusion qu’on lui proposait puisque « bien loin de s’opposer les unes et les autres, les idées et les modes d’action préconisés par « l’Insurgé » et « l’Action Directe » se complètent mutuellement » 33.
La fusion donna un nouveau périodique, L’Avant-Garde , organe de « concentration révolutionnaire » qui appelait « tous ceux qui, socialistes, syndicalistes, anarchistes veulent coopérer à la lutte révolutionnaire contre l’Etat autoritaire et le capital exploiteur ». Le journal expliquait qu’ « à l’heure actuelle où les partis socialistes parlementaires s’embourbent de plus en plus dans la voie réformiste, où loin d’accentuer l’antagonisme de classes et de surexciter la haine des travailleurs contre le capitalisme, on ne cherche au contraire qu’à les adapter, par de prétendues bonnes réformes à ce régime détestable, il est urgent qu’à l’instar de ce qui se passe dans les autres pays, nous constituions ici en Belgique, entre anarchistes, syndicalistes et socialistes révolutionnaires, un mouvement d’avant-garde qui propagera l’esprit de révolte dans la classe ouvrière et en donnera le vigoureux exemple » 34.
Le projet de constituer l’extrême-gauche, à partir de l’anarchisme, dans l’union de toutes les tendances révolutionnaires, y compris celles du Parti ouvrier, amorçait dans l’anarchisme une rupture qui se consomma au congrès anarchiste du 15 août 1909. Thonar et ses amis y participèrent, mais bien décidés à fonder les assises de cette extrême- gauche. La discussion y fut orageuse. Minoritaires, mais ralliant des appuis à Liège, à Charleroi, dans le Centre et à Bruxelles, ils rompirent avec la Fédération Anarchiste 35.
Le jour même, ils fondèrent leur propre organisation, la Fédération Révolutionnaire. La section bruxelloise, constituée sur le champ, avertit les anarchistes que « leur propagande philosophique ne rime à rien, si elle ne vise à faire de chaque travailleur un homme conscient et de ces hommes conscients un faisceau, une force agissante » 36. Les « fédérés » les invitaient à ne pas avoir de mépris pour la masse ignorante, y compris pour les ouvriers réunis dans le P.O.B., en dépit de « l’insuffisance et de l’influence pernicieuse de l’action électorale » 37.
La Fédération Anarchiste et singulièrement le « Groupe Révolutionnaire de Bruxelles » qui était à l’origine de sa constitution, étaient hostiles à cette ouverture vers les socialistes. Le « Groupe Révolutionnaire de Bruxelles » s’était rassemblé quelques années plus tôt autour du journal Le Communiste qu’un ancien membre du milieu libre de Stockel, Gassy Marin, faisait paraître grâce à sa fortune personnelle. Petit à petit, il s’était emparé du journal et lui avait donné, en septembre 1908, le titre Le Révolté.
Les violences verbales de ce journal révélaient une passion qui ne tarderait pas à se concrétiser. Un jeune homme de 18 ans animait ce groupe. Forte personnalité dont on connaît la place qu’elle occupa dans le mouvement révolutionnaire international sous le nom de Victor Serge, le jeune Victor Lvovitch Kibaltchiche venait de la Jeune Garde Socialiste de Bruxelles, mais l’antimilitarisme radical de cette organisation du Parti ouvrier ne comblait pas ses vues. Partisan de la désertion militaire, « le rétif », comme il se faisait appeler, orientait son groupe vers les voies de l’illégalisme et n’avait que mépris pour les travailleurs organisés. Il fallait à l’encontre des « fédérés », « repousser toute compromission, toute alliance même passagère, toute collaboration avec les politiciens de quelque parti qu’ils soient » , Le Révolté ne voyait dans les socialistes « même les plus attentionnés, les sincères, que des « dilettantes » s’intéressant à leur vie béate et satisfaite dans la considération imbécile des prolétaires conscients » 38. L’heure était à l’action, comme le soulignait l’exécution en Espagne de Francisco Ferrer, dont le retentissement fut grand en Belgique. Il était urgent de « mettre en application les procédés terroristes appropriés aux formes d’oppression que nous subissons » . Imbu d’une « confiance absolue en ce recours à la tactique terroriste adaptée aux circonstances et aux événements ».
Le Révolté estimait que « l’ère de l’action violente violemment offensive, l’ère des représailles susceptibles de donner à la guerre sociale son caractère d’implacabilité révolutionnaire pourrait bien commencer. » 39 Dans cette optique, certains membres de l’équipe du « Révolté », comme « le rétif » ou le typographe Jean De Boe, songèrent à rejoindre leurs amis français, afin de s’associer aux aventures de la bande à Bonnot.
Il était dès lors évident, comme le souligna Emile Chapelier dans une mise au point que l’officiel du P.O.B. publia, qu’ « aucun lien de solidarité » n’existait entre les deux Fédérations, qu’ « aucun membre de l’un de ces groupes n’appartient à l’autre » 40; mais ceci signifiait aussi que la Fédération Révolutionnaire ne pouvait compter, du côté des anarchistes, que sur les rescapés de l’ancien G.C.L. Son secrétaire fédéral était J. Bonnart, l’un des animateurs de l’impérissable section de Court-St-Etienne. Georges Thonar était le secrétaire de la section bruxelloise et Félix Springael, un ancien du milieu libre de Stockel, en était le trésorier. Mais les anciens du G.C.L. étaient maintenant disposés à s’ouvrir au-delà de l’anarchisme. La déclaration de principe du nouveau groupe révélait un souci scrupuleux de ménager les susceptibilités d’école. Le « but du socialisme intégral » n’était pas autrement défini que comme « l’instauration d’un milieu social dans lequel chacun produira selon ses besoins et ses facultés et consommera selon ses besoins » . Soulignant que la bourgeoisie « s’y oppose par tous les moyens, y compris et surtout par la violence » , la Fédération affirmait que « l’émancipation des travailleurs ne deviendra réelle que par l’abolition du système capitaliste » , qu’elle « sera l’œuvre des travailleurs eux- mêmes » et qu’elle « sera conquise essentiellement par l’action directe » 41.
La Fédération se voulait être un groupe de pression : elle n’était « ni parti-ouvriériste, ni anarchiste, ni syndicaliste » , « elle groupe en son sein pour une besogne déterminée, des individus qui appartiennent à ces trois catégories mais elle se refuse en tant qu’organisation à se prononcer en faveur d’une d’entre elles » ; elle cherchait « à rapprocher tous les socialistes sincères et de bonne volonté » , tous ceux qui, anarchistes, socialistes et syndicalistes, étaient unis par leur « opinion commune sur la valeur de la lutte des classes » . La tâche de la Fédération était de les convaincre que leur action « ne peut aboutir réellement qu’à condition de se placer nettement sur le terrain de la lutte des classes et d’employer les méthodes de l’action directe ».
Faisant allusion aux débats qui se déroulaient à cette date dans le P.O.B. à propos du ministérialisme, et à la Fédération bruxelloise du parti à propos du syndicalisme, la Fédération révolutionnaire expliquait longuement la présence de socialistes dans ses rangs. « Au sein du P.O., un certain nombre d’affiliés […] sont loin de trouver suffisante l’activité de leur parti » : ils ne pouvaient se « résoudre à marquer le pas avec les grandes masses ». Devant l’indifférence de la classe ouvrière, ils étaient tentés de « désespérer du mouvement ouvrier » ; mais ces « socialistes ont pour la plupart vécu les heures enfiévrées de 1893 et de 1902; ils se souviennent avec enthousiasme d’un P.O. dont les manifestations avaient grande allure et dont chaque action était une bataille ».
Persistant à croire qu’ « il est possible de secouer l’engourdissement passager de la classe ouvrière et de lui rendre l’enthousiasme et l’énergie de jadis » , ces socialistes déploraient « l’importance prise par l’action électorale et parlementaire » . « C’est l’action électorale qui a énervé le mouvement socialiste » , elle a conduit aux compromissions avec les partis bourgeois et « sous l’influence des combinaisons et des promesses parlementaires, la tradition vraiment socialiste se perd jusque dans le ministérialisme » , « les aspirations populaires se concrétisent dans des revendications puériles, l’esprit réformiste et temporisateur annihile l’esprit de révolte, rend les masses inertes et indifférentes aux tentatives de conciliation sociale ».
Pour ces socialistes hostiles au réformisme et au parlementarisme, il fallait « remonter le courant à tout prix » , mais dans le parti ouvrier, à cause de sa masse et de l’opportunisme des grandes foules, il était « impossible même à quelques individualités d’agir » ; il en était de même pour les militants des syndicats qui, « par les grandes masses qu’ils groupent sont peu propres à faire du socialisme intégral » ; d’autant que, « comme le Parti ouvrier » , ils avaient « la fâcheuse et fatale tendance à se confiner dans un réformisme fallacieux » . Fallait-il quitter ces organisations ? Non, mais l’adhésion à la Fédération révolutionnaire qui, par son indépendance était capable de préserver le drapeau du socialisme intégral, permettait à ces socialistes et à ces syndicalistes « de s’imprégner de l’esprit de classe, de révolte et de revenir, dans leurs organisations, aux méthodes fécondes de l’action directe » 42.
Si l’anarchisme traditionnel n’avait pas suivi la Fédération, les parti-ouvriéristes et les syndicalistes devaient, les uns et les autres, rester sourds à ces explications qui étaient autant d’appels. Les débats dans le P.O.B. en 1909 signifiaient précisément que l’opposition au réformisme s’y développait. Prenant conscience d’elle-même, la minorité fidèle à la tradition de lutte de classe, tendait à détourner l’action socialiste de la collaboration permanente avec le Parti libéral et de la fonder sur le propre mouvement des travailleurs organisés. Dès 1911, d’ailleurs, les révolutionnaires relançaient dans le parti l’idée de la grève générale que le parti réticent dut reprendre à son compte après les décevantes élections de 1912. La préparation de la grève générale de 1913 permit, d’autre part, une transformation décisive des structures du mouvement syndical.
Dans ces circonstances politiques et syndicales, les syndicalistes révolutionnaires qui restaient en dehors du P.O.B. s’essayèrent, là où ils étaient le mieux implantés, à regrouper les résistances. Dès 1911, la défunte Fédération Neutre du Travail de Liège se reconstitua en une Union des Syndicats de la Province de Liège et, en 1913, son journal, L’Action Ouvrière , diffusé à près de 2.000 exemplaires, mena campagne contre « le chancre » de la centralisation syndicale 43. A son deuxième congrès, en avril 1913, l’opportunisme que manifestait la direction du Parti ouvrier dans la préparation de la grève générale, lui fournit l’occasion de « renouveler sa confiance au syndicalisme révolutionnaire… devant les bassesses et les détours des politiciens vouant le prolétariat belge à une crise morale et lui enlevant cet esprit de révolte auquel sont dues les réformes sociales acquises depuis 1886 » 44.
En octobre de la même année, ses efforts aboutirent à la tenue d’un congrès syndicaliste où une cinquantaine de délégués représentant quelque 10.000 syndiqués fondèrent une nouvelle « Confédération Syndicale Belge » sur la double base de la neutralité politique et du fédéralisme organique. Si cette tentative témoignait de la persistance du syndicalisme révolutionnaire en Belgique, l’échec était évident, face aux 125.000 membres du syndicalisme socialiste dont les structures centralisées étayaient l’implantation dans la classe ouvrière 45.
Ainsi, ceux-là mêmes que la Fédération révolutionnaire voulait unir en 1909, poursuivirent, dans leurs propres organisations, mais sans répondre à son appel, l’action qu’elle avait vocation d’inspirer. Sans leur appoint. La Fédération révolutionnaire était mort-née. Son existence fut éphémère. Le journal qu’elle lança, en décembre, Le Combat social , n’eut guère de numéros. Il ne restait donc d’issue, pour ses promoteurs, que l’entrée, sous une forme ou une autre, dans le Parti ouvrier pour rejoindre ceux qu’ils avaient appelé à constituer l’extrême-gauche révolutionnaire.
Certains, tel Emile Chapelier, rejoignirent le parti, dès 1908-1909, malgré l’hostilité qu’ils y rencontrèrent : « c’est que les parti- ouvriéristes (je ne dis pas les socialistes, c’est autre chose) ont peur que les machines à voter prennent contact avec les révolutionnaires » . expliquait Chapelier 46. D’autres, poussés par les circonstances, tentèrent de s’y faire accepter comme tendance organisée.
Le journal Le Communiste que Thonar et Springael publièrent, en juillet 1911, essaya cette voie. Conscients que la préoccupation unique de la classe ouvrière était à ce moment « le renversement des cléricaux, la conquête du Suffrage Universel » , ces anarchistes s’y ralliaient. Ils souhaitaient même la réalisation rapide de ces objectifs et l’entrée de socialistes dans un gouvernement anticlérical. Leur souci était de préparer le terrain pour le moment où « désabusé enfin des demi- mesures, des tactiques émollientes, des promesses fallacieuses, le peuple belge travaillera d’une façon irrésistible au renversement de l’ordre bourgeois » 47.
Le Communiste, soutenu par L’Exploité que publiaient depuis quelques mois les révolutionnaires du parti, appela à la création d’un « Groupe socialiste d’action directe » à Charleroi, en septembre 1911. Constitué de « révolutionnaires appartenant aux écoles anarchiste et socialiste » , ce groupe acceptait comme une nécessité « inéluctable » les réformes et le parlementarisme, bien qu’il n’attendit pas, de ces moyens, « la solution définitive du problème social » . Il se prononçait en faveur de « l’expropriation des moyens de production » et découvrait dans « le syndicalisme compris dans son sens le plus large, c’est-à-dire s’occupant de tout ce qui peut apporter plus de bien-être à l’individu et à la collectivité aussi bien dans l’ordre moral et philosophique que dans l’ordre économique » , « le groupement le plus favorable pour la lutte actuelle de classe des travailleurs et comme pouvant être l’embryon de la société à venir » 48. Soucieux de l’union des travailleurs malgré les divergences de vues et de méthodes, le Groupe se considérait comme « le lien qui doit unir les opprimés et les exploités partisans des méthodes d’action directe et révolutionnaire raisonnée » . Mais, au lieu d’appeler, comme l’ex-Fédération révolutionnaire, les socialistes à rejoindre le Groupe, c’est le Groupe, en tant que tel, qui demanda son affiliation au parti ouvrier. Les concessions au parlementarisme et au réformisme n’étaient cependant pas suffisantes pour que le Conseil Général du Parti fermât les yeux sur la référence à l’anarchisme.
Après cet échec, il ne restait aux « révolutionnaires » de l’anarchisme et du syndicalisme qu’à entrer dans le Parti par la seule voie qui ne posât pas de problème, l’adhésion individuelle à une organisation, syndicats ou cercles d’études, déjà affiliée au parti. Ceux qui s’y refusaient étaient condamnés à de vains efforts désenchantés pour relancer l’anarchisme.
Dans le Parti ouvrier, l’extrême-gauche révolutionnaire avait pour base principale le Syndicat des Employés socialistes de Bruxelles. Ce fut à cette organisation qu’adhéra Emile Chapelier et c’est elle qui fournissait à la tendance révolutionnaire ses principaux porte-parole. Joseph Jacquemotte, Emile Chapelier et Raphael Rens étaient tous trois militants du syndicat, mais des trois, le jeune Joseph Jacquemotte représentait la tendance avec le plus d’autorité; Rens et Chapelier étaient plutôt ses parrains.
Emile Chapelier, le vieux routier de l’anarchisme, avait sa place au syndicat comme gérant d’une librairie saint-gilloise. Ancien mineur, autodidacte, écrivain prolixe. Il avait été de toutes les entreprises anarchistes : syndicalisme révolutionnaire, milieu libre, espéranto (il avait présenté avec son ancien ami Gassy Marin un rapport à ce sujet au congrès international anarchiste d’Amsterdam, en 1907), procréation consciente (sa librairie diffusait la propagande contraceptive, vendait des préservatifs et lui-même conférençait dans les groupes de Jeunes Gardes Socialistes bruxellois).
Raphael Rens, également âgé, était un ancien professeur, journaliste parlementaire et militant de la libre-pensée où, à l’instar des anarchistes, il refusait de considérer comme les libéraux et les socialistes par préoccupation électorale, que la religion fût une affaire privée. Il prêtait sa plume à l’organe du syndicat, L’Employé , dont il assumait la rédaction.
L’un et l’autre soutenaient l’ardeur du jeune Joseph Jacquemotte; né en 1883. Jacquemotte était le fils d’un ancien sous-officier de carrière d’origine ouvrière qui entra dans la police communale. Grâce à son père. Il bénéficia d’une instruction primaire à l’école des pupilles de l’armée, mais il fut réformé, pour sa vue, quand à 16 ans, il s’engagea comme caporal recommandé au troisième régiment de ligne. Il entreprit de gagner sa vie comme employé. S’il participa, comme jeune garde socialiste, aux bagarres de rue qui marquèrent à Bruxelles l’agitation pour le suffrage universel en 1902, il ne se syndiqua que plus tard, quand il travailla chez Bernheim et Meyer. Licencié pour activité syndicale. Il entra au comité du Syndicat des Employés socialistes qui le désigna au secrétariat permanent créé en avril 1910 49.
Jacquemotte était avant tout un militant syndical : bon tribun, il n’était guère théoricien, sa formation doctrinale était rudimentaire et éclectique, faite plus de brochures de propagande que d’ouvrages d’idéologie : les séjours en prison que lui valut son action syndicale — dont trois mois en 1911 — furent l’occasion d’enrichir son bagage intellectuel : du marxisme, il ne connaissait à cette époque que Lafargue et… Vandervelde, il s’en imprégna, pendant la guerre, à partir des cours qu’il suivit à la Centrale d’Education ouvrière.
Comme nombre de militants belges, surtout dans les syndicats, Jacquemotte cherchait son inspiration en France. C’est que, comme devait le reconnaître le journal officiel du parti, les Français, « par leur action constante, par leur énergie, ont créé une atmosphère d’enthousiasme et de foi révolutionnaire dont les ouvriers belges pourraient bien s’imprégner un peu » 50 ; et « La Lutte de Classe », qui invitait les syndicalistes à s’inspirer plutôt des puissantes organisations syndicales allemandes, regrettait que « l’instinctive impulsion révolutionnaire des couches souvent les plus intelligentes de la classe ouvrière » belge fût par trop attirée par l’exemple français 51.
Préoccupé de mener l’action syndicale parmi le personnel des grands magasins, Jacquemotte fut séduit par les pratiques d’action directe mises en œuvre par les « cégétistes » parisiens pour arracher en 1909 la fermeture des magasins à 19 heures. Ses contacts avec les Français le désignèrent pour assurer la correspondance belge, en partage avec Henri Fuss-Amoré, de La Vie Ouvrière , la revue syndicaliste-révolutionnaire que Pierre Monatte venait de lancer. Il s’agissait plutôt d’informer les lecteurs français que les deux ou trois douzaines d’abonnés belges.
Le syndicalisme révolutionnaire apparaissait, chez ce dirigeant des employés socialistes, comme la réponse aux nécessités de l’action syndicale dans un milieu où les conditions étaient particulièrement difficiles. Emile Chapelier qui, pour servir le recrutement du syndicat, avait rédigé un « catéchisme syndicaliste » dont le succès fut grand, n’hésitait pas dans les meetings des employés à fustiger cette « corporation d’avachis, d’apprentis bourgeois qui se contentent de leur sort actuel parce qu’ils espèrent dans leur hiérarchie devenir à leur tour des exploiteurs ou des chefs au service des exploiteurs » 52. Le syndicat espérait vaincre la résignation des employés en payant d’exemple, le plus souvent par les techniques de l’action directe dirigées de l’extérieur vers les employés au travail.
Parmi ces techniques, le sabotage et le boycottage avaient la préférence. Le seul article à portée théorique que Jacquemotte écrivit dans cette période, était consacré au sabotage : « une des meilleures armes » , « un geste de défense légitime, geste d’instinct » , le sabotage était conçu comme une « science de la lutte économique » : il s’imposait « quand la grève est impuissante ou perdue » et les syndiqués n’avaient pas à s’embarrasser d’une légalité fallacieuse. Cet article connut une grande diffusion : L’Employé et surtout Le Journal des Correspondances de la Commission Syndicale le publièrent 53.
Le syndicat illustrait cette théorie dans des actions spectaculaires : avec l’aide de jeunes gardes socialistes, de militants d’autres syndicats, notamment des peintres ou des ouvriers du bâtiment, parfois même en appelant à la rescousse des ouvriers d’autres professions en grève, les activistes du syndicat menaient la vie dure aux directions des grands magasins qui refusaient de donner satisfaction aux revendications. La bête noire du syndicat fut la maison Tietz, rue Neuve, contre laquelle les employés déployèrent une agitation qui, selon « Le Peuple », prêt à lui retirer son appui, menaçait de dégénérer « en désordres superflus et en violences inutiles » . « Le Peuple », embarrassé par la publicité que lui accordait la Maison Tietz et qui veillait à préserver son indépendance, refusait de suivre le syndicat dans son opiniâtreté intransigeante : « on n’imagine pas une insurrection contre une firme! » 54 A maintes reprises, les activistes avaient paralysé la vente, soit en manifestant rue Neuve, à l’occasion des illuminations de fin d’année, soit en jetant des boules puantes dans le magasin. En d’autres endroits, pour faire respecter la fermeture hebdomadaire des magasins de confection de la rue de Laeken, le dimanche dès midi, les militants jouaient aux chalands, essayant qui des costumes, qui des pantalons.
Dans ces actions, le secrétaire des Employés socialistes payait de sa personne et ses arrestations lui acquirent une grande popularité dans la classe ouvrière de la capitale. Lors de sa « scandaleuse condamnation » à trois mois en 1911, une manifestation de 6.000 personnes réclama sa libération à l’appel de la Fédération bruxelloise du parti, qui, soucieuse de lever l’hypothèque libérale, mettait l’accent sur les revendications sociales, notamment sur l’abrogation de l’article 310 du Code pénal dont les militants syndicaux étaient les victimes 55. Le succès du syndicat fut grand également parmi les employés : en deux ou trois ans, le syndicat devint l’un des plus importants de la Fédération bruxelloise du parti. D’autre part, la Fédération Nationale des Employés Socialistes, dont il était la principale assise, se rallia à ses vues, à son congrès national en août 1910. Une résolution présentée par l’anarchiste Georges Petit-Disoir, le secrétaire de la petite section montoise, et amendée par Jacquemotte et Chapelier, marqua l’adhésion de la Fédération au syndicalisme révolutionnaire.
Considérant que « toutes les revendications ouvrières n’ont jamais abouti que par l’action directe, souvent violente » , les employés ne réduisaient pas l’action syndicale à la seule revendication : « le syndicalisme, disaient-ils, poursuit un but autrement grand et beau que de réclamer quelques améliorations d’ordre purement matériel » , mais ils ne précisaient pas davantage. Il leur suffisait d’affirmer que « la transformation de la société aura fatalement des phases violentes » pour engager « les militants syndicalistes à prêcher le sabotage et le boycottage des maisons où le personnel est mal traité » et « à saisir toutes les occasions pour entretenir l’ardeur révolutionnaire du prolétariat » 56.
S’il n’était guère élaboré, ce syndicalisme révolutionnaire, attitude plus qu’idéologie, parvenait dans son pragmatisme même à s’affirmer dans un parti politique que sa doctrine répudiait. Les Employés socialistes s’accommodaient, en effet, de l’obligation que leur imposait leur adhésion au parti de prendre part à une action politique dominée par ses aspects électoraux et parlementaires.
Loin de rejeter toute action politique, ils considéraient que « dans tous les pays, la lutte économique qui, de plus en plus, se présente comme une lutte contre l’Etat bourgeois, ne saurait être menée avec toute la netteté que lorsque la classe ouvrière a conquis son égalité politique » . Dans une correspondance datée de 1912 à La Vie ouvrière , Jacquemotte, justifiant l’attitude de ses camarades, ne craignait pas d’annoncer que « c’est avec ardeur que les militants syndicalistes et même des militants anarchistes luttent en ce moment afin de conquérir des droits politiques qui doivent déblayer la route pour les luttes futures » 57.
Acceptant la lutte politique, les Employés socialistes refusaient de subordonner la lutte syndicale à l’action politique, et surtout le syndicat au parti. Pour eux, la lutte de classe s’identifiait à la lutte économique dont le syndicat était, par excellence, l’instrument. Toute leur idéologie se résumait dans cette résolution qu’ils firent adopter par un congrès de la Commission Syndicale; proclamant que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » , la résolution condamnait « toute compromission avec les patrons [qui] ne peut qu’amoindrir leur action de classe » 58.
Il devait en être de même dans le parti. A un congrès. Jacquemotte applaudi par les délégués, lança qu’il aimait « mieux les ouvriers qui se défendent eux-mêmes que ceux qui se font défendre par les hommes d’une autre classe » . Et, il n’hésita pas à souligner que « dans une ligue ouvrière [‘organisation politique du P.O.] , je puis actuellement rencontrer un bourgeois qui me vole sur le terrain économique : C’est ce qu’il ne faut pas » 59.
Les critiques les plus virulentes des employés — et la verve anarchiste de Chapelier s’épanchait volontiers dans ce thème — mettaient en cause dans le parti la suprématie des « militants qui prêchent l’électoralisme et qui ont créé la mentalité électorale opposée à la mentalité syndicale et révolutionnaire » . Elles opposaient les syndicalistes à ces « bons socialistes « conformes », réfléchis et sages, parlementaires et réformistes avec qui nos dirigeants et nos gouvernants font d’ailleurs bon ménage et qui n’ont que haussement d’épaules et dédain pour nous, socialistes révolutionnaires, demeurés fidèles à l’esprit et à la tradition socialiste » 60.
Mais ces critiques ne signifiaient pas que les Employés socialistes répudiaient le parlementarisme et l’action législative : ils les subordonnaient à l’action syndicale qui restait essentielle. « Le parlement, pas plus que les patrons, ne se mettra en marche que si les employés sont fortement syndiqués. C’est donc le syndicat seul qui fera obtenir satisfaction aux employés » , disait Raphael Rens dans un meeting revendicatif à Bruxelles 61. Sans craindre d’étonner ceux qui n’ignoraient pas son passé libertaire, Chapelier réclamait même, dans un congrès de la Commission Syndicale, que « les parlementaires socialistes soient appuyés par les ouvriers. A cette condition, ils feront quelque chose » 62.
Le scepticisme à l’égard de l’action parlementaire, dont les employés se faisaient les porte-parole dans les réunions du parti, traduisait une prise de conscience qui s’opérait depuis quelques années dans les milieux syndicaux, devant les déceptions de l’action politique. « Cette action n’a pas donné ce qu’on en attendait » , avouait Vincent Volckaert, le dirigeant syndical des peintres, l’un des rares non-parlementaires à siéger au bureau du Conseil général du P.O.B. 63. Dans cet esprit, un courant s’affirmait qui, sans rejeter l’action politique, découvrait dans le syndicat « le véritable mode de groupement », « le pivot du mouvement ouvrier » 64 : il reflétait la croissance des effectifs syndicaux dans le parti qui bientôt supplanteraient même ceux des coopératives.
Jacquemotte et ses amis tendirent à faire triompher ce courant dans la révision des statuts que préparait le parti, dès 1911. Convaincu qu’ « au point de vue de la lutte des classes, les organisations sociales sont au premier plan, parce que les syndicats ne sont formés que d’ouvriers » 59, Jacquemotte préconisa d’établir l’autonomie des syndicats par rapport au parti. Fin 1910, il présenta une série de propositions pour accroître les pouvoirs de la commission consultative des syndicats au sein de la Fédération bruxelloise du parti et à la commission de révision des statuts du parti, où il siégeait, il défendit le principe de la non-affiliation des syndicats au parti 65.
Bien que ces travaux n’aboutissent pas avant la première guerre mondiale, Jacquemotte pouvait se réjouir dans une correspondance à La Vie ouvrière que « l’idée de l’autonomie syndicale fait son chemin » : la question n’était plus de savoir si elle serait acquise, mais à quelle condition « contre le parti ou d’accord avec lui » 66. « Attaché à l’union de toutes les formes d’activité du prolétariat » 67, ainsi qu’il le proclama pour couper court aux spéculations de la presse bourgeoise 68, Jacquemotte préférait la seconde solution, pour éviter « des déchirements et des dissensions ». C’est le reproche qu’il adressa aux « autonomistes » qui œuvraient en dehors du syndicalisme socialiste : il était d’autant plus hostile à leurs entreprises que les syndicalistes-révolutionnaires avaient inspiré une scission dans son propre syndicat. Malgré les sarcasmes dont ceux-ci l’accablèrent — « ce Basile rouge déroula son rouleau d’inepties, de mensonges et de calomnies » , écrivit L’Action ouvrière 69 — Jacquemotte dénonçait leur « grave erreur de déchirer notre mouvement syndical » et les invitait à travailler « au sein des organisations… pour gagner cette autonomie » 70.
Les Employés socialistes divergeaient encore de l’obédience anarchiste du syndicalisme révolutionnaire à propos de la centralisation syndicale. Certes, ils exprimaient dans le mouvement socialiste les réticences des syndiqués devant cette nouvelle orientation inspirée de l’exemple allemand, mais leurs réserves n’étaient pas motivées, comme c’était généralement le cas, par un attachement au passé corporatiste et particulariste; Jacquemotte voyait dans la centralisation un danger « parce qu’on attend trop des comités l’ordre de faire de la propagande » 71 ; il admettait au contraire la centralisation dans la mesure où les comités, s’appuyant sur une forte organisation, riche de cotisations élevées, étaient eux-mêmes animés par l’esprit de révolte. Le syndicat des Employés socialistes n’hésita pas à fusionner, à Bruxelles, avec le syndicat des Magasiniers.
Jacquemotte appelait d’ailleurs la Commission Syndicale « à prendre la tête du mouvement, [à] créer une active propagande syndicale, non seulement en soutenant les grèves de défense, mais en provoquant des agitations d’inspiration révolutionnaire. » 72. Dans le débats sur la centralisation à la commission syndicale consultative de Bruxelles en 1909, les délégués des employés adhérèrent à la résolution recommandant la nouvelle orientation; en contrepartie, les militants des autres syndicats bruxellois se rallièrent à un texte où, après le rappel que « le but du syndicalisme [est] la disparition du système capitaliste de production » , le syndicalisme bruxellois s’engageait à « s’occuper avec vigueur de développer parmi [ses] membres les sentiments de révolte indispensable pour amener cette disparition dans le plus bref délai. » 73.
Si le Syndicat des Employés socialistes de Bruxelles fournissait, avec ses tendances syndicalistes révolutionnaires, la principale assise de l’extrême-gauche révolutionnaire dans le parti, celle-ci s’appuyait encore sur le « Cercle Socialiste Révolutionnaire » de Mons.
La région boraine, proche de la France, s’était toujours singularisée par son particularisme et son originalité. La Fédération Socialiste Républicaine du Borinage était, dans le parti ouvrier, la seule organisation où, eu égard aux séquelles de la scission d’Alfred Defuisseaux, qu’il avait fallu résorber en 1888-1889, un statut propre avait été concédé. Certes, dans les années 1900-1910, cette fédération ne se distinguait plus par le radicalisme et l’intransigeance des temps glorieux, mais ses dirigeants les plus droitiers, comme le député L. Pépin, devaient ménager l’impulsive combativité du prolétariat minier.
La Fédération des Mineurs du Borinage se maintenait d’ailleurs en dehors du parti, elle n’était même pas affiliée à la Commission Syndicale. En somme, c’était un syndicat indépendant qui tendait « peut-être inconsciemment » vers « le but louable » d’ « inspirer un caractère économique » au mouvement syndical et où certains espéraient, « comme les camarades français, former… une Confédération générale du Travail » 74.
Ses principaux activistes, les Alphonse Brenez, les Arthur Durant, les Joseph Delsaut… militaient néanmoins dans le parti local et y occupaient souvent des positions dirigeantes 75. Son secrétaire, Alphonse Brenez, était également secrétaire de la Fédération du parti et siégeait à la Chambre comme représentant du Borinage. La plupart de ces militants se retrouvaient dans « Le Cercle socialiste révolutionnaire » de Mons où il leur arrivait, comme lors de la crise charbonnière en 1908, de se concerter, de préparer par « une discussion fructueuse » des réunions syndicales 76. Ils pouvaient aussi y entendre un syndicaliste français les entretenir du « mouvement révolutionnaire » 77.
La formation du Cercle socialiste révolutionnaire de Mons révèle un autre aspect de l’originalité boraine. Son fondateur Jules Noël était l’un des rares disciples du baron Hippolyte Colins qui avait, un siècle plus tôt, conçu une doctrine du « socialisme rationnel ». Conception spiritualiste du socialisme, le colinsisme préconisait une société nouvelle, fondée sur la propriété collective du sol, source de toute richesse et qui, régie par la Raison, s’instituera en « logocratie ». Si son influence fut faible, le colinsisme conservait quelques disciples acharnés à entretenir le culte du Maître, tels Louis de Putter, et ensuite son fils Agathon qui publiait La Revue du socialisme rationnel.
Vers 1900, le colinsisme connut un regain d’intérêt. Ses disciples français, entre autres le Parisien Henri Bonnet, fondèrent en 1901 une « Ligue pour la Nationalisation du Sol » qui essaima en Belgique. On s’attachait à recruter des adhérents, surtout des personnalités, dans tous les milieux pour créer un mouvement en faveur du retour du sol au domaine national par la réforme de l’héritage et l’inaliénation du sol national. Par cette voie, les colinsistes espéraient instaurer graduellement et pacifiquement le collectivisme.
Ce réformisme colinsiste conduisait parfois à juger avec sévérité le réformisme socialiste considéré comme une dangereuse diversion du « véritable but que le socialisme doit proposer » et à qui on reprochait son attachement au parlementarisme et à la démocratie, système politique assurant la domination de l’oligarchie bourgeoise détentrice du sol 78. Dans cette optique, tout un courant du colinsisme auquel adhérait le Montois Jules Noël et sa revue La Société Nouvelle s’affirmait révolutionnaire. En 1905, le président de la section montoise de la Ligue pour la Nationalisation du Sol avait lancé un journal intitulé bien sûr La Terre , dont, expliqua Jules Noël, « la forme énergique du style convenait au milieu auquel il était destiné. » 79 La Terre en appelait à « la violence […] nécessaire à l’intronisation de la société nouvelle » : « parce que la majorité des hommes est composée de gredins et de crétins… les fleurs du printemps prochain s’épanouiront du sang fumant des générations » , y lisait-on 80.
Dans une brochure consacrée au Maître, Jules Noël expliqua cette attitude : « la transition du régime actuel au régime rationnel pourrait s’opérer sans révolution, mais il faudrait que la classe dominante fît volontairement l’abandon de ses privilèges. Il est malheureusement certain que son aveuglement rendra indispensable la révolution sociale violente et qu’elle ne s’apercevra des fautes commises que trop tard. L’insurrection, a dit Colins, est le seul dogme qui reste debout en face de l’examen non satisfait » , rappelait son épigone 81.
Ce révolutionnarisme ne s’adressait pas à la condition sociale et économique de la classe ouvrière où il n’exerçait aucune séduction. La Vie Ouvrière , à qui Jules Noël avait envoyé sa brochure, porta un jugement sévère à l’égard de « cette idéologie » qui « nous semble, à nous, socialistes et anarchistes syndicalistes, dénuée d’intérêt et de vie. Qu’en avons-nous besoin d’ailleurs ? Ce n’est point de l’application d’un système philosophique quelconque que nous attendons l’accomplissement du socialisme » 82. Jugement péremptoire que les militants de la C.G.T. avaient le loisir de formuler, mais que l’isolement anarchiste et la faiblesse révolutionnaire devaient, en Belgique, inciter à modérer : des anarchistes, tels Henri Fuss-Amoré et Emmanuel Tesch, qui publiaient encore L’Utopie, adhèrent en 1905 à la Ligue colinsiste; de son côté, L’Insurgé de Georges Thonar permit à l’infatigable Emile Chapelier de s’intéresser au « socialisme rationnel » avec lequel l’anarchisme lui paraissait devoir entretenir des rapports en conciliant la « logocratie », dont les colinsistes annonçaient l’avènement futur, avec le règne de l’Anarchie, qui redoutait tout pouvoir, fût-ce celui de la Raison.
A l’issue de la controverse qui se développa entre Chapelier dans L’Insurgé et Agathon De Putter dans Le Socialisme rationnel , les colinsistes exprimèrent leur « satisfaction de voir une publication anarchiste rendre hommage à un socialisme aussi modéré et conciliant qu’est le socialisme rationnel » 83.
Ainsi, à partir de leur critique commune du parlementarisme et du réformisme socialiste s’opéra, entre anarchistes et colinsistes un rapprochement qui, à Mons, donna la vie, à partir de 1908, au « Cercle socialiste révolutionnaire ». En juillet 1908, Jules Noël fonda le cercle dans le but « d’initier ses membres aux difficultés des questions sociales afin de pouvoir propager et défendre celles-ci le cas échéant » 84. Dans les premiers temps, le cercle eut « très peu » d’auditeurs parmi les ouvriers qu’il cherchait à intéresser au collectivisme colinsiste. Il décida de « venir à eux » , en donnant des conférences dans toute la région 85. Il s’associa aux militants de la Fédération des Mineurs du Borinage et, lors de sa réorganisation en 1909, il confia son secrétariat au jeune Arthur Brenez, le fils du député, qui, anarchiste, avait collaboré à la C.G.T. constituée en 1905 par les syndicalistes révolutionnaires belges 86.
Le Cercle se réclamait dans ses statuts « hautement des principes du parti ouvrier » . Il s’affilia à la Fédération socialiste républicaine, mais quand un an plus tard, le Conseil général agréa son affiliation, on ne sembla pas s’étonner que les statuts de ce groupe n’acceptaient comme membres que « ceux qui, adhérant au programme du parti ouvrier — les situations acquises étant respectées [allusion à Alphonse Brenez] — s’engagent à ne pas briguer de mandat politique » 87.
D’origines diverses, les membres du Cercle Socialiste Révolutionnaire de Mons formaient ainsi l’extrême-gauche qui refusait de réduire l’action socialiste au seul parlementarisme.
Comme à Mons, les syndicalistes bruxellois sympathiques à l’action directe, cherchèrent à regrouper sous la bannière révolutionnaire tout qui s’opposait au réformisme dans le parti ouvrier. Les employés socialistes s’associèrent ainsi au « Groupe Socialiste Révolutionnaire » de Bruxelles où ils essayèrent de faire prévaloir leurs thèses. Jacquemotte y exposa ses idées sur le sabotage 88 et sur « le syndicalisme révolutionnaire » 89. Raphaël Rens y traita longuement du socialisme et de l’anarchisme, des syndicats et du syndicalisme 90.
Le « Groupe socialiste révolutionnaire » de Bruxelles était un cercle d’études socialistes révolutionnaires. Le Parti — Le Peuple en fit l’avertissement 91 — n’aurait pas permis une autre forme d’organisation, d’autant que sa fondation se situait un mois à peine après le congrès sur la participation gouvernementale où la thèse antiministérialiste de la minorité avait été battue. Louis de Brouckère avait animé, avec autorité, l’opposition au ministérialisme pendant près d’un an, à travers des polémiques de presse (en mai-juin 1909 dans Le Peuple ), à travers diverses assemblées (notamment pendant quatre séances consécutives au Conseil général, en octobre 1909) 92. En raison de son échec qu’il considéra comme un désaveu, il venait de démissionner de la direction du Peuple qu’il assurait depuis 1906. Sa désignation à la présidence du « Groupe », de même que le secrétariat confié au jeune Léon Delsinne, secrétaire du Syndicat des Ouvriers en Voiture de Bruxelles qui était intervenu à ses côtés dans le congrès de février 1910, risquait de faire apparaître ce « groupe » comme l’embryon d’un « futur parti d’extrême-gauche » . La presse libérale progressiste s’interrogeait sur cette éventualité, après l’échec des « révolutionnaires » et des « intransigeants » au congrès du parti 93. Le caractère de cercle d’études qu’imposèrent de Brouckère et ses proches amis révélait que les spéculations de la presse bourgeoise étaient abusives.
Quoi qu’il en fût, la personnalité de ses dirigeants signifiait nettement que « Le Groupe socialiste révolutionnaire de Bruxelles n’est rien moins qu’un groupe d’action directe » . Le journal La Lutte des Classes , qui se référait au patronage de Louis de Brouckère, tint à bien le préciser, dès sa parution, un an plus tard. Il reconnut que « certains camarades anarchisants ont, il est vrai, essayé au début de l’orienter dans cette voie, mais les camarades marxistes sont parvenus à le maintenir sur son véritable terrain, c’est-à-dire l’examen de toutes les questions scientifiques intéressant la classe ouvrière » 94.
Si l’extrême-gauche révolutionnaire collabora à ce « groupe », ses tendances le situaient dans la gauche du parti à qui la discussion sur le ministérialisme avait permis de prendre conscience de l’étendue du réformisme socialiste. En réaction, la gauche tentait d’affirmer l’esprit de lutte de classe. Bien que la qualification marxiste ne donnât pas satisfaction à tous ses militants, la tendance s’inspirait du marxisme « orthodoxe » dans la ligne de Karl Kautsky ou de Jules Guesde, pour se distinguer du « révisionnisme sans Bernstein » qu’elle découvrait dans la majorité du parti 95.
Pour ainsi dire, « marxiste sans Marx », la tendance de gauche s’appuyait sur les syndicalistes qui, depuis 1908, militaient en faveur de la centralisation à la manière allemande. Elle rassemblait autour de la forte personnalité de Louis de Brouckère un noyau de jeunes militants d’une trentaine d’années, tels Léon Delsinne, déjà cité, Isidore Delvigne, Ernest Bologne, Alphonse Gaspar, tous militants métallurgistes liégeois; Edouard Preumont, Guillaume Eekeleers, métallurgistes également, mais d’Anvers; Désiré Bouchery et Hippolyte Vanden Meulebroeck, militants de Flandre…
Bien implantée à la Fédération bruxelloise, la plus importante du parti et à la petite fédération d’Anvers, qui, toutes deux épousaient ses vues, la gauche bénéficiait encore de l’appui d’une forte minorité, autour de la Fédération provinciale des Métallurgistes, à la Fédération liégeoise. Ce furent les Liégeois qui, pour avoir une tribune, se dotèrent d’un organe minoritaire, La Lutte de Classe , en avril 1911. Bientôt, le journal passa sous le contrôle des Bruxellois, d’un comité où le rôle principal revint à Louis de Brouckère et au jeune universitaire Henri de Man qu’Emile Vandervelde avait appelé, après ses études universitaires en Allemagne, à prendre en charge la Centrale d’Éducation ouvrière.
Fondée en février 1911, conjointement par le parti, les coopératives, les syndicats et les Jeunes Gardes Socialistes, la Centrale d’Education ouvrière dont Henri de Man fut nommé secrétaire et à qui on adjoignit, en 1913, Charles Massart, était avant tout animée par les marxistes. Quand, après 14-18, Massart adhéra à la IIIe Internationale avec « Les Amis de l’Exploité », le groupe de Jacquemotte qu’il avait rejoint, il souligna qu’ « avant la guerre, imprégnée de marxisme, réellement socialiste-révolutionnaire, la Centrale d’Education ouvrière a rempli une mission éminemment utile » 96.
Développant le réseau d’écoles socialistes dans le parti, la Centrale diffusa parmi près de 4.000 jeunes militants, surtout des syndicalistes et parmi eux, principalement des métallurgistes, les fondements d’une idéologie de lutte de classe. Les schémas doctrinaux du marxisme servaient de référence aux leçons des divers professeurs de la Centrale. Le cours de Louis de Brouckère, L’Action ouvrière , révélait même une inspiration révolutionnaire du marxisme 97. La lutte des classes ne poursuivait pas le seul objectif de la conquête du pouvoir : il s’agissait, au-delà, de mettre à bas l’Etat bourgeois et de le remplacer par un Etat ouvrier 98. Dans le socialisme belge qui, dans son éclectisme, n’avait guère été imprégné de « socialisme scientifique », la Centrale d’Education ouvrière opéra, au niveau de la masse des militants moyens, la greffe du marxisme.
L’action des marxistes dans la Centrale d’Education ouvrière n’était pas un aspect accessoire de leur opposition au réformisme. Marquée par la personnalité de Louis de Brouckère qui se sentait éducateur, la gauche marxiste ne concevait pas dans l’immédiat d’autre rôle que celui de conscience socialiste du Parti ouvrier. Les nombreux écrits de Louis de Brouckère dans cette période — et notamment l’étude critique qu’il consacra avec Henri de Man au Mouvement ouvrier en Belgique , comme ses multiples interventions dans les assemblées du parti, révélaient une grave inquiétude devant ce qu’il appelait « l’avachissement » , « l’engourdissement » de la classe ouvrière, qui se traduisait dans les déficiences de son organisation syndicale et coopérative.
Il n’imputait pas seulement cet état d’esprit aux décennies de domination cléricale en Belgique, mais il laissait entendre que toute l’orientation du parti dès la fin de la période glorieuse d’avant l’entrée des socialistes au Parlement, sa politique systématique d’alliance avec les libéraux, « l’esprit réaliste » qui présidait à ce réformisme opportuniste, portait également une lourde responsabilité dans cette dégénérescence. L’opposition à la participation gouvernementale dont il avait fait son cheval de bataille et qu’il fonda sur une critique marxiste de l’Etat bourgeois devait, dans son esprit, contrecarrer cette évolution réformiste. Avec le ministérialisme, il s’agissait de choisir — Vandervelde, son principal adversaire, apercevait dans ce choix que voulait imposer de Brouckère, une « subversion » de toute l’orientation du parti — entre un parti devenu l’extrême-gauche du parti libéral, en somme un parti démocratique sur le plan parlementaire et, d’autre part, un parti « d’indépendance ouvrière » et d’ « esprit révolutionnaire » 99.
Obtenant seulement le tiers des voix au congrès de février 1910, Louis de Brouckère orienta ses jeunes amis que son exemple avait galvanisés, vers l’éducation socialiste. Le « Groupe socialiste révolutionnaire de Bruxelles » consacra cette orientation, dès l’issue de l’affrontement avec la majorité réformiste. De Brouckère calma l’impatience de ses jeunes « lieutenants », les mit en garde contre tout acte portant atteinte à l’unité du parti. Il les persuada de ne pas répéter les « fautes » commises, à la même époque, par les « tribunistes » hollandais. Forts de leur expérience, ceux-ci avertissaient les Belges de l’inévitable scission à laquelle ils seraient contraints, forcés à « se constituer finalement en parti purement socialiste à côté d’un P.O.B. voué à une décadence réformiste de plus en plus prononcée » 100.
Les Belges, au contraire, pensèrent que l’action éducative, déployée en son sein, pouvait redresser les lacunes graves de la formation idéologique des militants. Le réformisme, en effet, s’installait, d’après de Brouckère et ses amis, dans le vide idéologique, dans l’absence de doctrine qui était la théorie même du réformisme. Une éducation théorique adéquate convenait pour compenser ses effets. Dans son premier rapport sur l’activité de la Centrale d’Education ouvrière, Henri de Man expliquait que la lutte contre « l’oppression cléricale » menée « même par une alliance intime avec la partie anticléricale […] de la bourgeoisie » menaçait « d’obscurcir ou de déformer la conscience de la classe ouvrière » , « les préoccupations [..] anticléricales du moment reléguant à l’arrière-plan, dans l’esprit des masses, les notions fondamentales de la lutte des classes et de ses fins révolutionnaires et anticapitalistes » . Dans ces « contingences spéciales » , écrivait-il, « seule une action éducative, apprenant aux ouvriers à interpréter leur nécessaire action immédiate même à la lumière de la théorie socialiste et rapportant sans cesse cette action à l’objectif total du mouvement ouvrier, peut fournir un contrepoids suffisant aux tendances opposées et réduire leur danger au minimum (in)évitable » 101.
Aussi l’hostilité que les porte-parole de la gauche marxiste manifestaient dans les assemblées du parti à l’égard de toute forme d’alliance avec la bourgeoisie illustrait l’action éducative qu’elle développait pour l’édification de la conscience de classe. De même les efforts qu’elle déployait dans le mouvement syndical pour reconstruire l’organisation sur la base centralisée contribuaient, en offrant un cadre adéquat, à forger la conscience de classe des ouvriers à qui la Centrale d’Education ouvrière fournissait, par son enseignement, les fondements idéologiques.
Menant l’opposition au réformisme sur le terrain idéologique, la gauche marxiste se préoccupait plus de pureté doctrinale que d’action pratique. Elle était consciente que le réformisme « a fait naître en marge de notre parti de nombreux et inlassables critiqueurs. Les libertaires notamment ont dressé des brelans de critiques dont beaucoup sont discutables, mais dont certains s’imposent » 102. Refusant de leur laisser le monopole, la gauche marxiste était décidée à s’attaquer tant au réformisme qu’à l’anarchisme, « ces deux tendances ou plutôt ces deux déviations que les syndicalistes modernes [centralistes] ont à combattre dans le mouvement syndical comme les marxistes sur le terrain politique ». La tendance marxiste considérait que « le réformisme et l’anarchisme, sous toutes ses formes, y compris celle du syndicalisme soi-disant révolutionnaire, si divers en apparence, sont au fond des frères jumeaux, rien que deux manifestations différentes d’une seule et même corruption de l’esprit de lutte de classe. L’une engendre l’autre, l’une complète l’autre » 103 . Dans ce double combat, la tendance marxiste n’était pas encline à répondre au militantisme de ceux qui, à sa gauche, cherchaient dans le syndicalisme révolutionnaire une réponse à leur attente d’une action authentique de classe ouvrière.
Dans ces conditions, l’association de l’extrême-gauche révolutionnaire et de la gauche marxiste dans le « Groupe socialiste révolutionnaire » de Bruxelles fut plutôt conflictuelle. La minorité qui récusait le réformisme ne maintint pas longtemps son unité. Dès 1911, les deux tendances qui la composaient se dissocièrent nettement. Un mois avant que la gauche marxiste n’eût lancé La Lutte de Classe , l’extrême-gauche révolutionnaire se dotait d’un organe de tendance, L’Exploité , « organe socialiste d’action directe » . Rédigé par Emile Chapelier, son rédacteur en chef, et par Raphael Rens, avec la collaboration de Joseph Jacquemotte, le journal était publié à Mons : Georges Petit-Disoir en assurait l’administration. Le journal marquait la fusion entre les Bruxellois et les Montois.
L’Exploité , d’abord bimestriel, puis, avec l’appui qu’il rencontra, hebdomadaire, entendait rassembler « au sein du parti ouvrier la minorité qui pense que le Parlement ne résoudra pas seul la question sociale. Le syndicalisme, à notre avis, aura le plus grand rôle dans cette tâche. Si nous croyons que le syndicalisme révolutionnaire doit renverser la société bourgeoise et instaurer la société collectiviste ou communiste de demain, nous sommes aussi d’avis que les syndicats actuels doivent arracher par tous les moyens en leur pouvoir toutes les améliorations matérielles […] et par une sorte d’expropriation partielle préluder à la grande expropriation finale ».
L’Exploité voulait être « la tribune où en toute franchise les travailleurs viendront exprimer leurs plaintes, exhaler leurs colères et affirmer leurs revendications et les espoirs révolutionnaires » 104. En dépit de son format réduit et de sa parution périodique, le journal accordait une large place aux informations sur « le mouvement ouvrier » , aux initiatives et aux luttes syndicales; parfois, il offrait sa tribune aux protestations de syndicats locaux contre l’attitude de dirigeants nationaux dans la conduite de négociations avec les patrons.
Mais le journal ne se consacrait pas uniquement à la propagande du syndicalisme révolutionnaire et de l’exemple de la C.G.T. française. Il manifestait des préoccupations philosophiques et morales qui rappelaient le passé anarchiste de ses principaux collaborateurs — anticléricalisme et athéisme militant, procréation consciente…
Disposant d’un organe de presse, s’appuyant sur les quelques groupes où ses vues étaient majoritaires, l’extrême-gauche révolutionnaire s’efforçait d’infléchir la politique socialiste vers l’action directe, en dehors du Parlement. D’inspiration syndicaliste révolutionnaire, elle opposait à l’orientation majoritaire une politique qu’elle fondait sur les aspirations syndicales. Son opposition se manifestait avec fermeté et éclat, dans deux domaines privilégiés, l’antimilitarisme et l’action directe en faveur du suffrage universel.
La montée des périls donnait une acuité nouvelle au problème de la guerre dont l’Internationale avait fait l’une de ses préoccupations principales. Le réformisme et le pragmatisme du P.O.B. réduisaient ce grave problème à la question militaire que le socialisme belge prétendait résoudre, par des réformes, dans l’esprit des congrès socialistes internationaux.
C’est à Stuttgart, en 1907, que l’Internationale avait défini son programme de lutte contre la guerre. Les socialistes poursuivaient « l’organisation démocratique d’un système de milice destiné à remplacer les armées permanentes » et offrant « une garantie réelle rendant impossibles les guerres agressives ». Dans l’attente du socialisme, solution définitive au problème de la guerre, ils fondaient leurs espoirs pacifistes sur « la pratique sérieuse de l’arbitrage international » et « les bienfaits du désarmement » qu’une « propagande incessante » de l’antimilitarisme dans la classe ouvrière imposerait aux gouvernements belliqueux.
La confusion était grande cependant et les divergences entre réformistes et révolutionnaires laissaient peser dans le socialisme international une hypothèque que l’unanimité des résolutions ne suffisait pas à masquer. Les révolutionnaires de toute nuance tendaient à gauchir ce programme. A Stuttgart, la gauche marxiste internationale avait pu faire admettre, non sans confusion, qu’en cas de guerre, le devoir des socialistes était de « s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste » . Plus radicale, la thèse du Français Gustave Hervé avait été repoussée, qui demandait à l’Internationale de répudier « le patriotisme bourgeois et gouvernemental qui affirme l’existence d’une communauté d’intérêts entre tous les habitants d’un même pays » et de « répondre à toute déclaration [de guerre] , de quelque côté qu’elle vienne, par la grève militaire et l’insurrection ».
Proclamé en 1907, l’hervéisme trouvait un écho, en Belgique, dans les milieux de l’extrême-gauche, tant au sein du P.O.B. qu’en dehors, chez les anarchistes et les syndicalistes-révolutionnaires qui, par filiation idéologique, lui étaient fort proches. L’Avant-Garde où Henri Fuss-Amoré avait lancé, en 1908, l’idée de « la concentration révolutionnaire », adaptait à la Belgique la tentative que Gustave Hervé poursuivait, depuis 1905, en France en vue d’unir, avec son journal La Guerre Sociale, « tous ceux qui travaillent autrement que par l’action légale à l’expropriation de la bourgeoisie capitaliste en vue de la socialisation des moyens de production et d’échange » . Avant de s’élargir en Avant-Garde, L’Action Directe s’était inspirée, souvent au prix de condamnations judiciaires, de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme auxquels La Guerre Sociale s’était vouée et qui s’inscrivaient dans les campagnes violentes menées par la C.G.T. française.
D’ailleurs, La Guerre sociale était directement diffusée en Belgique à partir du Borinage. La librairie que tenait à Jemappes Léon Flament, le gérant de la coopérative « La Pensée Moderne » et où Georges Petit-Disoir avait installé l’administration du journal L’Exploité, en avait la concession pour la Belgique et organisait la vente militante, dans la région 105. Dès 1908, la propagande antimilitariste avait pris, au Borinage, un tour très actif. Au comité antimilitariste qui s’était constitué en vue d’organiser des manifestations, Arthur Brenez et Georges Petit-Disoir firent approuver la résolution du Congrès de Marseille de la C.G.T. appelant à « la grève générale et à l’insurrection à la moindre tentative de nos gouvernants d’entrer en campagne » 106. Bien sûr, le « cercle socialiste révolutionnaire » de Mons épousa cette orientation dont L’Exploité fut, à son tour, le porte-parole à partir de 1911. Le journal socialiste de l’extrême-gauche affirmait hautement son hervéisme : « nous sommes fiers de cette qualification dérivée d’un nom respecté qui réalise un des plus nobles caractères qui aient honoré l’humanité » , y proclamait Raphael Rens 107.
Les prisons de Gustave Hervé, en 1910, puis en 1911, furent l’occasion pour l’extrême-gauche de manifester sa tendance antimilitariste et antipatriotique; des syndicats, comme celui des employés socialistes ou comme celui des travailleurs du bâtiment de Bruxelles, exprimèrent leur « sympathie » et s’engagèrent à « redoubler d’ardeur pour la diffusion des idées antimilitaristes » 108. Au congrès annuel du parti, en avril 1911, quelques groupes, ainsi que la plupart des sections bruxelloises de la J.G.S., proposèrent une motion de solidarité. Le député Georges Hubin à qui Vincent Volckaert, encore membre du bureau du Conseil général, avait reproché, au congrès de 1909, de se conduire comme futur ministre de la guerre 109, désamorça fort habilement l’épreuve qu’aurait été le vote. Il invita le congrès à se rallier à cet ordre du jour, signifiant que son adoption n’impliquait pas une adhésion qu’il n’aurait jamais pu accepter aux conceptions professées par Hervé 110.
C’est que le P.O.B. manifestait, dans sa majorité, un antimilitarisme dont la modération et le réformisme provoquaient les critiques inquiètes tant de la gauche que de l’extrême-gauche. L’antimilitarisme incombait à la seule Jeune Garde Socialiste qui regimbait contre la tutelle dont elle était l’objet. Tandis qu’on protestait dans les congrès contre le caractère « platonique » de l’antimilitarisme socialiste, Jacquemotte montrait dans L’Exploité cette organisation de jeunesse « incapable de mener à bien une propagande antimilitariste sérieuse et efficace » . Il regrettait que « la propagande antimilitariste est placée sur un terrain purement théorique et que l’action contre l’armée et la guerre est quasi nulle. » 111.
Le Parti se limitait, en effet à réclamer une réforme du recrutement militaire, à savoir l’abrogation du tirage au sort et du remplacement qu’il était permis de se payer au jeune bourgeois ayant tiré un « mauvais numéro ». C’était l’une des réformes que le Parti préconisait comme programme de la coalition anticléricale appelée à former le gouvernement, en cas de défaite électorale cléricale. De son côté, le gouvernement catholique, inspiré par la jeune droite et pour répondre aux pressions du souverain, était résolu, contre l’avis de la vieille droite cléricale, à réformer le recrutement de l’armée pour renforcer le potentiel militaire du pays. Avec l’appui des socialistes et des libéraux, le gouvernement instaura en 1909 le service militaire personnel à raison d’un fils par famille.
L’attitude des députés socialistes qui s’étaient prononcés sans s’en référer au Conseil général, provoqua dans le parti, selon les termes volontiers réservés de Louis de Brouckère, « un peu de colère et beaucoup de chagrin » 112. La suppression de l’injustice sociale du remplacement, « l’impôt du sang » payé par la classe ouvrière, ne justifiait pas l’adhésion des socialistes à une réforme aggravant les charges militaires et qui amenait l’antimilitarisme socialiste à « veiller à ce que la chair à canon ne manque pas à la bourgeoisie ». La pression de la classe ouvrière aurait amené le gouvernement disposé à la réforme à céder « beaucoup plus qu’il n’a accordé à nos plus habiles tacticiens » 68.
Mais, comme l’avait averti Emile Vandervelde au congrès annuel d’avril 1909, où la question militaire avait été débattue, les socialistes ne voulaient pas, sous sa férule, « donner des coups d’épée… dans l’eau, même à propos de l’antimilitarisme » 113.
Le congrès repoussa à une grande majorité, la proposition que Jacquemotte, intervenant pour la première fois dans un congrès, fit au nom de l’extrême-gauche dont c’était la première manifestation publique. Soutenu par quelques sections J.G.S. de Bruxelles, le futur secrétaire des employés socialistes réclame des parlementaires socialistes le dépôt d’une proposition de désarmement unilatéral. Considérant que « toute organisation militaire est dirigée contre les intérêts de la classe ouvrière » , les employés socialistes souhaitaient, en écho du congrès socialiste international de Stuttgart, « accentuer la propagande antimilitariste » en combattant « toute organisation militaire quelconque » par une agitation dans le pays pour appuyer la proposition parlementaire de désarmement. Son rejet par le Parlement — « le coup d’épée… dans l’eau » dont parlait Vandervelde — aurait dénoncé aux yeux de tous, le capitalisme responsable des guerres. Il s’agissait aussi, en filigrane, de montrer que « le parlementarisme n’énerve pas l’action rénovatrice du prolétariat » 68.
Le refus du congrès n’empêcha pas les employés socialistes d’apporter une importante contribution aux Jeunes Gardes Socialistes de Bruxelles dans les meetings qu’ils organisèrent à l’automne de 1909 et en 1910. C’est que Jacquemotte et ses amis s’inquiétaient du rôle conféré à l’armée dans les grèves. Ils estimaient qu’ « il est grand temps que les organisations syndicales se préoccupent de cette nouvelle armée de « jaunes » dressée contre elles ». Dans L’Exploité , Jacquemotte appelait donc à une « virulente campagne antimilitariste » 114.
Et dans les congrès du parti, l’extrême-gauche persistait à s’opposer aux thèses majoritaires. Le congrès de 1913 donna lieu à un nouvel affrontement d’une signification considérable car il annonçait l’union sacrée à laquelle se prêterait ce parti dont « le patron » était précisément le président de l’Internationale. Alertée par la proposition formulée par les députés Furnémont et Hubin de réclamer l’enseignement civique du « devoir qui incombe à tous de collaborer à la défense du sol national », l’extrême-gauche rappela, dans un ordre du jour Jacquemotte-Chapelier, que « le capitalisme a pour conséquence l’organisation d’armées permanentes chargées uniquement de défendre l’intérêt de la bourgeoisie » : elle repoussa la notion de patrie, ferment de « haine entre les peuples » et affirma le devoir des socialistes de « ne consentir aucun sacrifice pour le militarisme » et de s’opposer « à la guerre, par tous les moyens, y compris la grève générale et l’insurrection ». Si la gauche marxiste présenta un ordre du jour De Man-Delsinne qui concédait que « l’institution des milices » , moindre mal, ne peut avoir pour conséquence « l’obligation morale des ouvriers à prendre les armes, dans tous les cas, sur l’ordre du gouvernement » au moment du vote, il ne restait plus, face à l’ordre du jour majoritaire, que l’opposition antimilitariste et antipatriotique de l’extrême-gauche révolutionnaire 115.
En définitive, seule l’extrême-gauche offrait dans le P.O.B. une alternative au réformisme dominant, la gauche marxiste, après la proclamation rituelle du point de vue théorique, s’effaçait devant la majorité. C’est ainsi qu’en dépit des critiques que la gauche marxiste adressait à l’opportunisme majoritaire, il revint à l’extrême-gauche de formuler une autre politique pour la conquête du suffrage universel, celle de la grève générale que la classe ouvrière belge devait, pour la troisième fois en vingt ans, déclencher en avril 1913.
L’échec de la grève de 1902 avait accentué le réformisme du parti. Son principal représentant, le député Louis Bertrand, n’avait pas craint d’affirmer, dans un vocabulaire qui rappelait le « révisionnisme », qu’ « il faut avoir le courage de dire à nos amis qu’il est temps d’abandonner les tactiques démodées qui ne peuvent nous servir et qui, si elles étaient prises au sérieux, seraient dangereuses » 116.
Toute la politique du parti s’infléchit bientôt dans cette orientation qui, sans avoir les justifications idéologiques du « révisionnisme » de Bernstein, était sa mise en pratique. Certes, l’objectif politique du parti demeurait le suffrage universel pur et simple, mais sa réalisation passait maintenant par les étapes parlementaires que le rapprochement laborieux de l’opposition, libérale et socialiste et le rétrécissement régulier de la majorité parlementaire catholique laissaient entrevoir. L’alliance entre le libéralisme et le socialisme devenait la règle, tant aux élections qu’au parlement et bientôt, pourvu que les circonstances le permettent, au gouvernement.
L’opposition anticléricale, alliée dans la plupart des arrondissements appelés aux urnes, attendait des élections législatives de 1910 le « coup de balai » qui la porterait au gouvernement. L’adhésion du P.O.B. au ministérialisme avait écarté les derniers obstacles et l’espoir de la chute cléricale était tel que ne comptaient plus les divergences qui persistaient dans le programme des deux partis, y compris sur le point essentiel du suffrage universel.
Ce fut la déception. Bien que réduit, le parti catholique conserva la majorité et se maintint au pouvoir. Dans le parti ouvrier, la droite parla de « situation révolutionnaire ». Un congrès fut convoqué, en juin 1910, mais l’attitude du parti demeura ambiguë : elle mêlait dans l’équivoque une opposition anticléricale et antigouvernementale que réclamait, avec véhémence, la droite, à l’opposition sociale, à laquelle la gauche poussait le parti, par souci de « marquer le caractère autonome et propre de sa politique de classe et dégager nettement ce qui le distingue et le sépare de l’objectif de tous les partis bourgeois » , comme l’indiquait la motion de synthèse qu’un ami de Louis de Brouckère, le député Léon Meysmans, put faire adopter à l’unanimité par le congrès 117.
La résolution de ce congrès de juin 1910 marquait le départ d’une nouvelle agitation pour le suffrage universel : il n’était pas encore question de grève générale, bien qu’on parlât de mettre en œuvre « tous les moyens » . Il s’agissait seulement d’ « un mouvement d’opinion semblable à celui qui a précédé la révision [constitutionnelle] de 1893 et qui a abattu le régime censitaire » 68. En pratique, la lutte se poursuivit sur le terrain parlementaire où les députés socialistes durent à plusieurs reprises être rappelés à l’interprétation correcte de la résolution du congrès de juin 1910. Le gouvernement catholique, fort habile — le chef du cabinet Frans Schollaert était l’ancien président de la Chambre — réagit par une opération dont le double avantage était de lui rallier l’opinion catholique défaillante et de détourner l’opposition socialiste de sa revendication du suffrage universel. En mars 1911, il déposa un projet de réforme scolaire : on instituait un « bon scolaire » que le chef de famille allait remettre à l’école de son choix et en raison duquel les subsides seraient octroyés. Le projet, s’il créait l’égalité entre l’enseignement libre confessionnel et l’enseignement officiel, préparait l’instruction publique obligatoire que l’opposition anticléricale avait à son programme.
Dans l’opposition, ce fut cependant la levée de boucliers. « La résistance » , comme on l’appela, s’organisa pour la défense de l’école publique. L’affaire était « de Salut public » , Vandervelde le proclama 118. On était prêt à s’allier avec « n’importe qui, fût-ce avec le diable » contre l’agression cléricale 119.
Le congrès annuel du parti, réuni un mois plus tard, se garda de tout miser sur l’opposition au « bon scolaire » et décida de confondre dans un même mouvement cette action et la revendication du suffrage universel. Mais les tendances s’affrontèrent surtout à propos des modalités de l’action. La gauche marxiste était préoccupée d’éviter, en cette circonstance, que « la période d’agitation fût une période de trêve et de bloc » . Avec les assurances d’Emile Vandervelde, Louis de Brouckère accepta de se rallier à un ordre du jour autorisant le parti à rechercher « l’accord avec les partis d’opposition et toutes les bonnes volontés » 120.
Bien qu’elle s’en défendît devant ses propres partisans, la gauche marxiste, assagie, avalisait la politique majoritaire et il ne restait de son opposition que ses critiques angoissées et impuissantes à l’égard de I’« entente cordiale » avec les libéraux.
Au contraire, l’opposition rebondit avec l’extrême-gauche à qui les marxistes cédaient le terrain. Pour Jacquemotte, il n’était pas question de « faire en ce moment le bloc de l’opposition contre le projet Schollaert et pour le S.U. » . « La classe ouvrière ne doit jamais compter que sur son propre effort » . Refusant la voie de la patience que Vandervelde proposait dans son rapport au congrès, le leader de l’extrême-gauche voulait voir le parti reprendre l’initiative, après avoir trop longtemps toléré le vote plural. « Aurions-nous perdu, dans le réformisme, notre belle combativité d’antan ? » . La résolution qu’il présenta au nom des Employés socialistes de Bruxelles rappelait que « tous les partis bourgeois repoussent [la] réforme essentielle du suffrage universel » (les libéraux s’y rallièrent quelques mois plus tard, sans encore adhérer à la formule socialiste) et appelait le congrès à proclamer que « la révision de la Constitution ne pourra être obtenue que par une pression violente du prolétariat » et que « seule la grève générale permettra cette pression violente ». Le syndicat des Employés socialistes, soutenu par quelques groupes, demandait, encore, de « nommer un comité de grève chargé de préparer l’abandon total et en masse du travail dans le plus bref délai » 68.
Le congrès ne suivit pas son extrême-gauche, l’assurance formulée par le député Antoine Delporte que « le conseil général […] , l’heure venue, fera la grève générale » parut suffisante aux congressistes qui applaudirent. En vérité, le conseil général, dominé par les parlementaires, était moins que jamais résolu à recourir à l’arme de la grève générale. Les élections communales d’octobre 1911 n’entraînèrent pas la chute du gouvernement, mais les élections législatives de juin 1912 devaient, elles, être décisives. On en était convaincu. Or, contre toute attente, la majorité catholique amorça un redressement. Dans la classe ouvrière, le résultat désespérant fut accueilli par une explosion de colère. Un mouvement de grèves spontané éclata dans plusieurs régions. Le Parti s’empressa de rattraper les forces dont il avait perdu le contrôle, en se ralliant, maintenant que les masses étaient en mouvement, aux propositions que l’extrême-gauche avait formulées un an auparavant de préparer ce mouvement. Il rétablit son contrôle, mais la préparation de la grève générale, longue et minutieuse, s’éternisait. La direction du parti s’en servait comme d’un épouvantail pour forcer le Parlement à la révision de la Constitution.
Quand, excédé des atermoiements successifs, le congrès du parti décréta, enfin, la grève générale « légale et pacifique » en avril 1913, la plupart des dirigeants, y compris ceux de la gauche marxiste qui se divisèrent à ce propos, restèrent convaincus de l’inopportunité du mouvement. Ils étaient persuadés que le recours à l’action directe n’était pas nécessaire, voire pas souhaitable, pour obtenir, à terme, la réforme électorale. Aussi, une fois déclenchée, la grève ne pouvait aboutir qu’à une « demi-victoire » d’une force que les efforts en vue de la centralisation syndicale avaient élevée à un niveau bien supérieur à celui de 1902 et de 1893. Attentifs à ne pas rompre l’alliance avec le libéralisme, les dirigeants socialistes étaient disposés à se rallier à toute concession gouvernementale qui annonçât la réforme pour l’avenir. Le geste ayant été fait, les dirigeants, sur l’insistance des libéraux, mirent fin à cette grève en laquelle ils n’avaient jamais cru et qu’ils n’avaient pas voulue.
Le réformisme, après plus d’une décennie de pratique révisionniste et parlementaire, exerçait une telle emprise sur le Parti ouvrier qu’il commandait même à la classe ouvrière engagée dans son propre mouvement, pour ses propres objectifs. Privés d’une direction politique conséquente et résolue à compter plus sur eux que sur les concessions de l’adversaire, les travailleurs socialistes ne trouvaient pas dans le parti une direction de rechange. La gauche marxiste, inquiète du réformisme ambiant, manquait de confiance dans la conscience ouvrière, cherchait à élever l’instinct de classe au niveau de conscience socialiste mais par une éducation toute théorique que démentait la pratique qu’elle finissait, malgré ses critiques, par avaliser.
Seule l’extrême-gauche pouvait, dans sa passion de l’action directe, répondre à cette attente : sa préoccupation de susciter ou d’épouser tout mouvement incarnant l’esprit de révolte du prolétariat la disposait à le faire; mais sa réponse n’était pas politique : dans son inspiration syndicaliste révolutionnaire, l’extrême-gauche ne voyait dans la lutte pour le suffrage universel qu’un moyen pour déblayer le terrain pour les luttes futures qu’elle ne concevait que sur le seul terrain économique.
Louis de Brouckère, quand il tenta, avec son opposition au ministérialisme, d’enrayer le cours réformiste, eut devant le congrès de 1910 ce cri amer : « Oh! Je sais qu’il n’est plus de mode de se proclamer révolutionnaire. Aujourd’hui, c’est dans nos rangs que l’épithète révolutionnaire fait sourire et l’on passe pour un utopiste quand on affirme que c’est par la révolution que le prolétariat triomphera ».
La centaine de groupes qui le suivirent, d’une manière ou d’une autre, dans son opposition, démentaient cette constatation abusée. La révolution était présente dans le parti. Le socialisme belge ne versait pas tout entier dans le réformisme, il ne répudiait pas unanimement la lutte des classes et il manifestait beaucoup de réticence à écouter ceux qui, dans le parti, l’invitaient à considérer qu’ « il y a aussi des intérêts qui sont communs au prolétariat et à certaines fractions de la bourgeoisie ».
Présente, la révolution était aussi éparpillée : tout comme le réformisme était loin d’être homogène, la révolution connaissait une variété d’expressions et de nuances, qui, le plus souvent les unes contre les autres, privilégiaient tel ou tel de ses aspects. De la conscience de classe à l’action directe, de la violence révolutionnaire à la critique de l’Etat bourgeois, de l’opposition systématique à la bourgeoisie à l’action propre et indépendante du prolétariat, tous ces thèmes se retrouvaient, mais dispersés dans les tendances divergentes qui s’opposaient.
C’est en considération de cette dispersion que le phénomène de l’extrême-gauche présente un grand intérêt : par ses origines diverses, elle était la tentative partiellement réussie de réunir, au-delà des filiations idéologiques particulières, tout un plan de la révolution. Mieux même, l’apparition dans le socialisme belge de cette tendance issue de l’anarchisme et de ses dépassements marquait un nouveau pas dans l’incarnation intégrale de la révolution. Il y eut même un moment, peut- être quelques semaines, où celle-ci sembla s’être rassemblée : la rencontre de l’extrême-gauche et de la gauche marxiste dans « Le Groupe socialiste révolutionnaire » de Bruxelles, en mars 1910, situe ce moment mais il fut fugitif.
Le « Groupe » fut le lieu d’un affrontement des tendances de la révolution, à un moment où la combativité ouvrière commençait, mais trop sourdement encore, à remonter le creux de la vague qui séparait les tempêtes sociales et politiques de 1902 et de 1913. Dans le socialisme belge, la révolution manqua sa rencontre et accentua sa dispersion.
Cet échec éclaire, peut-être, le caractère marginal, du moins quant à ses origines, que revêtit le communisme en Belgique après la première guerre mondiale. Si le communisme belge réalisa cette rencontre d’une révolution éparpillée, à la faveur de la Révolution d’octobre, ce fut autour du courant dont Jacquemotte était issu qu’elle s’opéra. Le marxisme que le socialisme belge intégra, avec la gauche marxiste des années 1910, resta à l’écart. Certains, tel Charles Massart, rejoignirent la tendance de Jacquemotte qui avait évolué vers le marxisme, mais la plupart de ceux qui avaient découvert, avant 1914, dans le marxisme le rempart contre le réformisme, furent hostiles à cette révolution qui s’incarnait dans le bolchevisme. Ce furent eux qui précipitèrent les événements conduisant la minorité bolchévisante à former, hors du Parti ouvrier, le Parti Communiste.