Certains de nos camarades du Parti ne jugent pas encore d’une manière absolument juste la situation actuelle et ne comprennent pas tout à fait exactement la ligne d’action qui en découle. Ils croient au déclenchement inévitable de l’essor révolutionnaire, mais ne croient pas qu’il puisse intervenir bientôt. C’est pourquoi ils n’approuvent pas le plan de conquête du Kiangsi et acceptent uniquement l’organisation des raids de partisans dans la région frontière des provinces du Foukien, du Kouangtong et du Kiangsi. En outre, ils ne sont pas profondément convaincus de la nécessité d’organiser le pouvoir rouge dans les régions de partisans. C’est pourquoi ils ne sont pas profondément convaincus de la nécessité d’accélérer le déclenchement de l’essor révolutionnaire dans l’ensemble du pays, et ce, en renforçant et en étendant le pouvoir rouge. Ils estiment, apparemment, qu’à un moment où l’essor révolutionnaire paraît être encore lointain, il serait vain de se consacrer au dur travail de l’établissement du pouvoir ; ils comptent, pour commencer, étendre notre influence politique par le moyen relativement aisé des raids de partisans ; quand le travail de conquête des masses à l’échelle du pays tout entier sera entièrement achevé, ou du moins fort avancé, se disent-ils, on passera au soulèvement armé dans toute la Chine, on jettera dans la balance les forces de l’Armée rouge ; on aboutira ensuite à la grande révolution qui embrassera tout le pays.
Cette théorie sur la nécessité de conquérir au préalable les masses dans tout le pays (c’est-à-dire jusque dans les moindres recoins) et d’établir seulement après le nouveau pouvoir ne correspond pas aux conditions réelles de la révolution chinoise. La source d’une telle théorie, il faut la trouver essentiellement dans l’incompréhension du fait que la Chine est une semi-colonie que nombre d’Etats impérialistes se disputent. Et pourtant il suffît de comprendre ce fait pour que tout s’éclaire :
1. On voit nettement alors pourquoi, de tous les pays du monde, seule la Chine connaît ce phénomène étrange : une guerre intestine prolongée au sein des classes dirigeantes, pourquoi cette guerre est de plus en plus acharnée et ne cesse de s’étendre, pourquoi les classes dirigeantes n’ont jamais été capables d’établir un pouvoir unique ; 2. On voit clairement toute l’importance de la question paysanne, et l’on comprend, de ce fait, pourquoi les soulèvements à la campagne revêtent une ampleur telle qu’ils s’étendent aujourd’hui au pays tout entier ; 3. On mesure toute la justesse du mot d’ordre du pouvoir démocratique ouvrier et paysan ; 4. On comprend alors cet autre phénomène étrange, lié d’ailleurs à la guerre intestine prolongée au sein des classes dirigeantes — et qui constitue elle-même un phénomène unique n’existant nulle part ailleurs qu’en Chine — à savoir l’existence et le développement de l’Armée rouge et des détachements de partisans, et, parallèlement, l’existence et le développement de petites régions rouges qui grandissent au milieu de l’encerclement des forces blanches (on n’observe nulle part ailleurs qu’en Chine un phénomène aussi étrange) ; 5. Il apparaîtra également d’une manière évidente que la création et la croissance de l’Armée rouge, des détachements de partisans et des régions rouges, représentent, dans la Chine semi-coloniale, la forme supérieure de la lutte de la paysannerie sous la direction du prolétariat, le résultat inéluctable du développement de la lutte paysanne dans un pays semi-colonial et, sans aucun doute, le facteur le plus important capable de hâter l’essor révolutionnaire dans tout le pays ; 6. Il apparaîtra, enfin, avec évidence que la politique des seuls raids de partisans ne pourra pas résoudre la tâche de l’accélération de l’essor révolutionnaire à l’échelle du pays tout entier et qu’à coup sûr la politique adoptée par Chu Teh et Mao Tsé-toung et Fang Tche-min1 est juste. Cette politique prévoit la formation de bases d’appui, la création méthodique des organes du pouvoir, l’approfondissement de la révolution agraire, le développement des forces armées du peuple par la création de détachements de la Garde rouge à l’échelon du canton, de l’arrondissement, du district, et de forces locales de l’Armée rouge, pour aboutir à la création d’une Armée rouge régulière et l’extension du pouvoir rouge par vagues successives. C’est seulement ainsi qu’il sera possible d’inculquer aux masses révolutionnaires de l’ensemble du pays la même foi que l’Union Soviétique inspire au monde entier. C’est seulement ainsi qu’on pourra mettre les classes dirigeantes réactionnaires en face d’énormes difficultés, ébranler le sol sous leurs pieds, accélérer leur effondrement de l’intérieur. Enfin, c’est seulement ainsi qu’on pourra créer effectivement une Armée rouge qui se transformera en l’instrument principal de la grande révolution qui vient. En un mot, c’est seulement ainsi qu’on pourra hâter l’essor de la révolution.
Les camarades atteints d’impétuosité révolutionnaire ont le tort de surestimer les forces subjectives de la révolution2 et de sous-estimer les forces de la contre-révolution. Une telle appréciation résulte, le plus souvent, d’une conception subjectiviste, et peut les entraîner, sans aucun doute, sur la voie du putschisme. Il serait, d’autre part, également faux de minimiser les forces subjectives de la révolution et d’exagérer les forces de la contrerévolution, car une telle appréciation aboutirait également à de mauvais résultats quoique d’un autre ordre. C’est pourquoi il est nécessaire, lorsqu’on apprécie la situation politique de la Chine, de tenir compte des éléments fondamentaux suivants :
1. Si, à l’heure actuelle, les forces subjectives de la révolution chinoise sont faibles, on constate, d’autre part, que toute l’organisation des classes dirigeantes réactionnaires (le pouvoir, les forces armées, les partis, etc.) fondée sur la structure socio-économique, arriérée et fragile, de la Chine, est également faible. Ceci explique pourquoi la révolution ne peut éclater immédiatement dans les pays d’Europe occidentale, bien qu’actuellement les forces subjectives de la révolution puissent y être sans doute un peu plus grandes que les forces subjectives de la révolution chinoise, c’est que les forces des classes dirigeantes réactionnaires y dépassent de bon nombre de fois celles des classes dirigeantes réactionnaires de Chine. Et bien que les forces subjectives de la révolution chinoise soient faibles actuellement, étant donné que les forces de la contrerévolution sont aussi relativement faibles, l’essor révolutionnaire commencera certainement plus tôt en Chine qu’en Europe occidentale.
2. Après la défaite de la révolution en 1927, il est de fait que les forces subjectives de la révolution ont subi un affaiblissement sensible. L’importance réduite des forces restantes, si l’on en juge uniquement par certaines manifestations extérieures, peut susciter chez certains camarades, qui procèdent justement ainsi, un état d’esprit pessimiste. Mais si l’on va au fond des choses, on a un tout autre tableau. Le vieux proverbe chinois : « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » est tout à fait applicable ici. Ce qui signifie que si les forces de la révolution sont encore réduites, elles peuvent toutefois se développer très rapidement. Dans les conditions de la Chine, la croissance de ces forces n’est pas seulement possible, elle est absolument inéluctable ; ce qui est entièrement confirmé par l’expérience du Mouvement du 30 Mai 1925 et la grande révolution qui a suivi. Il faut analyser le fond de chaque problème et ne considérer les manifestations extérieures que comme des jalons le long de la route menant au seuil au-delà duquel nous toucherons vraiment au fond du problème. C’est là la seule méthode d’analyse sûre et scientifique, des phénomènes.
3. De même, en ce qui concerne l’appréciation des forces de la contre-révolution, il faut les considérer dans leur essence et ne pas s’arrêter seulement aux manifestations extérieures. Alors que nous en étions encore à la création de la base révolutionnaire sur la frontière du Hounan et du Kiangsi, certains camarades, prenant au sérieux l’appréciation fausse portée par le comité provincial du Hounan de cette époque, réduisaient à rien l’ennemi de classe ; on se souvient encore, avec un sourire, de ces formules : « ébranlement à cent pour cent », ou « panique la plus totale », dont le comité du Parti du Hounan usait alors (mai-juin 1928) en appréciant les forces du gouverneur du Hounan Lou Ti-ping3 . En politique, de telles appréciations aboutissent inévitablement au putschisme. Néanmoins, dans la période allant de novembre 1928 à février 1929, alors que l’adversaire menant sa troisième « expédition commune »4 se rapprochait du Tsingkangchan et que la guerre entre Tchiang Kaï-chek et la clique du Kouangsi n’avait pas encore éclaté5, on a vu certains de nos camarades faire part de leurs doutes : « Réussirons-nous à maintenir encore longtemps notre drapeau rouge ? » Or, à cette époque, la lutte entre l’Angleterre, les Etats-Unis et le Japon en Chine avait, en fait, pris déjà une forme ouverte ; quant à la guerre entre Tchiang Kaï-chek, la clique du Kouangsi et Fong Yu-siang, elle couvait. Nous assistions en réalité au début du reflux de la contre-révolution et d’un nouvel essor révolutionnaire. Néanmoins, un état d’esprit pessimiste se manifestait alors, non seulement dans l’Armée rouge et les organisations locales du Parti, mais même au sein du Comité central du Parti qui était abusé par l’aspect extérieur des événements et dans les interventions duquel on pouvait percevoir des notes pessimistes. Prenons-en pour preuve la lettre de février du Comité central6 dans laquelle se reflétait une appréciation pessimiste des événements.
4. La situation actuelle peut encore induire en erreur les camarades qui ne considèrent que l’aspect extérieur des phénomènes et ne vont pas jusqu’au fond des choses. Ceci est vrai en particulier pour ceux qui travaillent dans l’Armée rouge : il suffit qu’un détachement subisse un revers, qu’il soit encerclé ou poursuivi par un adversaire puissant, pour que ces camarades, souvent sans s’en rendre compte eux-mêmes, se mettent à généraliser ce qui n’est qu’une situation temporaire, particulière et locale, en exagèrent l’importance comme si la situation dans l’ensemble du pays, voire dans le monde entier, ne nous promettait rien de bon, et comme si les perspectives de victoire de la révolution se trouvaient reculées et disparaissaient dans des brumes lointaines. Une appréciation aussi superficielle, qui ne tient compte que de l’aspect extérieur des phénomènes et qui en ignore l’essence, s’explique par le fait que les camarades n’ont pas soumis l’ensemble de la situation à une analyse scientifique allant au fond des choses. Et pourtant, si l’on veut déterminer si la poussée révolutionnaire interviendra bientôt en Chine, il n’est qu’un moyen : étudier soigneusement la situation et examiner si les diverses contradictions qui peuvent amener l’essor de la révolution sont réellement en train de grandir. Dans la mesure même où, sur l’arène internationale, les contradictions augmentent entre les différents États impérialistes, entre les États impérialistes et les colonies, entre les impérialistes et le prolétariat de leur pays, les impérialistes sentent d’une manière toujours plus aiguë le besoin de lutter entre eux pour la mainmise sur la Chine. Et dès l’instant où la lutte des impérialistes pour se rendre maîtres de la Chine devient plus âpre, on voit grandir en Chine même les contradictions entre les impérialistes et la Chine dans son ensemble et les contradictions entre les impérialistes eux-mêmes, ce qui engendre ces guerres intestines, entre les différents groupements des forces dirigeantes réactionnaires en Chine qu’on voit s’amplifier et s’aggraver de jour en jour ; ce qui, en d’autres termes, suscite une nouvelle aggravation des contradictions entre ces groupements.
Cette aggravation des contradictions existant entre les différents groupements des forces dirigeantes qui trouve son expression dans les guerres intestines entre militaristes aboutit à une augmentation du fardeau des impôts. Celle-ci, à son tour, conduit à une nouvelle aggravation des contradictions existant entre la masse des contribuables et les cercles dirigeants réactionnaires. Les contradictions existant entre l’impérialisme et l’industrie nationale chinoise aboutissent au résultat suivant : l’industrie nationale chinoise ne peut obtenir de concessions de la part de l’impérialisme ; il en découle un approfondissement des contradictions existant entre la bourgeoisie chinoise et la classe ouvrière chinoise, étant donné que les capitalistes chinois cherchent une issue à leur situation dans l’exploitation impitoyable des ouvriers, alors que ces derniers leur résistent. L’invasion de la Chine par les marchandises en provenance des pays impérialistes, les pillages effectués par le capital commercial chinois, l’augmentation des impôts, etc., s’accompagnent d’un nouvel approfondissement des contradictions existant entre la classe des propriétaires fonciers et la paysannerie, c’est-à-dire d’une aggravation de l’exploitation de la paysannerie au moyen de l’élévation du taux des fermages et des prêts usuraires ; parallèlement augmente la haine des paysans à l’égard des propriétaires fonciers. L’invasion du marché par les marchandises étrangères, l’épuisement du pouvoir d’achat des masses ouvrières et paysannes, l’augmentation des impôts ruinent un nombre toujours plus grand de négociants qui font commerce de produits chinois, et de petits producteurs indépendants. L’accroissement illimité des effectifs de l’armée auquel procède le gouvernement réactionnaire, alors qu’on manque d’argent et de ravitaillement, la répétition toujours plus fréquente des guerres intestines obligent les soldats à supporter en permanence de lourdes privations. L’augmentation des impôts, l’élévation, par les propriétaires fonciers, du taux des fermages et des prêts, et, dans le même temps, le poids toujours plus lourd des misères engendrées par la guerre, entraînent dans tout le pays la famine et le banditisme ; si bien que la paysannerie et les pauvres gens des villes se trouvent dans une situation sans issue. Le manque de fonds nécessaires à l’entretien des écoles entraîne, pour de nombreux étudiants, la menace de ne pouvoir poursuivre leurs études ; enfin, le caractère arriéré de la production enlève à beaucoup de jeunes diplômés l’espoir de trouver du travail. Devant toutes ces contradictions, on peut voir combien la situation est dangereusement instable et combien chaotique est l’état dans lequel se trouve la Chine, ce qui permet de comprendre que l’essor de la révolution, dirigée contre l’impérialisme, les militaristes et les propriétaires fonciers, est inéluctable et qu’il doit intervenir à brève échéance. La Chine tout entière est jonchée d’une substance inflammable qui doit bientôt s’embraser. « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » : voilà le proverbe qui caractérise d’une manière exacte la situation présente. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur les grèves d’ouvriers, les soulèvements paysans, les émeutes de soldats et les grèves d’étudiants qui s’amplifient en bien des endroits pour comprendre que désormais il n’y a plus loin de « l’étincelle » à « l’incendie ».
Les réflexions fondamentales qui viennent d’être exposées, étaient déjà contenues dans la lettre adressée le 5 avril dernier par le comité du front au Comité central. Cette lettre déclarait :
« Dans sa lettre (du 9 février dernier) le Comité central a donné une appréciation trop pessimiste de la situation objective et de l’état des forces subjectives. Les trois « expéditions punitives » lancées par le Kuomintang contre le Tsingkangchan ont été l’expression de l’essor maximum de la contrerévolution. Mais dans le même temps, elles ont marqué la limite au-delà de laquelle commencent le reflux progressif de la contrerévolution et l’essor également progressif de la révolution. Il est vrai que les forces combatives du Parti et sa capacité d’organisation ont diminué, comme le constate le Comité central ; mais étant donné le reflux progressif de la contre-révolution, le rétablissement de nos forces se produira certainement à un rythme rapide et la passivité des cadres du Parti pourra être vite liquidée. A coup sûr les masses nous suivront. La méthode des répressions sanglantes7 aboutit « à faire fuir le poisson là ou c’est le plus profond » ; quant au réformisme, il ne peut plus désormais attirer les masses. Il est certain que les illusions des masses à l’égard du Kuomintang se dissiperont très rapidement. Dans la situation qui va se créer, aucun parti ne sera en état de rivaliser avec le Parti communiste dans la lutte pour la conquête des masses. Les lignes tracées par le VIème Congrès national du Parti8 dans le domaine politique et dans celui de l’organisation sont justes : à l’époque présente, la révolution est démocratique et non pas socialiste ; actuellement, la tâche du Parti (il faudrait ajouter : « dans les grandes villes ») consiste dans la lutte pour la conquête des masses et non dans l’organisation immédiate de l’insurrection.
Néanmoins, la révolution se développera très rapidement et, en ce qui concerne la propagande et la préparation du soulèvement armé, nous devons adopter une attitude active. Dans le chaos total qui caractérise la situation actuelle, on ne peut diriger les masses qu’à l’aide de mots d’ordre de combat et d’actions efficaces, et en adoptant une attitude active. Le rétablissement des forces combatives du Parti n’est possible que si l’on adopte une telle attitude active… L’unique clé, qui peut mener à la victoire de la révolution, c’est une direction prolétarienne. La création de la base prolétarienne du Parti, l’établissement de cellules dans les entreprises industrielles, dans les centres urbains — telles sont actuellement les tâches les plus importantes du Parti, du point de vue de l’organisation ; mais dans le même temps, le développement de la lutte à la campagne, la création du pouvoir rouge sur de petits territoires, la formation de l’Armée rouge et l’extension de ses rangs sont, les conditions principales qui peuvent aider à la lutte dans les villes et accélérer l’essor révolutionnaire. C’est pourquoi il est erroné de renoncer à la lutte dans les villes ; mais nous considérerions également que ce serait une erreur pour tout membre du Parti de redouter l’essor des forces paysannes, par crainte qu’elles ne dépassent les forces de la classe ouvrière et n’aient des répercussions défavorables sur le cours de la révolution ; car s’il est certain, dans les conditions semi-coloniales de la Chine, qu’au cours de la révolution la lutte des paysans se termine par une défaite en raison de l’absence de direction de la part des ouvriers, il est impossible qu’au cas où le développement de la lutte paysanne submergerait les forces de la classe ouvrière, cela ait des répercussions défavorables sur le cours de la révolution. »
En ce qui concerne la tactique que doit suivre l’Armée rouge, nous donnions dans cette lettre la réponse que voici :
« Pour préserver l’Armée rouge et soulever les masses, le Comité central nous demande de diviser nos forces en de très petites imités et de les disperser largement dans les campagnes, et de retirer Chu Teh et Mao Tsé-toung de l’Armée, afin de ne pas offrir de grosses cibles à l’ennemi. Cette façon de considérer le problème n’est pas réaliste. Dès l’hiver 1927, nous avons établi des plans et réalisé à maintes occasions dans la pratique la division de nos forces en unités de compagnies ou de bataillons opérant chacune indépendamment et les avons réparties de façon étendue dans les campagnes afin de soulever les masses par l’activité de partisans et d’échapper à l’ennemi, mais à chaque fois nous avons échoué. Ce qui s’explique par les raisons suivantes : 1) à la différence des détachements locaux de la Garde rouge, les forces principales de l’Armée rouge ne se composent pas en majorité d’habitants du cru ; 2) lorsqu’on dissémine les unités, on affaiblit leur direction, elles perdent leur aptitude à trouver l’issue à une situation difficile et essuient des défaites ; 3) L’adversaire peut sans difficulté nous écraser unité par unité ; 4) plus la situation est défavorable, plus il est nécessaire que les troupes soient concentrées, que les chefs soient fermement à leur poste de combat : c’est seulement ainsi qu’on peut aboutir à une cohésion interne pour lutter contre l’adversaire. La dispersion des troupes pour des actions de partisans n’est possible que dans une situation favorable ; en effet, dans une telle situation les chefs ne sont pas aussi liés que dans une situation défavorable où ils ne doivent pas abandonner leurs troupes un seul instant. »
Les considérations ci-dessus ont un point faible : tous les arguments sur l’impossibilité de disperser les troupes ont un aspect négatif, ce qui est absolument insuffisant. L’argument positif sur l’avantage de concentrer les forces armées est qu’on ne peut anéantir des forces plus importantes de l’adversaire et s’emparer des villes qu’en concentrant des troupes. Et c’est seulement en détruisant des forces plus importantes de l’adversaire et en s’emparant des villes que l’on pourra soulever les masses populaires sur une large échelle et créer les organes du pouvoir sur des territoires groupant plusieurs districts. C’est seulement de cette manière qu’on peut agir sur les pensées et les sentiments de l’ensemble du peuple (c’est ce qu’on appelle étendre l’influence politique) et arriver à des résultats pratiques en ce qui concerne l’accélération de l’essor révolutionnaire. C’est ainsi que notre politique de concentration de nos forces armées a abouti à l’établissement de notre pouvoir sur la frontière du Hounan et du Kiangsi en 1928 et à l’ouest du Foukien en 19299. Tels sont les principes généraux. Mais n’y a-t-il pas des cas où il est indispensable de disperser les troupes ? Si. Dans le passage de la lettre adressée par le comité du front au Comité central où l’on parle de la tactique de la guerre de partisans employée par l’Armée rouge, on dit, à propos de la possibilité de disperser les troupes à une petite distance de la base :
« La tactique que nous avons élaborée au cours de la lutte, ces trois dernières années, diffère réellement de tout ce que l’on a pu connaître jusqu’à présent dans tous les pays et dans toutes les époques. Par l’application de noire tactique, l’ampleur de la lutte des masses augmente de jour en jour et l’adversaire le plus puissant ne peut venir à bout de nos forces. Notre tactique, c’est celle de la guerre de partisans. Elle se ramène, pour l’essentiel, au principe suivant :
« Disperser les troupes pour soulever les masses, concentrer les troupes pour vaincre l’adversaire ».
« L’ennemi avance, nous reculons, l’ennemi s’immobilise, nous le harcelons, l’ennemi s’épuise, nous le frappons, l’ennemi recule, nous le pourchassons ».
« Avec la création de régions libérées stables10, recourir à la tactique de la progression par vagues ; au cas où l’on est poursuivi par un adversaire puissant, décrire un cercle sans s’éloigner de la base »,
« Dans le minimum de temps, en ayant recours aux méthodes les meilleures, soulever les masses les plus larges ».
Cette tactique est semblable au filet du pêcheur qu’on lance au moment opportun et qu’on retire également au moment opportun ; on le lance pour la conquête des masses, on le retire pour faire face à l’ennemi. Au cours des trois dernières années, nous avons constamment eu recours à une telle tactique. »
Ici, « lancer le filet », cela signifie disperser nos troupes à une petite distance de la base. C’est ainsi, par exemple, que lorsque nous nous sommes emparés pour la première fois de Yongsin, dans la région frontière Hounan-Kiangsi, les 29° et 31° régiments ont été dispersés dans les limites du district de Yongsin ; lorsque nous nous sommes emparés de Yongsin pour la troisième fois, le 28° régiment a été dirigé vers la frontière du district d’Anfou, le 29° vers Lienhoua, le 31° vers la frontière du district de Kian. A titre d’exemple, on peut également citer la dispersion des troupes dans les districts du Kiangsi méridional en avril-mai 1929 ou bien dans les districts du Foukien occidental en juillet. La dispersion des troupes à une grande distance de la base n’est possible qu’à deux conditions : lorsque la situation est suffisamment favorable et lorsqu’on dispose d’organes dirigeants relativement solides. Car le but de la dispersion des troupes est de s’assurer avec plus de succès la conquête des masses, d’approfondir la révolution agraire, de créer les organes du pouvoir et d’élargir les rangs de l’Armée rouge et des forces armées locales. S’il est impossible d’atteindre ces objectifs, ou bien si la dispersion des troupes entraîne la défaite et l’affaiblissement de ’Armée rouge (comme cela a été le cas en août 1928, par exemple, lorsqu’une partie des troupes de la région frontière Hounan-Kiangsi fut envoyée contre la ville de Tchengtcheou), alors il vaut mieux ne pas recourir à cette dispersion. Mais si les deux conditions que nous avons énoncées sont remplies, la dispersion est souhaitable, puisqu’alors elle est plus avantageuse que la concentration.
La lettre du Comité central, en février, était fausse quant à l’esprit : elle a eu une influence négative sur une partie des camarades appartenant à l’organisation du Parti de la 4° Armée. En outre, le Comité central soulignait, à la même époque, dans l’une de ses circulaires, qu’il n’était pas certain que la guerre entre Tchiang Kaï-chek et la clique du Kouangsi éclatât. Néanmoins, par la suite, les appréciations du Comité central et ses directives furent, pour l’essentiel, justes. Afin de corriger l’appréciation fausse de la situation contenue dans la circulaire précitée, le Comité central en envoya une seconde. Et bien que la lettre adressée à l’Armée rouge n’eût pas été corrigée, on ne trouvait cependant pas dans les directives ultérieures du Comité central de notes pessimistes ; en outre, son point de vue sur les actions de l’Armée rouge commença à coïncider avec le nôtre. Néanmoins, l’influence négative qu’avait eue la lettre du Comité central sur certains camarades n’a pas été éliminée. C’est pourquoi j’estime qu’il est encore indispensable d’éclaircir cette question.
En avril 1929, le comité du front présenta au Comité central un plan visant à conquérir, dans un délai d’un an, la province du Kiangsi. Par la suite, une décision fut prise à Yutou sur cette question. Les arguments présentés alors furent exposés dans la lettre suivante adressée au Comité central :
« Les forces de Tchiang Kaï-chek et de la clique du Kouangsi se rapprochent les unes des autres dans la région de Kieoukiang, et de grandes batailles sont en vue. Par suite de la reprise de la lutte des masses populaires et du développement des contradictions au sein du camp réactionnaire dirigeant, on doit bientôt assister à un essor révolutionnaire. Dans ces circonstances, en élaborant nos plans, nous sommes partis du fait que dans deux des provinces du Sud, le Kouangtong et le Hounan, les forces armées des compradores et des propriétaires fonciers sont très grandes, et qu’en outre, dans le Hounan, en raison des erreurs putschistes commises par le Parti, celui-ci a presque complètement perdu ses cadres et sa base de masse. La situation est toutefois différente dans les trois provinces du Foukien, Kiangsi et Tchékiang. Premièrement, les forces armées ennemies qui s’y trouvent sont les plus faibles. Dans le Tchékiang, il n’y a que les petites garnisons provinciales de Tsiang Po-tcheng11. Bien qu’il existe, dans le Foukien, quatorze régiments placés sous cinq commandements, la brigade de Kouo Fongming est déjà hors de combat12 ; les unités placées sous le commandement respectif de Tchen Kouo-houei et de Lou Hsin-pang13 sont composées de bandits et leur capacité combative est très faible ; les deux brigades d’infanterie de marine stationnées sur le littoral n’ont jamais participé aux combats et leur capacité combative est certainement réduite ; les seules troupes relativement capables de se battre sont celles de Tchang Tcheng14, mais selon les informations données par le comité provincial du Parti dans le Foukien, seuls deux régiments parmi ces troupes ont une capacité combative relativement élevée.
En outre, c’est le chaos total, à présent, au Foukien ; il n’y a pas d’unité. Dans le Kiangsi, les troupes de Tchou Pei-teh15 et de Hsiong Che-houei16 comptent en tout seize régiments. Leurs forces dépassent celles du Foukien et du Tchékiang, mais elles le cèdent de beaucoup à celles du Hounan. Deuxièmement, dans ces trois provinces les erreurs putschistes ont été relativement peu nombreuses. Si nous laissons de côté le Tchékiang où la situation ne nous semble pas bien claire, nous dirons que les organisations du Parti et leur base de masse dans le Kiangsi et le Foukien sont un peu plus fortes que dans le Hounan. En ce qui concerne le Kiangsi, il existe une certaine base de masse dans le nord — dans les districts de Jehan, Sieouchouei et Tongkou. A l’ouest, dans les districts de Ningkang, Yongsin, Lienhoua et Soueitchouan, les forces du Parti et les détachements de la Garde rouge subsistent comme par le passé ; dans le sud du Kiangsi, nos perspectives sont encore meilleures : les forces des 2° et 4° régiments de l’Armée rouge, dans le district de Kian, Yongsin et Hsingkouo, croissent de jour en jour ; les détachements de l’Année rouge commandés par Fang Tche-min n’ont nullement été anéantis. Il y a donc possibilité d’encercler Nantchang. Nous faisons au Comité central la proposition suivante : au cours de la guerre prolongée entre les militaristes du Kuomintang, nous développerons notre lutte contre Tchiang Kaï-chek et la clique du Kouangsi, afin de conquérir le Kiangsi et l’ouest du Foukien et du Tchékiang, nous accroîtrons les effectifs des imités de l’Armée rouge dans ces trois provinces, nous y créerons une base révolutionnaire que nous consoliderons grâce aux forces de la population. Délai pour l’accomplissement de ce plan : un an. »
Dans ce plan qui vise à la conquête du Kiangsi, Terreur est d’avoir fixé le délai d’un an. En ce qui concerne la possibilité de conquérir le Kiangsi, nous conditionnions, dans cette lettre, cette possibilité, outre la situation dans la province elle-même, au prochain déclenchement de l’essor révolutionnaire à l’échelle du pays tout entier ; car si l’on n’est pas convaincu que la poussée révolutionnaire doit intervenir à brève échéance, il est impossible de conclure à la possibilité de se rendre maître du Kiangsi en un an. Le défaut de cette proposition, c’est d’avoir fixé le délai d’un an ; car c’était donner une interprétation précise nuancée d’impatience aux mots « doit bientôt » dans l’expression « on doit bientôt assister à un essor révolutionnaire ». Les conditions subjectives et objectives existant dans le Kiangsi méritent une attention sérieuse. Outre les conditions subjectives dont on parle dans la lettre adressée au Comité central, il existe des conditions objectives, dont on peut déjà mentionner les trois suivantes : 1. l’économie du Kiangsi est essentiellement féodale, l’influence du capital commercial y est relativement faible ; quant aux forces armées des propriétaires fonciers, elles sont plus réduites que dans n’importe quelle autre des provinces méridionales ; 2. Le Kiangsi n’a pas ses propres troupes provinciales et il a toujours été protégé par les troupes des autres provinces ; ces dernières, transférées là pour « anéantir les communistes », ou pour « anéantir les bandits », ne sont pas au fait des conditions locales et sont loin d’être aussi intéressées à ces opérations que les troupes opérant dans leurs propres provinces ; souvent elles ne manifestent aucun enthousiasme ; 3. l’influence de l’impérialisme y est plus faible que dans le Kouangtong, limitrophe du territoire de Hongkong et où presque toute la vie se trouve placée sous contrôle britannique. Tenant compte de ces trois conditions, nous pouvons expliquer pourquoi les soulèvements paysans dans le Kiangsi revêtent un caractère plus généralisé que dans n’importe quelle autre province, et pourquoi les unités de l’Armée rouge et les détachements de partisans y sont plus nombreux que partout ailleurs.
Nombre de camarades se posent cette même question : comment comprendre les mots « doit bientôt » dans « on doit bientôt assister à un essor révolutionnaire » ? Les marxistes ne sont pas des faiseurs d’oracles. Lorsqu’ils parlent des développements et des changements qui interviendront à l’avenir, ils peuvent et ils doivent n’en indiquer que la direction générale, mais ils ne peuvent ni ne doivent en déterminer mécaniquement le jour et l’heure. Néanmoins, mon affirmation « on doit bientôt assister en Chine à un essor révolutionnaire » n’est nullement une phrase vide, dans le genre des formulations données par d’autres : « il est possible qu’intervienne un essor révolutionnaire », qui n’expriment en rien l’aspiration à l’action et qui représentent l’essor révolutionnaire comme quelque chose d’illusoire, d’inaccessible. L’essor révolutionnaire est semblable au navire dont la cime des mâts est déjà visible à l’horizon lointain ; il est semblable au disque solaire dont les rayons ardents percent déjà les ténèbres de l’Orient et sont visibles du sommet de la haute montagne ; il est semblable à l’enfant qui frémit déjà dans le sein de sa mère et qui verra bientôt le jour.