[Article publié dans le seizième numéro de la revue « Crise »]
Le concept de guerre hybride est désormais tout à fait établi ; on parle là d’un concept couramment employé par les armées et présenté comme la guerre du futur. Voici l’histoire du concept présenté dans le document « Le piège de la guerre hybride », publié en 2015 par l’Institut français des relations internationales Laboratoire de Recherche sur la Défense, un très important club de pensée para-étatique français.
« Le terme de « guerre hybride » (hybrid war) apparaît au mois de novembre 2005 dans un article de deux officiers américains du corps des Marines, le général James Mattis et le colonel Frank Hoffman. Leur objectif est notamment de peser sur le débat autour de la Quadrennial Defense Review (QDR) de 2006 en cours de rédaction.
L’armée américaine est alors empêtrée en Irak et en train de faire demi-tour sur le programme de « Transformation », poussé par Donald Rumsfeld lors de la QDR de 2001.
Là où la Transformation faisait la part belle aux nouvelles technologies et à la réduction des effectifs terrestres, les contraintes de l’occupation irakienne donnent une nouvelle voix aux partisans des « boots on the ground » : c’est l’époque du grand retour de la contre-insurrection qui insiste sur les compétences humaines plus que techniques et invite à repenser le centre de gravité des nouveaux conflits.
Hoffman et Mattis abondent dans ce sens et insistent sur la nouvelle complexité de la guerre moderne qu’ils qualifient pour la première fois d’hybride. Selon eux l’Amérique serait, dans les années à venir, susceptible d’être confrontée « simultanément à l’effondrement d’un État failli ayant perdu le contrôle de certaines armes biologiques ou balistiques, tout en devant faire face à une violence fondée sur des clivages ethniques, ainsi qu’à des groupes terroristes radicaux ».
Cette nouvelle complexité, dont le tableau rappelle à s’y méprendre l’Irak des années 2003-2004, comporterait un potentiel de déstabilisation plus élevé qu’au cours des décennies précédentes. Le concept demeure cependant théorique et il faut attendre août 2006 avec la campagne israélienne contre le Hezbollah pour le voir prendre corps.
La communauté stratégique est alors surprise par les capacités sophistiquées du Parti de Dieu libanais qui prend en défaut les forces israéliennes, écartelées entre une armée de l’air trop confiante en l’efficacité de ses frappes stratégiques à distance et une armée de terre calibrée sur un conflit de basse intensité dans les territoires palestiniens.
L’idée qui émerge alors est que le « milieu » du spectre a été négligé au profit de ses deux extrémités et qu’il existe désormais des acteurs irréguliers dont les capacités et les compétences n’ont rien à envier à celles de certains Etats (défense sol-air, missiles antichar, drones, etc.) tout en continuant de bénéficier des avantages traditionnels de l’irrégularité (fugacité tactique, asymétrie morale, soutien populaire). »
Au début des années 2000, ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait d’avoir à faire face à un ennemi qui, même s’il n’est pas une structure étatique, dispose de moyens techniques dont il n’aurait pas pu disposer une vingtaine d’années auparavant. Pour prendre un exemple concret jamais mentionné, mais de fait tout à fait exemplaire, les Tigres Tamouls au Sri Lanka avaient réussi à mettre en place des mines anti-blindés depuis copiés partout dans le monde, ainsi qu’à réaliser toute une flotte artisanale très variée de semi-sous-marins, de torpilles humaines, de petits patrouilleurs, d’embarcations suicides, de mines marines, etc.
Le concept de guerre hybride a toutefois été totalement modifié depuis, pour ne pas dire révolutionné, et c’est la Russie qui aurait été la première à en formuler une forme concrète, avec l’annexion de la Crimée par des soldats sans uniformes nationaux et la mise en place de pseudo-Etats dans l’Est de l’Ukraine.
Il a été considéré que l’intervention en Crimée des « petits hommes verts », soldats aux moyens techniques ultra-modernes mais sans appartenance officielle à la Russie, présentait une sorte de nouveau coup dans la gamme des actions possibles, tout comme, de manière relative, la mise en place de structures fantoches pour masquer l’occupation.
On considère que le théoricien de cette approche nouvelle est Valéri Guérassimov, qui est depuis 2012 chef de l’État-Major général des forces armées de la Fédération de Russie et vice-ministre russe de la Défense. On parle de la doctrine Gerasimov.
Cependant, en réalité, la doctrine Gerasimov exposée lors d’une conférence par ce militaire consistait en une présentation des menaces pesant sur la Russie, considéré comme une pression à la fois technologique, diplomatique, militaire, économique, culturelle, psychologique, etc.
On retrouve à l’arrière-plan la menace que représentent les opérations « oranges » des États-Unis. En effet, si on parle de « révolution orange » pour l’Ukraine en 2004-2005, il faut savoir que cette couleur est typique des pseudos-oppositions mises en avant par la superpuissance américaine dans les pays de l’Est européen durant les années 1980.
Gerasimov pensait également au « printemps arabe », une pure fiction mise en place par les Frères musulmans notamment avec la chaîne du Qatar Al-Jazeerah.
On l’aura compris, la Russie parle de la menace de guerre hybride et les États-Unis également, et l’expression s’est généralisée, au point que la définition de celle-ci apparaît comme toujours très fluide.
La revue de l’OTAN, dans un article de mai 2015 intitulé « La guerre hybride existe-t-elle vraiment ? », présente la « guerre hybride » et dit que sa nature conceptuelle est trop floue, qu’il vaut mieux, par conséquent, s’en passer.
« La récente intervention de la Russie en Ukraine a suscité de nombreux débats sur le recours à la guerre hybride et son efficacité. Il s’agit d’un type de guerre généralement présenté comme alliant guerre conventionnelle et non conventionnelle, guerre régulière et irrégulière, guerre de l’information et cyberguerre (…).
L’idée générale est que les adversaires d’aujourd’hui ont recours à des moyens conventionnels et non conventionnels, réguliers et irréguliers, visibles et dissimulés. Ils exploitent toutes les dimensions de la guerre pour s’attaquer à la supériorité dont jouit l’Occident en matière de guerre conventionnelle. Les menaces hybrides exploitent pleinement tous les aspects de la guerre moderne : elles ne se limitent pas aux moyens conventionnels (…).
Lors d’une récente rencontre parrainée par l’OTAN et organisée par l’Atlantic Council, les participants ont appris qu’il n’existait « aucune définition unanimement reconnue des termes liés à la guerre hybride ».
Autrement dit, les vingt-huit membres de l’Alliance atlantique ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une définition claire des menaces auxquelles ils sont confrontés.
Comment les dirigeants de l’OTAN pourraient-ils élaborer une stratégie militaire efficace s’ils ne peuvent définir ce qu’ils considèrent comme la principale menace du moment ?
Je recommande donc que l’OTAN et les autres décideurs occidentaux oublient toutes les références à l’« hybridité » et qu’ils se concentrent sur la spécificité et l’interconnexion des menaces qui se présentent à eux. »
C’est que les militaires impérialistes sont coincés, du fait de leur incapacité à porter un regard historique. Car il n’y a en réalité rien de nouveau avec la « guerre hybride » et on parle là simplement du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique.
Les années 1960-1970-1980 ont ainsi déjà connu une telle guerre « hybride », celle-ci s’arrêtent en cours de route en raison de l’effondrement de la superpuissance social-impérialiste soviétique, qui était alors la force la plus agressive dans le monde et qui a été cassé dans son élan.
Cependant, comme les années 1990-2000-2010 ont été marquées par une paix impérialiste, avec une grande expansion du capitalisme, il n’y a plus eu un tel militarisme impérialiste.
Il reprend désormais avec la seconde crise générale du capitalisme et cela apparaît comme « nouveau », alors que c’est la simple reprise de ce qui existait au moment de l’affrontement entre les superpuissances américaine et soviétique.
Il suffit par exemple de penser à l’Afghanistan. Les Soviétiques envahissent le pays à l’appel d’une faction pro-soviétique soutenue à bout de bras pour justifier l’invasion, alors que par la suite les Américains arment les rebelles musulmans par l’intermédiaire de l’Arabie Saoudite, en fournissant des armes soviétiques pour ne pas officialiser trop bruyamment leur action.
On peut penser aussi aux ordinateurs soviétiques des années 1980, consistant en un pillage des conceptions américaines, ou à la contre-guérilla américaine consistant en des actions armées ciblées contre par exemple les cadres du Black Panther Party et de l’American Indian Movement. On notera que les actions menées ici, sous l’égide du COINTELPRO, utilisaient également la diffamation, l’agression, le sabotage, etc.
On notera également que cela pouvait se dérouler en dehors des États-Unis, avec ainsi un soutien aux groupes fascistes italiens posant des bombes dans des lieux publics pour mettre en place une stratégie de la tension.
Pareillement, les « barbouzes » français ont liquidé des indépendantistes algériens puis des partisans de l’OAS, les services secrets espagnols ont tué des cadres basques dans le sud France, l’Allemagne de l’Ouest a aidé le FLN algérien et des néo-nazis poseurs de bombes dans le Tirol du Sud italien, etc.
Tout cela est de la guerre « hybride ». Mais alors qu’est-ce que la guerre hybride ? En quoi doit-on la définir comme le masque du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique ?
C’est relativement simple à comprendre. La concurrence entre États se doit de respecter un cadre diplomatique pour ne pas basculer dans un conflit ouvert non désiré. Cependant, lorsqu’il y a la crise générale du capitalisme, beaucoup de barrières tombent et la prise de risques est plus grande.
Ce qu’on ne voulait pas espionner ou saboter auparavant, car cela risquait de provoquer un éventuel trouble, désormais on le fait.
La présence de l’arme atomique modifie cependant cette prise de risques, au sens où le risque d’une éventuelle escalade pose tout de même un problème majeur. Le souci n’est pas l’arme atomique, en fait, mais qu’il n’y ait que l’arme atomique. C’était le problème des années 1960 pour les superpuissances américaine et social-impérialiste soviétique : entre les frictions et l’utilisation des bombes atomiques, la gamme de ce qui existait était très faible.
C’est sur ce terrain que s’est développée la « guerre hybride » en multipliant dans tous les domaines les champs d’intervention, et cela d’autant plus que l’expansion capitaliste ouvrait de nouvelles possibilités culturelles ou technologiques.
L’idée est de conquérir des espaces dans le camp de l’ennemi lui-même, afin de l’affaiblir, voire de provoquer des troubles, mais de telle manière que cela apparaisse comme interne. Cette dimension « interne » est censée avoir plus d’impact, et qui plus est protège en apparence puisqu’il n’y a pas d’intervention extérieure visible de manière claire.
Et cela peut atteindre la dimension d’un territoire. On parle aujourd’hui des pseudos-républiques populaires de Louhansk et Donetsk mis en place par la Russie à l’Est de l’Ukraine. Mais la superpuissance américaine l’a déjà fait dans le passé, Ulrike Meinhof constatant en 1976 que des morceaux de pays ont été conçus par les États-Unis comme des bases opérationnelles : l’Allemagne de l’Ouest, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.
Toutefois, c’est là quelque chose de plutôt rare. Plus couramment, il y a des couches vendues à une superpuissance, comme les partis pro-Russie actuellement en Ukraine ou le Parti « Communiste » Français des années 1960-1970-1980, totalement un satellite soviétique, entièrement au service du social-impérialisme soviétique.
On remarquera d’ailleurs ici une chose : la Fraction Armée Rouge fut littéralement obsédée par cette question de la mise en place d’interventions impérialistes pour instaurer un terrain favorable ; elle visait l’« agglomération », le « formatage » réalisé par l’impérialisme pour s’établir une base toujours plus solide.
C’est d’ailleurs le cas pour les Brigades Rouges italiennes, Action Directe en France à partir de 1984, le DHKP/C en Turquie. Pour le DHKP/C, toutes les grandes décisions étatiques avaient comme source le MGK (Conseil national de sécurité mis en place par l’armée). La résolution de la direction stratégique d’avril 1975 des Brigades Rouges dit ainsi que :
« Il apparaît clairement que ‘‘crise de l’impérialisme’’ dans l’immédiat, ne signifie pas « effondrement » mais contre-révolution impérialiste globale, c’est-à-dire :
a) restructuration des modèles économiques de base ;
b) restructuration rigidement planifiée des fonctions économiques à l’intérieur d’une division internationale du travail et des marchés ;
c) réajustement des structures institutionnelles, militaires et étatiques des régimes moins stables et plus menacés dans le cadre de l’ordre impérialiste. »
Ainsi, on peut voir une tendance assez prononcée à raisonner en termes de « plans impérialistes ». Car là est le risque : si l’on parle de guerre hybride, alors on parle de choix de la mener, et on a vite fait de basculer dans la conception erronée d’un capitalisme qui est conscient de lui-même, qui pense, qui prévoit et établit des « plans ».
Or, il ne peut pas y avoir de « plan », et donc pas de « guerre hybride » qui soit « consciente ». La guerre hybride est toujours une poussée, dans le sens d’une opportunité qu’un pays impérialiste (ou expansionniste) se voit obliger de saisir parce qu’il est irrémédiablement forcé par la crise générale du capitalisme et la sienne en particulier.
La Russie ne choisit pas de saboter l’existence de l’Ukraine, elle y est forcée de par sa propre situation. Et cela, comme les gens le voient sans en avoir une conscience juste, est détournée par les nationalistes ukrainiens (ou polonais) comme quoi la Russie serait une entité maléfique « en soi ».
Les impérialistes français tentent de présenter la Chine et la Turquie sous le même jour, assimilant les poussées de leur régime à la nature même d’un pays.
Ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait la généralité de la compétition pour le repartage du monde et donc la systématisation du militarisme, qui prend le masque du militarisme du concurrent.
La guerre hybride, c’est toujours celle de l’autre – personne ne prétend la faire, chaque force argumentant qu’elle ne fait que répondre à celle entreprise par l’adversaire.
C’est cela, la véritable nature de la « guerre hybride », cette systématisation des interventions plus ou moins feutrées dans le camp du concurrent pour l’affaiblir de manière interne, afin d’être plus fort à terme pour la confrontation – conflagration.