Ainsi donc, la Turquie va rentrer dans le grand jeu du repartage du monde : c’est le moment. Sa place particulière avait été notable au moment de l’adhésion de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, puisque la Turquie avait fait obstacle, exigeant des contreparties, les deux pays nordiques concernés soutenant des oppositions au régime. Cependant, la nature même du régime justement le place au cœur des contradictions inter-impérialistes, comme noté en octobre 2020 dans le numéro 7 de Crise, dans l’article « La Turquie, maillon faible de la chaîne des pays dépendants ».

L’article, qui présentait la nature générale du régime et sa dynamique interne, se concluait en disant :

« La Turquie va connaître une période intense de crise durant les années 2020 et sera l’un des pays au cœur de la question révolutionnaire au niveau mondial ».

C’est indéniablement juste et l’année 2022 va abattre les cartes à ce niveau.

Le processus a commencé de la manière suivante. Le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis est allé en visite aux États-Unis et a tenu un long discours au Congrès américain, le 17 mai 2022. Sur 42 minutes de discours, il s’est fait applaudir 37 fois. Dénonçant le régime turc comme agressif et une menace pour la stabilité générale de la région (et du monde), il exigeait notamment que des avions F-16 américains ne soient pas vendus à la Turquie et qu’une pression accrue soit faite sur celle-ci en ce qui concerne Chypre, dont une partie est occupée sous la forme d’une « République turque de Chypre du Nord » depuis le coup d’État grec de 1974.

La Grèce est concrètement extrêmement agressive elle-même, son régime étant très particulier, puisque même lorsqu’il y a eu le gouvernement d’Aléxis Tsípras sous l’égide de la « coalition de la gauche radicale » Syriza, de 2015 à 2019, cela n’a été possible qu’avec le soutien du parti ultranationaliste des « Grecs indépendants ». Et le dirigeant de ce parti, Pános Kamménos, a ainsi été ministre de la Défense de 2015 à 2019 ! Cela montre très bien comment, au-delà de la vie politique grecque et de ses contingences, à l’arrière-plan, il existe un appareil d’État où l’armée et l’Église jouent un rôle fondamental. Cela fait que le pays est, idéologiquement, au niveau des masses, farouchement nationaliste.

L’agressivité turque est très différente, puisqu’elle repose sur une expansion et non plus simplement, comme auparavant, sur une simple base organique comme c’est le cas actuellement en Grèce. En fait, tant la Grèce que la Turquie avaient le même type de régime avec un « État profond » inféodé à l’OTAN et à la grande bourgeoisie, servant de forteresses réactionnaires. Désormais la Turquie a connu une forte expansion de son capitalisme bureaucratique ; le pays s’est industrialisé et grandement modernisé, son PIB a quadruplé depuis 2000.

L’expansion a cependant un prix et avec la seconde crise générale du capitalisme, cela exige du capitalisme bureaucratique turc d’aller à l’affrontement. La Turquie connaît en ce moment un taux d’inflation de 80 %, alors qu’elle peut être militairement en position de force : la contradiction se résout par la guerre. La réponse turque à la visite grecque aux États-Unis a donc enclenché un processus belliciste.

Dès ce moment en effet, la Turquie a mené une grande campagne sur la militarisation de nombreuses îles grecques, 21 sur un total de 23 îles, alors qu’en théorie cela ne devrait pas être possible suivant les différents accords (la convention de Montreux, le traité de Lausanne, le traité de Paris, etc.). Au début juin, le président turc Recep Tayyip Erdogan a exprimé la nature de cette offensive idéologique lors des exercices militaires turcs Efes-2022 dans la région d’Izmir, au tout début juin. De manière capitale, il faut noter qu’ont participé à ces exercices des forces militaires de Libye, de Macédoine du Nord, d’Albanie et d’Azerbaïdjan.

Recep Tayyip Erdogan s’est ainsi directement adressé à la Grèce lors de son discours, disant notamment :

« Je préviens la Grèce pour qu’elle cesse des rêves, des actes et des déclarations qui aboutiront à des regrets. Revenez à la raison (…). Nous attendons de la Grèce qu’elle arrête d’armer les îles qui ont un statut non militaire et qu’elle agisse en accord avec les accords internationaux. Je ne plaisante pas. Je parle sérieusement. La nation est déterminée. »

Bien entendu, cela s’adresse surtout à la Turquie elle-même pour la mobiliser. D’ailleurs, quelques jours plus tard, Recep Tayyip Erdogan postait le message suivant sur le réseau social Twitter, également en anglais et en grec :

« La Turquie ne renoncera pas à ses droits sur la mer Egée, elle n’hésitera pas non plus à faire usage de ses droits découlant des traités internationaux sur la question de la démilitarisation des îles. »

Carte de la Mavi Vatan

Carte de la Mavi Vatan

De son côté, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, remettait directement en cause, le 7 juin 2022, la souveraineté grecque sur les îles militarisées. Comme on le voit, tout est allé très vite, et cela montre la pertinence de l’analyse du PCF(mlm) qui en octobre 2021 indiquait que l’affrontement turco-grec était à l’ordre du jour (« Pacte militaire secret franco-grec : préparez-vous au grand défi de la guerre franco-turque! », publié dans le numéro 16 de Crise).

Il s’avère en effet que la France est partie prenante dans l’affaire, comme indiqué dans le document :

« Pour résumer les grands traits de l’établissement de ce pacte secret : il a été signé fin septembre 2021, lors de la visite à Paris du premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, du ministre grec des Affaires étrangères Nikos Dendias, ainsi que du ministre de la Défense Nikos Panagiotopoulos.

Il y a eu à cette occasion une conférence de presse des présidents français et grec, les médias français indiquant alors que la Grèce se procurerait pour cinq milliards d’euros de navires de guerre (trois frégates) et d’avions de combat (vingt-quatre Rafales), acceptant la proposition la plus onéreuse de celles faites par plusieurs pays. »

La tension sur le plan militaire est déjà vivace, puisque la Grèce et la Turquie s’accusent mutuellement de dizaines et de dizaines de violations de l’espace aérien, avec parfois plus d’une centaine en une seule journée, chacun expliquant que l’autre a commencé et qu’il ne fait soi-même que répondre.

Mais il s’agit maintenant de voir quel va être l’aspect principal servant de détonateur au conflit gréco-turc.

Il y a trois aspects qui sont à prendre en ligne de compte. Il y a l’île de Chypre dont une partie est occupée par la Turquie. La « République » turque instaurée au nord de Chypre n’est cependant reconnue par personne à part la Turquie. Annexer cette République afin d’assurer son contrôle apparaît comme inéluctable.

Il y a 152 îlots et îles appartenant à la Grèce qui sont revendiqués par la Turquie. Tout conflit sera l’occasion de tenter de les obtenir militairement. L’une des îles immanquablement visées sera celle de Kastellórizo, faisant 9 km² et située au sud de la Turquie, à 1,5 km de la côte, à 130 km de l’île de Rhodes et à 600 km de la Grèce continentale. Le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a déjà averti en décembre 2021 que la Turquie était en mesure de conquérir l’île, malgré l’établissement par la Grèce d’un système défensif.

Il faut bien saisir que ces îles ne représentent pas que des territoires, ils permettent également de posséder une zone maritime exclusive. L’île de Kastellórizo est emblématique de comment la Grèce profite d’une telle zone alors qu’on est loin de son propre territoire. Rappelons que la France, par le même tour de passe-passe, possède le deuxième domaine maritime mondial !

La Turquie s’est donc lancée dans des opérations ayant comme objectif les forages gaziers dans des zones maritimes dépendant en théorie de la Grèce. Cette question des ressources forme le troisième aspect, et c’est justement là que la France est impliquée, puisqu’elle profiterait bien de ces ressources, d’où son alliance avec la Grèce, la Turquie étant considérée comme un adversaire à sa portée. Les tensions militaires franco-turques ont déjà été marquantes récemment à cet effet.

Toute cette démarche turque a besoin d’une conceptualisation et elle est déjà opérationnelle, depuis 2019, avec la doctrine « Mavi Vatan » soit « Patrie bleue », mise en place par les amiraux Cem Gürdeniz et Admiral Cihat Yayc. Ce Brexit à la turque consiste en la formation d’un noyau dur où la mer sert de glacis. On parle ici de 462 000 km² de zone maritime, en mer Noire, mer Égée, mer Méditerranée.

Cette « Patrie bleue » est depuis le début de l’année 2020 l’idéologie officielle de Recep Tayyip Erdogan, ce qui est exemplaire de l’irruption de la seconde crise générale du capitalisme. Le 21 août 2020, il a par exemple affirmé que la question des forages relevait du droit, mais aussi de l’avenir même de la Turquie, et :

« La défense de notre ‘patrie bleue’ est aussi importante que celle de notre territoire. »

On voit bien d’ailleurs si on regarde la carte représentant la Mavi Vatan que non seulement des îles grecques se retrouveraient sous souveraineté turque, mais surtout que Chypre se retrouverait indirectement coupé de la Grèce. Il faut voir également que Chypre est situé en face de la Syrie, où la Turquie soutient militairement des factions islamistes contrôlant une petite partie du territoire.

Ahmet Yigit Yldirim, chef des Loups gris présentant la carte de la Mavi Vatan avec Devlet Bahçeli, dirigeant du MHP

Ahmet Yigit Yldirim, chef des Loups gris présentant la carte de la Mavi Vatan accompagné de Devlet Bahçeli, dirigeant du MHP

Et ce qui est ici hautement significatif, c’est l’affaire de la carte du MHP. Le MHP est une organisation fasciste turque active depuis plusieurs décennies, ayant des ramifications dans la mafia et ayant été fondé directement sous l’égide de l’OTAN ; s’il dispose de commandos armés, il se présente également au parlement, où il a 47 parlementaires sur 600 et soutient le gouvernement. Le 9 juillet 2022 lors du congrès du MHP, ses dirigeants ont présenté une carte de la Grèce et de la Turquie, avec la Crète et les îles Égéennes sous souveraineté turque.

S’il ne faut pas prendre ce que dit le MHP pour argent comptant, car c’est un parti fanatique dont le rôle est de mettre de l’huile sur le feu, ce qui est marquant, c’est que Chypre n’apparaît pas sur la carte ! On peut donc se douter que tout va partir de la question de Chypre. Afin de protéger les populations turques de Chypre, la Turquie va pousser à l’annexion, après bien entendu une demande de la « République » turque de Chypre d’un partenariat plus poussé avec l’autre partie de l’île, qui sera bien entendu refusée. C’est une sorte de Donbass dans sa version gréco-turque, prétexte au repartage du monde.


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