Les bactéries sont capable d’émettre des particules génétiques « visiteuses » appelées réplicons. Les réplicons se déplacent de bactérie en bactérie grâce aux échanges sexuels bactériens – la sexualité chez les bactéries est donc ici le seul échange de gènes – et permettent aux bactéries de transmettre des capacité de survie dans des conditions particulières.

Ainsi si une bactérie apprend une nouvelle aptitude, en réponse à un environnement particulièrement exigeant, elle sera capable de la transmettre rapidement à d’autres bactéries proches.

Lynn Margulis explique alors :

« Dans le microcosme, la facilité de ces échanges génétiques a des conséquences plus surprenantes encore. En effet, si toutes les souches de bactéries peuvent mettre en commun tous leurs gènes, il n’existe pas, au sens strict, de véritables espèces dans le monde des bactéries. Les bactéries forment un organisme unique, une entité capable de génie génétique à l’échelle de la planète. »

Lynn Margulis & Dorion Sagan, L’univers bactériel (1986)

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Dans certains de ses articles, Lynn Margulis explique d’où lui vient cette vision des bactéries. Elle défend la position de Sorin Sonea, l’auteur de Manifeste pour une nouvelle bactériologie (ou Manifesto for a new bacteriology). C’est lui qui a émis l’idée que les bactéries ont une telle capacité à s’adapter et à se transmettre ces adaptations les unes aux autres qu’on peut dire que l’ensemble des bactéries ne forment qu’une seule et même entité.

Par exemple, lorsque la photosynthèse sans oxygène est apparue dans la biosphère bactérienne, elle s’est répandue par échange génétique sur toute la surface de la Terre. Autrement dit, selon cette perspective, l’ensemble des bactéries constitue une entité gigantesque dont les bactéries forment les cellules qui ne sont pas collées les unes aux autres mais qui communiquent constamment entre elles.

Le monde des bactéries est par conséquent une entité évoluant de manière mondiale, dispersée mais interactive, dont chaque individu n’appartient pas à une espèce précise – à l’opposé de tous les eucaryotes (c’est-à-dire les êtres vivants autres que les bactéries qui ont un noyau cellulaire, comme les animaux ou les plantes) – mais plutôt à une souche.

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Cette vision des bactéries dans les années 1980 était remarquable. En effet, les bactéries ne suscitaient pas l’émoi des scientifiques et elles n’étaient étudiées qu’au travers de modèles calqués sur ceux des eucaryotes – le concept d’espèce est ainsi adapté aux eucaryotes mais pas du tout aux procaryotes (les bactéries).

Et, aujourd’hui encore, cette vision des bactéries reste novatrice puisqu’en France, un organisme comme l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) ne l’a toujours pas prise en considération. L’INRA parle en effet d’espèce « génomique » pour qualifier les souches de bactéries.

Ce terme traduit le fait que l’INRA sait que le concept d’espèce ne peut être appliqué tel quel aux bactéries mais qu’il est incapable de changer de système de classification. Alors, pour pouvoir faire la différence avec la notion d’espèce chez les eucaryotes – qualifiée par conséquent d’« espèce biologique » (terme assez étrange puisque les bactéries sont étudiées par la biologie) –, le concept d’espèce « génomique » est employé.

Dans un grand élan de relativisme, plutôt que d’employer le terme « souche » ou d’élaborer un nouveau terme plus adéquat, l’INRA adjoint l’adjectif génomique pour donner un nouveau sens au terme d’espèce. Qui plus est, cet ajout ne permet même pas d’être plus proche de la réalité des bactéries.

En effet, les bactéries pouvant, par assimilation de réplicon, voir leur ADN évoluer, les classer par génome est une aberration.

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On peut ajouter à cela que, l’INRA étant un organisme de recherche agronomique, les bactéries ne sont étudiées que sous le filtre des attaques dont elles sont responsables sur les végétaux. Autrement dit, les bactéries ne sont vues que par un filtre négatif.

Le CNRS ne fait pas mieux puisqu’il emploie le terme d’espèce sans autre qualificatif et que les bactéries ne sont étudiées que dans une optique utilitariste : étude des bactéries de l’intestin pour la santé de l’être humain ou étude des bactéries des sols pour l’évaluation de la qualité de l’environnement.

Or, Lynn Margulis ou Sorin Sonea, entre autres, ont bataillé pour que soient reconnues la richesse et la spécificité du monde bactérien. Ils ont même revendiqué que les tapis de bactéries soient protégés, pour eux-mêmes, comme des sanctuaires scientifiques.

Voici le résumé d’un des articles de Lynn Margulis à ce sujet :

« Les tapis microbiens sont des communautés de bactéries superposées qui forment des structures cohésives, quelques-unes étant préservées dans les roches sédimentées telles que les stromatolites. Certaines roches, âgées d’approximativement 3500 millions d’années et représentant les fossiles connus les plus vieux, sont considérées comme les descendantes de tapis microbiens et comme contenant des fossiles de micro-organismes.

Les tapis microbiens modernes (tels que ceux de Matanzas, à Cuba, décrits dans cet article) et leurs homologues fossiles sont d’un grand intérêt pour l’étude de la vie primitive sur Terre.

Comme l’examen des tapis microbiens améliore notre compréhension de la stabilité et du changement à long-terme, dans l’environnement global, de telles structures devraient être protégées chaque fois que c’est possible en tant réserve naturelle scientifique. De plus, comme ils ont existé quasiment depuis l’époque de l’origine de la vie, les tapis microbiens ont développé des mécanismes exemplaires de persistance des communautés locales et pourrait même jouer un rôle dans l’environnement global plus général que nous ne comprenons pas. »

Lynn Margulis, « Community Living Long Before Man, Fossil and Living Microbial Mats and Early Life » dans The Science of the Total Environment n°56 (1986)

Lynn Margulis a donc participé à la nouvelle vision de l’univers bactériel, pour reprendre le titre du seul de ses livres qui a été traduit en français. Et cette lutte scientifique contre l’attitude social-darwiniste consistant à dénigrer les bactéries est encore d’actualité.

Mais cette vision présentée par Sorin Sonea, et mise en avant par Lynn Margulis, est également remarquable dans la mesure où les bactéries sont vues comme un système. Les bactéries ne sont plus étudiées seulement comme des individus pris à part mais selon une réflexion globale, avec une volonté de les étudier dans leur ensemble. C’est là un point de vue que la conception bourgeoises dans la science, caractérisée par l’individualisme, ne peut admettre.


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