[Crise numéro 9, février 2021]
Lorsqu’un mode de production se ratatine, il a des éléments en son sein qui se décomposent. Cette décomposition amène une réaffirmation du passé, du mode de production antérieure. On a ainsi pu voir qu’au moment de la décomposition de la monarchie absolue comme stade suprême de la féodalité, on avait un retour du régime à une approche tout à fait féodale – hiérarchique.
Pareillement, lors de la première crise générale du capitalisme, l’Allemagne nazie était retournée à des démarches relevant du mode de production esclavagiste. Et, dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme, on a pareillement une réaffirmation du mode de production esclavagiste avec l’État Islamique.
Les commentateurs universitaires et des services secrets se sont grandement cassé la tête pour savoir dans quelle mesure L’État Islamique était une excroissance d’Al-Qaïda, tant sur le plan des idées, des conceptions, de la vision du monde, que sur le plan des activistes.
La réponse compte mais moins qu’une compréhension de la nature bien différente des deux organisations. Al-Qaïda, « la base », est née sous l’impulsion de la superpuissance impérialiste américaine et de l’Arabie Saoudite, afin de mobiliser contre le social-impérialisme soviétique ayant envahi l’Afghanistan.
Al-Qaïda, à la suite de l’effondrement du social-impérialisme soviétique, a développé une ligne alter-mondialiste islamiste. Les attentats du 11 septembre est une action spectaculaire relevant à la fois d’une sorte d’œuvre d’art morbide dans l’esprit de l’art contemporain que d’un anti-capitalisme romantique allié à un antiimpérialisme tiers-mondiste.
C’est-à-dire qu’Al-Qaïda se voulait absolument moderne, en phase avec son temps, se proposant comme force « alternative » dans le cadre de son époque considérée comme majoritairement décadente pour toute une période. On n’a pas du tout cela avec l’État Islamique exigeant immédiatement un territoire où il est retourné au passé.
L’État Islamique est le nom final d’une organisation l’ayant plusieurs fois modifié. On a initialement L’État Islamique d’Irak d’octobre 2006 à avril 2013, l’État Islamique d’Irak et du Sham d’avril 2013 à juin 2014, puis finalement l’État Islamique (al-Dawla al-Islamiyya). Mais, se référant à elle-même, l’organisation parle de l’État (al-Dawla).
Cette insistance sur la notion d’État, sur la dimension étatique, est extrêmement importante. L’objectif était, dès le départ, le rétablissement du « califat », comme État musulman des musulmans. C’est un aspect essentiel qui n’a pas été vu dès le départ par ceux qui étudiaient le phénomène.
Avant 2013, les observateurs ne remarquent en effet pas vraiment l’État Islamique, qu’ils voient comme une sorte de branche irakienne d’Al-Qaïda. Puis, s’apercevant de l’expansion de son activité en Syrie voisine – d’où l’ajout dans le nom des mots « et du Sham » – ils en perçoivent le caractère autonome, mais l’imaginent circonscrits à des territoires donnés.
Après avoir pris le contrôle de la plus grande part des régions musulmanes sunnites d’Irak en juin 2014, l’État Islamique proclame cependant le califat, affirmant sa dimension non territoriale. Il y a alors une prise de conscience de l’ampleur de la démarche.
La naissance en octobre 2006 de L’État Islamique d’Irak et du Sham reflète une rupture dans la mouvance islamiste en Irak. Cette nouvelle organisation est née le 15 octobre 2006, sur la base d’Al-Qaïda en Irak et de ses alliés ; Uthman Bin Abd al-Rahman al-Tamimi se chargea d’en expliquer la nature dans un ouvrage collectif diffusé par Furqan Media, l’agence de presse de la nouvelle organisation, « Informant les gens sur la naissance de l’État Islamique d’Irak ».
Ce qui se passe alors, c’est que le chaos permanent en Irak permet à des groupes d’islamistes d’agir en masse, mais en se déplaçant, en ayant des zones temporairement sous leur contrôle. Ils existent de manière fonctionnelle et ininterrompue, mais sans avoir de reconnaissance idéologique-étatique.
L’idée de fonder un « État » d’une nature mouvante apparaît alors comme la clef du succès.
C’est pourquoi « Informant les gens sur la naissance de l’État Islamique d’Irak » justifie la nomination d’Abou Omar al-Baghdadi comme calife sur la base d’un choix par 60 % des tribuns musulmanes sunnites d’Irak occidental, ainsi que par les sept groupes composant l’État Islamique à sa fondation.
L’État Islamique a dès le départ cherché à expliquer ses fondements et à justifier la validité de sa position, au moyen d’une très importante littérature, dont on trouve les principaux arguments dans l’ouvrage de 87 pages supervisé par Uthman Bin Abd al-Rahman al-Tamimi.
Ce dernier revendique deux sources à la fondation de l’État Islamique par les moudjahidines, c’est-à-dire les combattants du Djihad. La première, c’est la charia, c’est-à-dire les normes islamiques. La seconde, c’est le « contexte politique actuel ». La fondation de l’État Islamique est présentée comme le « résultat d’une recherche surtout pratique ».
Autrement dit, les djihadistes ayant mené quatre années d’activités en Irak ont le moyen de passer à un rythme supérieur. Cela ne veut pas simplement dire conquérir un territoire. On a comme Al-Qaïda l’idée de former une base, mais cette fois d’une dimension plus grande, au sens où il y a une base populaire à cette base.
Le livre dirigé par Uthman Bin Abd al-Rahman al-Tamimi ne pose nullement la question des limites territoriales. L’État Islamique rejette d’ailleurs tout concept de nation, au nom de l’unité de la Ummah, la communauté islamique. Il s’agit d’un État-base, pas d’un État national.
D’ailleurs, à sa fondation, l’État Islamique a comme bastion la province d’Anbar, où sont présentes des troupes américaines, des troupes du gouvernement central irakien, des forces nationalistes, des groupes tribaux, etc.
Cette situation dans la province d’Anbar est importante, car elle va expliquer un aspect essentiel de L’État Islamique.
« Informant les gens sur la naissance de l’État Islamique d’Irak » justifie la fondation de l’État Islamique en disant que la zone d’influence des djihadistes est bien plus grande que Médine partiellement contrôlée par Mahomet lors du début de l’Islam.
Cependant, il y a un arrière-plan : celui de passer à l’offensive permanente. La stratégie d’AlQaïda était de se maintenir en permanence et d’attendre que la situation se débloque. L’État Islamique, c’est le débordement d’un tel positionnement.
Un ouvrage central est ici celui datant de 2004 d’Abou Jihad al-Masri, qui signa Abou Bakr Naji : « Le management de la barbarie : l’étape la plus critique par laquelle la nation islamique va passer » (Idārat at-Tawahhuš: Akhtar marhalah satamurru bihā l’ummah).
L’auteur y justifie les « plus abominables niveaux de sauvagerie » afin de frapper l’opinion et de briser la stabilité de l’ordre en place. Les djihadistes doivent monter en gamme et établir une justification étatique en montrant que ce qui est extérieur à eux impliquent de subir la « sauvagerie ».
Al-Qaïda a été très profondément marqué par cet ouvrage et sa systématisation par sa branche irakienne a produit l’État Islamique, l’État-base jouant de terreur pour s’imposer.
Al-Qaïda est historiquement un produit d’un alter-mondialisme islamiste profitant de l’effondrement du social-impérialisme soviétique. La perception générale change cependant dans les suites du 11 septembre 2001, avec néanmoins encore une fois l’État Islamique comme profitant de ce décalage dans l’analyse faite.
On retrouve ici un ouvrage majeur de la littérature islamiste, un pavé de 1604 pages écrit en 2004 par Abou Moussab al-Souri : L’appel à la résistance islamique mondiale (Da’wat al-muqawamah al-islamiyyah al-‘alamiyyah).
La logique d’Abou Moussab al-Souri est la suivante : les attentats du 11 septembre n’ont pas été suivis d’une mobilisation des musulmans du monde, néanmoins l’occupation américaine de l’Irak a permis l’émergence d’une véritable scène djihadiste. Il faut par conséquent en profiter pour développer des réseaux menant des attentats meurtriers dans les pays occidentaux.
Il faut que se montent des groupes indépendants les uns des autres, procédant à leurs propres recrutements, dans le but de mener des actions. Les djihadistes sont présentés comme une « élite ».
On est clairement dans le substitutisme, la volonté de compenser la mobilisation absente à la suite du 11 septembre, au moyen d’actions conte les « croisés » occidentaux par une « élite ».
Cette ligne impliquait toutefois un sectarisme généralisé. L’ouvrage rejette entièrement les gouvernements, les musulmans aux positions incorrectes.
Là aussi, c’est une source pour la dynamique de l’État Islamique, aux dépens du positionnement initial d’Al-Qaïda qui est toujours de temporiser dans tout, de pratiquer le gradualisme dans l’application de la Charia, d’être prêt à des accords avec différents acteurs, etc.
Du moment que l’État Islamique exigeait l’application stricte de la charia au moyen d’un État-base, et non plus une base, il fallait un modèle d’organisation et d’administration. La question ne se pose initialement pas lorsque l’État Islamique naît d’Al-Qaïda en Irak : lorsque son dirigeant historique, Abou Moussab Al-Zarqaoui, meurt en 2006, on est encore dans un romantisme idéalisant l’époque de Mahomet.
La conquête territoriale va changer les choses et l’État-base va alors directement puiser dans l’époque de Mahomet pour ses modalités sociales concrètes. Le modèle de califat n’est pas celui de l’empire ottoman, définitivement démantelé en 1924, mais directement l’époque suivant Mahomet.
Sur le plan religieux, les exigences sont celles du salafisme, un romantisme né au 14e siècle avec Ahmad Ibn Hanbal et prolongé au 18e siècle par Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab, avec le refus de tout ce qui est moderne au nom d’un accaparement complet de l’esprit par la religion.
Sont visés l’idolâtrie (shirk) et toute association de quelque chose à Dieu (nation, individu, mausolée, symbole, etc.), le concept clef étant l’unicité divine (tawhid).
C’est un fondamentalisme : il s’agit d’en revenir à de prétendues sources, un mode de vie originel qui serait non entaché par la décadence de la vie moderne etc.
Dans cette logique de restauration du passé, on a ainsi une structure militaire patriarcale, où tout combattant pratique une allégeance (bay`a) temporaire à un chef de guerre, lui-même se subordonnant au calife dans une allégeance suprême.
Et on a l’esclavagisme comme valeur sociale à la fois reconnue et valorisée.
L’esclavage est une tradition musulmane, au point que son abolition se produira de manière extrêmement tardive (1876 pour l’empire ottoman, 1923 pour l’Afghanistan, 1921 pour l’Irak, 1949 pour le Koweït, 1968 pour l’Arabie Saoudite, etc.). Il y a d’ailleurs encore trois millions de personnes concernées par des formes patriarcales d’exploitation dans les pays musulmans du Golfe, à quoi s’ajoutent des conditions de travail catastrophiques en général pour les immigrés privés de tout droit de citoyenneté.
L’État Islamique a cherché à restaurer l’esclavagisme, en le systématisant.
Les esclaves étaient des choses relevant d’une propriété, il y avait des marchés aux esclaves ainsi qu’une administration dédiée (disposant de locaux dans six villes), les femmes esclaves étaient systématiquement battues et violées.
Ce n’est que le contexte qui a fait que l’État Islamique a appliqué des critères de différenciation au sujet de l’esclavagisme. Ainsi, les personnes relevant de l’Islam chiite étaient systématiquement tuées. Seule une toute petite minorité des hommes capturés fut réduit en esclavage, devant travailler dans des fermes.
Entre 3 000 et 10 000 personnes relevant de la communauté kurde yézidie ont quant à elles été mis en esclavage par l’État islamique. Il s’agit en fait d’un esclavagisme à dimension sexuelle, les femmes étant réduites à des objets sexuels entièrement à la merci des islamistes. Les femmes concernées perdaient d’ailleurs leur identité, étant dénommées simplement selon leur statut d’esclave, al-sabi (sabaya au pluriel).
Certaines relevaient de foyers musulmans, d’autres de « maisons de repos » pour les combattants.
D’autres encore étaient « données » comme femmes – dans le cadre de la polygamie musulmane – c’est-à-dire comme objets sexuels et génitrices.
En juin 2015 dans la ville de Mossoul, des femmes et des jeunes filles furent remises comme prix lors d’un concours de mémorisation du Coran. Les enfants masculins entre huit et douze ans étaient quant à eux victimes de campagne de bourrage de crâne afin d’en faire de futurs combattants.
En fait, dès que l’État Islamique l’a pu, il a systématisé l’esclavagisme, avec à la fois le travail forcé, l’exploitation sexuelle, le viol généralisé ou le trafic d’êtres humains. On est dans une logique patriarcale de guerre, sur un mode primitif et cette démarche est généralisée. C’est vrai pour Boko Haram en Afrique avec ses enlèvements ou bien en Libye, où le trafic d’êtres humains a eu une valeur passée de quelques millions de dollars en 2010 à 300 millions en 2014.
Cette systématisation a un sens bien défini : c’est une expression de décadence historique, de retours au mode de production esclavagiste dans certains secteurs. On le voit bien avec le développement du cannibalisme social dans les pays impérialistes.
L’État Islamique n’a pas utilisé l’esclavagisme comme quelque chose à côté de sa démarche, comme quelque chose d’anecdotique concernant des secteurs marginalisés de la société « musulman ». En apparence, cela ressemble à cela, mais en réalité la logique patriarcale-esclavagiste à l’œuvre visait à se systématiser.
C’est naturellement impossible au 21e siècle, mais cela exprime une très lourde tendance à la décadence, dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme.