[article publié dans le numéro 15 de la revue « Crise » ]

L’économie capitaliste est une sorte d’organisme devant maintenir sa température, c’est-à-dire son propre mouvement interne. L’inflation, c’est-à-dire l’augmentation générale des prix, est un peu cette température. Elle est nécessaire au capitalisme, mais trop d’inflation, c’est la surchauffe, la fièvre. Inversement, pas ou peu d’inflation, ou pire une déflation, et c’est un refroidissement très dangereux. On notera qu’il ne faut pas confondre l’inflation avec la croissance (du PIB), qui est un marqueur de la production capitaliste de marchandise, bien que les deux soient directement liés.

La grande difficulté des économies capitalistes avancées ces dernières années a été de maintenir une inflation suffisamment importante (autour de 2 %). C’est un marqueur de la crise en gestation depuis plusieurs années avec une économie s’enrayant ; la surproduction de marchandises couplée à la surproduction de capitaux créent une sorte de trou d’air, empêchant la mise en température normale de l’économie.

La réponse bourgeoise est la même qu’en médecine avec les médecins bourgeois traditionnels : il faut forcer la nature des choses de manière mécanique, à l’aide de médicaments très puissants.

En l’espèce, il s’agit des politiques monétaires ultra agressives de la part des principales banques centrales mondiales, qui depuis plusieurs années dopent l’économie en « rachetant » massivement des capitaux. Cela permet d’injecter de l’argent artificiellement, qui une fois sur le marché contribue (bien que difficilement) à l’inflation, c’est-à-dire au mouvement général des prix, et donc au mouvement général du capitalisme.

Précision d’ailleurs ici une chose importante, voire fondamentale : le mouvement général des choses n’est jamais considéré par la pensée bourgeoise, qui rejette la dialectique. Ainsi, l’inflation n’est pas considérée en tant que mouvement interne résultant de contradictions, mais en tant que phénomène externe devant être maîtrisé. Ainsi, l’inflation, maintenue à un petit niveau, est considérée comme une sorte de mal nécessaire servant à garantir la stabilité des prix et de tout le système de crédit.

On notera qu’il est parlé ici de « stabilité des prix » pour parler d’une augmentation (générale) des prix, ce qui paraît contradictoire… En fait, la notion de stabilité s’oppose ici à celle de volatilité. Il est considéré que si les prix augmentent légèrement mais de manière durable, cela empêche de grandes variations (positives et négatives), extrêmement néfaste économiquement.

Cela est en tout cas extrêmement significatif du fait que la bourgeoisie imagine le capitalisme comme le stade ultime, indépassable, de l’économie. Il s’agit pour elle de maintenir coûte que coûte les choses en l’état, pour garantir la fiction d’une stabilité, de la fin de l’Histoire. Il est très important de comprendre cela pour bien aborder les crises économiques, et particulièrement la seconde crise générale du capitalisme. En effet, la bourgeoisie fait tout pour masquer les contradictions, le mouvement interne des choses, et elle a des moyens immenses pour y parvenir.

C’est, on l’a déjà vu à plusieurs reprises, exactement ce qui se passe avec la crise sanitaire du Covid-19 et le ralentissement de l’économie : la politique « médicamenteuse » de dopage de l’économie a été décuplée de manière gigantesque, masquant en partie la réalité de l’économie. Des milliards de dollars, d’euros, de livres sterling, de yens, etc. sont littéralement tombés du ciel pour maintenir le capitalisme sous respiration artificielle.

Quelles peuvent être les effets secondaires d’un tel traitement ? Immédiatement, il a été craint par de nombreux observateurs de l’économie un risque de dévaluation générale des monnaies. Cela signifie un effondrement, avec des prix partant dans tous les sens et des monnaies ne valant plus rien.

Cela ne se produit manifestement pas (en tous cas pas pour l’instant et sauf pour des pays très fragiles et instables tel le Liban), en raison surtout du fait que le capitalisme dispose à son service d’une bourgeoisie extrêmement bien implantée sur le plan culturel. Il y a, pour le dire autrement, une confiance généralisée de la population mondiale en le capitalisme et sa capacité à maintenir (et développer) la société de consommation.

Peu importe que la valeur des monnaies soit de plus en plus éloignée de la réalité de la production économique elle-même, la confiance en sa valeur et la volonté de continuer « comme avant » suffisent, relativement, à maintenir les choses en l’état.

Cependant, si les choses restent donc stables en apparence, il y a en arrière-plan le risque d’un emballement de l’inflation, comme effet direct de la crise, ce qui terrifie la bourgeoisie et ses économistes.

Aux États-Unis notamment, la question est brûlante avec une hausse générale de 5,4 % des prix, mais c’est aussi le cas au Royaume-Uni où la banque centrale craint une inflation grimpant à 4 % d’ici à la fin 2021 ou début 2022, bien au-delà de ses prévisions récentes du printemps 2021.

Si l’ont fait la moyenne des 38 économies avancées regroupées au sein de l’OCDE, il y a une inflation mesurée à +4,1 % en juin 2021 par rapport à juin 2020, ce qui est du jamais vu au 21e siècle.

L’Union européenne n’est pour l’instant pas concerné par une telle augmentation générale des prix, notamment en France, mais le sujet est sur la table. À ce titre, il faut considérer la déclaration de politique monétaire de juillet 2021 par la Banque centrale européenne comme historique.

Auparavant, il était question de maintenir l’inflation à un niveau « inférieur, mais proche de 2% », ce qui était fait, non sans peine. La BCE a procédé à un tournant en expliquant que cela n’a plus cours, qu’elle vise maintenant les 2 % à moyen terme… et que cela pourrait même « donner lieu à une période transitoire pendant laquelle l’inflation sera légèrement supérieure à l’objectif. »

Sa présidente Christine Lagarde a même déclaré :

« Nous savons que les 2% ne seront pas atteints constamment, qu’il peut y avoir une déviation modérée, temporaire dans les deux sens par rapport à ces 2%. Et c’est très bien ».

C’est un revirement total. La BCE fait comme si elle maîtrisait la situation et explique que sa politique monétaire est maintenant tellement efficace que, d’une part elle va la maintenir durablement et que, d’autre part, il faut donc s’attendre à une petite surchauffe salutaire bientôt.

Cela n’a évidemment aucun sens car si les choses fonctionnaient, alors il y aurait un ralentissement de la politique monétaire pour stabiliser l’inflation au niveau souhaité. En réalité, une telle déclaration est la preuve que la bourgeoisie envisage concrètement la question d’une forte inflation y compris en Europe et qu’il y a la crainte que cela produise rapidement un effet de panique.

Précision ici que l’inflation est par nature quelque chose de complexe à aborder. Il s’agit en effet, par différentes méthodes statistiques, de déterminer des indices généraux des prix, pour en mesurer les évolutions. Autant une économie socialiste, planifiée et organisée à sa base, peut facilement produire de telles statistiques, autant dans le capitalisme, qui est par définition anarchique et fonctionnant de haut en bas de manière décentralisée, il est très difficile de mesurer les choses de manière fiable. C’est, on le comprend facilement, d’autant plus sujet à toutes sortes de manipulations ou interprétations particulières.

En tous cas de telles statistiques existent et sont utilisées pour mesurer l’inflation officielle, à défaut d’autre chose. Pour la zone euro, il y a l’organisme Eurostat qui compile chaque mois les relevés d’environ 1,8 million prix dans plus de 200 000 points de vente de 1600 villes grandes et moyennes. Cela concerne environ 700 biens et services qui sont considérés comme représentatifs, puis le tout est pondéré par rapport à la part que chaque marchandise est censée représenter dans le « panier moyen » des « ménages ».

On peut regarder des indicateurs dans le détail plutôt que dans une moyenne globale, pour avoir un aperçu de la réalité de l’inflation. Avec quelques indicateurs officiels majeurs si l’on prend la France, on a ainsi en juillet 2021 par rapport à l’année précédentes :

– des prix stables et dans l’objectif traditionnel des 2 % pour l’alimentation avec + 1,4 % pour la nourriture et +1,8 % pour les boissons non alcoolisées.

– des prix à la baisse pour l’habillement avec -3,4 % pour les vêtements et -2,8 % pour les chaussures.

– des prix à la hausse pour le logement (+4,7%) et le transport (+6,8%) avec dans le détail les loyers à +1,1 %, l’entretien et réparation du logement à + 2,9 %, l’eau et les services divers à +1,9 %, l’électricité, gaz et autres carburants domestiques à +11,2%, et +3,3 % pour l’achat de véhicule, +10,6 % pour les frais sur les véhicules personnels et +0,3 sur les services de transport.

On le comprend tout de suite : le problème est de savoir comment tout cela combiné (alors qu’il s’agit déjà de combinaison pour chaque indice) peut donner une indication réelle de l’inflation, et donc de la « température » de l’économie capitaliste.

Il y a cependant des indicateurs très concrets, qui conditionnent directement l’économie mais aussi la confiance qu’a la population en le capitalisme.

C’est le cas par exemple du prix de l’essence à la pompe, et c’est particulièrement vrai dans un pays comme les États-Unis où tout l’espace est organisé en fonction de l’automobile.

Ce prix a augmenté de 41 % depuis le début d’année, alors que dans le même temps le prix moyen d’un véhicule a augmenté de 24 % par rapport à 2020 et qu’il est considéré que les conditions d’achat d’un véhicule sont 48 % moins bonne que l’année précédente dans le pays. C’est là une expression on ne peut plus concrète de la crise, avec le capitalisme rongé à sa base même, tellement le marché de l’automobile est constitutif de l’économie américaine.

Et ce qui est déterminant surtout pour l’inflation est le marché de l’énergie. Cela conditionne directement le prix des matières premières, qui ont eux-mêmes un impact sur toute la chaîne de production des marchandises. Et là le mouvement est flagrant à l’échelle mondiale.

Le baril de brent (un des cours du pétrole) a connu une explosion de 293 % par rapport à son cours plancher d’avril 2020 (qui était toutefois exceptionnellement bas en raison de la crise sanitaire). De la même manière, l’indice CRB du cours de 19 matières premières a augmenté de 104,4% par rapport à son plancher d’avril 2020 (lui aussi exceptionnellement bas).

L’inflation est marquante en 2021 et c’est un processus en cours, qui sera probablement la grande actualité de 2022. Un emballement général des prix, alors que les monnaies sont déjà fragiles en raison des dissonances énormes entre leurs valeurs et la valeur de la production économique : cela forme un cocktail explosif dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme.


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