Accueil → Analyse → Culture → La culture de la Russie de Kiev
Il est autrement difficile de lire dans le cœur et le cerveau de nos ancêtres, à une époque aussi reculée. Ici la documentation est loin d’être aussi abondante et aussi sûre. Certes, les rites funéraires que les archéologues nous ont fait connaître sont révélateurs ; il y a aussi les observations des auteurs byzantins, et enfin les vestiges qu’on retrouve dans la littérature russe postérieure ou encore dans les contes, les chansons, les bylines, les coutumes.
Procope de Césarée parle de façon assez détaillée des idées religieuses des Antes.
« Ils croient, écrit-il, en un dieu unique, créateur de la foudre et maître de tout ; ils lui sacrifient des taureaux et organisent en son honneur différentes cérémonies. Ils ne croient pas au Destin et ne lui reconnaissent aucun pouvoir sur les hommes. Quand la mort les menace, que ce soit au cours d’une maladie ou parce qu’ils se trouvent à la guerre dans une situation particulièrement critique, ils font vœu d’offrir aussitôt à leur dieu, s’il les arrache au péril, un sacrifice pour le salut de leur âme ; s’ils ont échappé à la mort ils s’acquittent de leur promesse, et pour eux ce sacrifice est le prix de leur salut. Ils adorent et les cours d’eau, et les nymphes, et toutes sortes d’autres démons ; ils leur sacrifient des victimes et cherchent par ce moyen à connaître l’avenir. »
Comment être d’accord avec Procope quand il déclare : « J’estime en avoir dit assez au sujet de ce peuple » ? En réalité il n’en a dit que fort peu de choses, et encore peut-on douter de leur exactitude. Mais il est à remarquer que le chrétien Procope, qu’on ne saurait soupçonner de sympathie pour une religion païenne, ne l’a, en l’occurrence, ni raillée ni flétrie.
Ainsi, les Antes reconnaissaient un dieu, maître de l’univers, et des « démons » qu’ils adoraient. Le dieu des chrétiens est certes différent du dieu tonnant qui déchaîne la foudre − Péroun, sans aucun doute, − auquel tous les peuples slaves rendaient un culte avant d’être chrétiens. Et les démons ne ressemblent pas au Diable. Ce ne sont pas des esprits du mal, mais des divinités secondaires que le Slave honorait et auxquelles il offrait des victimes dans les entrailles desquelles il cherchait à lire l’avenir.
C’est une religion déjà évoluée. Le dit Comment les peuples étaient d’abord païens et adoraient les idoles, signale l’existence d’un stade antérieur de cette religion. « Les Slaves ont offert des sacrifices à Rod et aux Rojanitsy (c’est-à-dire aux ancêtres − B. G.) avant d’en offrir à Péroun, leur dieu ; mais tout d’abord ils avaient sacrifié aux animaux et aux roussalkas. » Donc au début adoration des animaux, puis du dieu Rod et des Rojanitsy, et plus tard seulement de Péroun.
On ne peut demander à un historien byzantin de nous donner un tableau fidèle et complet des croyances religieuses des Antes. Il est douteux que Procope lui-même les ait connues. Il nous a pourtant signalé l’essentiel : les Antes reconnaissaient un dieu suprême unique, maître du monde : Péroun. Ici, Procope doit être dans le vrai. Car il le tenait d’Antes ou d’autres Slaves qu’il avait pu rencontrer à Constantinople où ils parvenaient même à de postes élevés au service de l’empereur. Il savait aussi que les Slaves adoraient des divinités secondaires dont nous voyons peu à peu grandir l’importance et qui finissent par prendre place à côté de Péroun.
Trois siècles plus tard nous constatons que la religion des Antes russes s’est transformée considérablement. Dans les traités qu’ils concluent avec les Grecs tout au début du Xe siècle, les Russes invoquent deux divinités : Péroun et Voloss. Oleg et ses hommes « prêtèrent serment suivant la coutume russe : ils jurèrent par leurs armes et par Péroun, leur dieu, et par Voloss, dieu du bétail » (traité de 907). Deux choses ici doivent retenir notre attention : Péroun est devenu le dieu d’Oleg et de ses compagnons d’armes. C’est leur dieu par excellence. D’autre part, ils invoquent, ou du moins une partie d’entre eux invoquent un autre dieu que Procope ne mentionne pas, et que ni Oleg, ni ses hommes n’appellent leur dieu, mais qu’ils qualifient de dieu du bétail, et qui est devenu celui de l’argent, de la richesse, du commerce et des marchands, le mot « bétail » ayant perdu sa signification première. Nous en trouvons une confirmation dans le Récit des temps passés.
Quand Vladimir Sviatoslavitch veut utiliser la religion pour resserrer l’unité de ses Etats, il voit grand et agit à bon escient : de « son » dieu, du dieu de sa droujine (troupe), il décide de faire le dieu du peuple ; il le fait transporter hors de son palais. « Et il établit les idoles sur une colline hors du palais : un Péroun de bois à tête d’argent et à moustaches d’or, et Khors-Dajdbog, et Stribog, et Simargl, et Mokoch. » Dans le même temps Vladimir envoie à Novgorod Dobrynia, chargé d’une mission analogue. « Dobrynia, quand il vint à Novgorod, dressa une idole au bord du Volkhov, et les habitants de Novgorod célébrèrent des sacrifices en son honneur. »
Dans ce nouveau sanctuaire, plusieurs particularités requièrent notre attention.
Tout d’abord, Voloss en est absent, certainement parce que sa place n’est pas là. Il se dressait ailleurs, sur le Marché, à Podol, au bord de la Potchaina. Abraham de Rostov a vu une effigie de ce dieu dans la région de Rostov. C’est sans doute de Voloss que Ibn-Fadhlan veut parler quand il nous montre des marchands russes priant une idole de leur envoyer un bon acheteur riche de pièces d’or et d’argent. Une délégation russe à Constantinople invoque deux divinités : l’une, celle du prince et de sa droujine, est le dieu de la guerre ; l’autre est celui des marchands ; il y a en effet parmi les délégués des hommes du prince et des marchands.
Ensuite, parmi les dieux dont Vladimir avait fait exposer les idoles pour être adorées par toute la population, on ne trouve pas seulement des dieux russes : entre Péroun et Dajdbog, dieu du soleil, il y a Khors, dieu du soleil des peuples de l’Asie centrale, d’où viennent les noms de Khorezm, Khorassan, etc. Il y a aussi Simourg, autre divinité d’Asie centrale, dont parlent les légendes des peuples de cette contrée. Il y a enfin Mokoch, déesse des tribus finnoises (qui a donné son nom à la rivière Mokcha).
Notons d’autre part l’absence complète de divinités germaniques (varègues).
Le chef de la principauté de Kiev dont faisaient partie des peuples de l’Orient, ainsi que des populations de langue finnoise, avait donc, ce faisant, réalisé une importante mesure politique.
Elle n’était ni le fruit de longues réflexions, ni l’acte arbitraire d’un politique hardi. La réunion de différents dieux dans un même panthéon avait été préparée de longue date par les rapports étroits qui s’étaient établis entre les peuples. Quand le christianisme eut été proclamé religion d’Etat et obligatoire, longtemps encore Russes et non Russes continuèrent à vénérer les dieux que Vladimir avait établis sur la colline de Kiev, et s’efforcèrent de les implanter sur d’autres points de leur vaste Etat. Même au XIe siècle, l’auteur du dit Comment les peuples étaient d’abord païens et adoraient les idoles devait reconnaître qu’« aujourd’hui encore sur les confins on prie Péroun, le dieu maudit, et Khors, et Mokoch, et Vil ; et cela en grand secret ».
Malgré l’insuffisance de nos sources, nous pouvons suivre l’évolution du paganisme chez les Slaves russes.
La première période connue est celle de l’adoration des vampires et des divinités des eaux, puis de Rod et des Rojanitsy, c’est-à-dire des ancêtres. Ensuite se répand le culte de Péroun ; quand apparaissent, puis se renforcent les classes dominantes, la caste militaire féodale s’annexe Péroun qui devient le dieu du prince et de sa droujine. Cependant le rôle du bétail s’affirme de plus en plus comme moyen d’échange, comme unité monétaire, et Voloss, dieu des troupeaux, devient le dieu de la richesse et du commerce. Enfin, à l’apogée de la Russie de Kiev, pour mieux assurer la cohésion du pays, un panthéon national est créé, où le dieu du prince devient le dieu de l’Etat ‘et où les dieux des principaux peuples qui composent cet Etat reçoivent droit de cité.
Le zèle déployé à faire disparaître le paganisme après la conversion au christianisme nous a ôté la possibilité d’étudier phis à fond les croyances païennes de nos ancêtres, surtout intéressantes parce qu’elles sont le produit du génie propre des peuples de l’Etat kiévien, du peuple russe en tout premier lieu.
Très tôt, des éléments empruntés aux religions iraniennes ou finnoises, mais aussi aux religions plus évoluées comme le judaïsme, l’islam, le catholicisme romain, l’orthodoxie byzantine ont commencé à pénétrer chez les Slaves orientaux. La Russie connaissait toutes ces religions grâce aux rapports permanents qu’elle entretenait avec les Khazars, les Arabes, les peuples de l’Asie centrale, de l’Europe orientale et de l’Empire byzantin.