[Article publié dans la revue au format PDF « Crise » numéro 20]

Les sanctions contre la Russie et les contre-sanctions russes renforcent la constitution de deux blocs impérialistes hostiles, et produisent de nouvelles contradictions

1 La rafale de sanctions contre la Russie

Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays du bloc occidental constitué autour des États-Unis ont immédiatement déclenché une salve de sanctions économiques, pour isoler la Russie et affaiblir son régime. C’est une véritable guerre économique qui a été déclenchée au moyen de sanctions lourdes, principalement sur le plan financier. Il y a eu, comme l’a assumé le ministre français de l’Économie Bruno Le Maire dans un élan de fanatisme aussi belliqueux que délirant, la volonté de « provoquer l’effondrement de l’économie russe ».

En tout, ce sont 500 entités russes qui ont été frappées par les mesures de gel et de saisie, avec un recensement minutieux de leurs avoirs et actifs financiers par l’ensemble des ministres des Finances du « G7 » (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni).

La grande bourgeoisie russe, l’État russe, les grandes entreprises russes, et de fait la population même de Russie, sont depuis poussés en dehors du circuit et des moyens habituels du capitalisme nord-américain et européen. Il a été frappé très fort, avec comme mesure la plus drastique le gel des avoirs de la banque centrale de Russie en euros et en dollars. Cela représente l’équivalent de 300 milliards de dollars (répartis en dollars et en euros) en réserve de change qui ont été confisqués à l’État russe.

C’est évidemment une première dans l’histoire à ce niveau-là, et cela change entièrement la donne à l’échelle mondiale. La Russie se retrouve, de fait, dans un face-à-face hostile avec le monde occidental, en fait d’abord et surtout avec les États-Unis, et ensuite de manière plus relative, quoi que plus significative, avec les pays de l’Union européenne.

Voici, pour bien saisir l’ampleur du phénomène avant de l’analyser, une liste chronologique de sanctions marquantes.

24 février (2022)

Suspension par les États-Unis et le Japon des demandes russes de licences pour vendre des ordinateurs, des capteurs, des lasers, des outils de navigation et des équipements de télécommunications, aérospatiaux et marins.

26 février

La Fédération internationale d’échecs interdit à la Russie et à la Biélorussie d’organiser des événements.

27 février

L’accès de la grande majorité des banques russes au système de paiement international SWIFT est bloqué, sauf celles récoltant le paiement du gaz russe, notamment par l’Allemagne.

Les avions russes sont bannis de l’espace aérien des États-Unis, de l’Union européenne et du Canada.

BP (British Petroleum), premier investisseur étranger en Russie, abandonne sa participation dans Rosneft, la société d’État russe spécialisée dans l’extraction, la transformation et la distribution de pétrole. Parallèlement, le groupe énergétique norvégien Equinor entame le processus de désinvestissement de ses joint-ventures en Russie.

28 février

La Grande-Bretagne gèle les avoirs au Royaume-Uni du fonds national russe (fonds d’investissement d’État). Les États-Unis, l’Union européenne et la Grande-Bretagne interdisent les transactions avec la banque centrale russe, le ministère des Finances et le fonds national russe (fonds d’investissement d’État).

Le Canada interdit les importations de pétrole russe.

Les États-Unis, l’Union européenne et le Canada annoncent des interdictions de voyager et des gels d’avoirs pour de riches particuliers russes (les « oligarques » »).

La Corée du Sud interdit les exportations d’articles stratégiques vers la Russie.

La société Daimler Truck gèle ses activités commerciales en Russie, y compris sa coopération avec le constructeur de camions russe Kamaz. General Motors suspend toutes les exportations de véhicules vers la Russie. AB Volvo arrête toute sa production et ses ventes en Russie.

AerCap Holdings, la plus grande société de leasing d’avions au monde, cesse ses activités avec les compagnies aériennes russes.

HSBC commence à rompre ses relations avec une foule de banques russes, dont la deuxième plus grande, VTB.

1er mars

Les navires russes sont bannis des ports britanniques et canadiens.

Les armateurs CMA CGM, Maersk, MSC, ferment les réservations depuis et vers l’ensemble des ports russes, sauf pour les produits alimentaires, l’équipement médical et le matériel humanitaire.

Visa et Mastercard bloquent les banques russes de leur réseau.

Boeing suspend la fourniture de pièces, la maintenance et le support technique des compagnies aériennes russes.

Harley-Davidson Inc, Ford Motor Co, BMW, Jaguar Land Rover et Aston Martin suspendent leurs activités russes et les expéditions de véhicules vers la Russie.

Nordea Asset Management vend tous ses investissements russes, y compris dans les obligations d’État, les actions, la dette d’entreprise et les alternatives.

TotalEnergies ne fournira plus de capital pour de nouveaux projets en Russie.

UPS Inc interromps les survols de la Russie.

Nokia et Apple, suspendent les ventes de produits en Russie.

2 mars

L’Union européenne suspend la distribution des « points de désinformation » appartenant à l’État russe : les médias Russia Today et Sputnik.

PayPal et AmEx bloquent les banques russes de leur réseau.

Mercedes-Benz suspend l’exportation de voitures particulières et de camionnettes vers la Russie ainsi que la fabrication locale en Russie.

Airbus a cessé d’envoyer des pièces détachées en Russie et de soutenir les compagnies aériennes russes, mais étudie si sous les sanctions occidentales son centre d’ingénierie de Moscou peut continuer à fournir des services aux clients locaux.

Mashreqbank a cessé de prêter aux banques russes et réexamine son exposition existante au pays.

ING Groep NV a déclaré qu’il ne ferait aucune nouvelle affaire avec des entreprises russes.

Exxon Mobil déclare quitter les opérations pétrolières et gazières russes évaluées à plus de 4 milliards de dollars et la fin de tout nouvel investissement.

Siemens Energy AG arrête toute nouvelle activité en Russie.

Google bloque les applications mobiles connectées à RT et Sputnik de son Play Store.

Spotify ferme son bureau en Russie.

Canada Goose suspend toutes les ventes en gros et en ligne vers la Russie.

3 mars

Le Comité international paralympique interdit aux athlètes russes de participer aux Jeux paralympiques d’hiver de Pékin.

La F1 ne courra pas en Russie après la fin du contrat avec le promoteur du Grand Prix de Russie.

Nike ferme tous ses magasins en Russie.

IKEA ferme ses magasins en Russie et suspend tout approvisionnement dans le pays et en Biélorussie.

Volkswagen suspend ses activités en Russie.

4 mars

La Suisse adopte les mesures de l’Union européenne concernant l’accès des banques russes à SWIFT et aux actifs de personnalités russes fortunées. La Suisse interdit les exportations qui « pourraient contribuer à l’amélioration militaire et technologique de la Russie ». La Suisse interdit les transactions avec la banque centrale russe et gèle ses avoirs à l’étranger.

Toyota Motor Corp arrête la production dans son usine russe, ainsi que les importations de véhicules dans le pays.

Microsoft suspend la vente de ses produits et services en Russie.

5 mars

Singapour interdit quatre banques russes, interdit les exportations d’électronique, d’ordinateurs et d’articles militaires.

L’Italie saisit les biens et les yachts de riches particuliers russes.

Inditex cesse ses activités commerciales en Russie, fermant ses 502 magasins et arrêtant les ventes en ligne.

6 mars

TikTok suspend la diffusion en direct et le téléchargement de vidéos sur sa plateforme en Russie.

Netflix suspend son service en Russie et arrête tous les projets et acquisitions en Russie.

Danone suspend tous ses projets d’investissement en Russie, mais maintient la production et la distribution de produits laitiers frais et de nutrition infantile.

7 mars

Le Canada sanctionne dix personnes dites proches de Vladimir Poutine.

La Nouvelle-Zélande bannit les navires russes de ses ports.

Boeing suspend ses achats de titane à la Russie.

Procter & Gamble Co met fin à tous les nouveaux investissements en capital en Russie.

8 mars

La Grande-Bretagne éliminera progressivement les importations de pétrole et de produits pétroliers russes d’ici la fin de 2022.

Les États-Unis interdisent les importations russes de pétrole et d’autres sources d’énergie.

Le Japon interdit les exportations d’équipements de raffinage vers la Russie.

Starbucks suspend toute activité commerciale en Russie.

KFC et McDonald’s cessent leurs activités en Russie.

Shell cesse d’acheter du pétrole brut russe et déclare éliminer progressivement son implication dans tous les hydrocarbures russes, du pétrole au gaz naturel.

Ferrari suspend ses exportations vers la Russie.

9 mars

Nestlé suspend tous ses investissements en capital en Russie.

Heineken arrête la production et la vente de bière en Russie.

10 mars

Le Royaume-Uni impose un gel des avoirs au propriétaire du club de football de Chelsea, Abramovich, et au patron de Rosneft, Sechin.

11 mars

Le Royaume-Uni sanctionne les parlementaires russes qui ont soutenu les régions séparatistes de l’Ukraine.

Le Canada sanctionne le milliardaire russe Abramovitch et d’autres.

Facebook et Instagram font exception au règlement sur l’incitation à la violence et ne suppriment plus les messages hostiles à l’armée et aux dirigeants russes, telles les incitations au meurtre.

13 mars

Facebook, Twitter et Instagram sont entièrement bloqués en Russie.

15 mars

Publicis cède le contrôle de ses activités en Russie.

L’Union européenne interdit l’exportation en Russie des produits de luxe (berlines, champagne, bijoux, etc.) La liste des biens concernés fait 14 pages.

16 mars

Merck suspend ses investissements en Russie, mais continue à fournir des médicaments et des vaccins définis comme vitaux.

18 mars

La société américaine de services pétroliers Halliburton suspend ses activités en Russie.

19 mars

Le fournisseur de services pétroliers Baker Hughes suspend les nouveaux investissements pour ses opérations en Russie.

21 mars

BNP Paribas, après avoir gelé tout nouveau financement en Russie, cesse toute nouvelle activité en Russie.

22 mars

Eneos Holdings cesse d’acheter du pétrole brut à la Russie.

23 mars

Nestlé suspend plusieurs marques, dont KitKat et Nesquik en Russie.

24 mars

Les États-Unis imposent des sanctions contre des dizaines d’entreprises de défense, 328 membres du Parlement russe et le directeur général de la Sberbank.

La Suisse gèle plus de 6 milliards de dollars d’actifs russes.

Cette liste n’est pas exhaustive et il y a en fait, de manière générale et coordonnée, un désengagement occidental massif vis-à-vis de la Russie, avec des conséquences à très long terme. Les sanctions économiques entraînent avec elle d’autres mesures symboliques, surtout dans le monde du sport avec la volonté de mener une guerre sur le plan culturel.

Cela n’est possible qu’en raison de l’hégémonie des bourgeoisies favorables au bloc américain au sein des institutions du sport, qui sont utilisées ici comme un moyen politique et culturel de guerre à la Russie.

Il a ainsi été annoncé de manière odieuse et particulièrement anti-populaire, l’exclusion du club de football Spartak de Moscou de l’UEFA Europa league.

C’est la même chose en basketball, sport très populaire en Russie, où la participation des trois clubs russes alignés en Euroligue de basket, l’Unics Kazan, le CSK Moscou et le Zenith Moscou, a été suspendue. Pareil pour le hockey sur glace, lui aussi très populaire en Russie, avec tous les clubs interdits de participation de compétitions internationales dans toutes les catégories d’âge.

La Commission exécutive du Comité Internationale Olympique a été jusqu’à communiquer aux Fédérations internationales de sport et aux organisateurs de manifestations sportives la consigne de ne pas inviter ou de permettre la participation d’athlètes et de représentants officiels russes et biélorusses aux compétitions internationales.

De fait, les internationaux russes sont exclus dans tout un tas de sports : le ski, le patinage, le volley-ball, le badminton, l’escrime, la natation, l’athlétisme. En cyclisme, de manière totalement opportuniste et quasiment raciste.

Il a été décidé d’autoriser les coureurs russes dans les équipes étrangères, mais seulement si ceux-ci nient leur nationalité. Ils peuvent continuer à courir, mais sous bannière neutre, car l’apparition des emblèmes, noms, acronymes, drapeaux, hymnes et maillots de champion national russes et biélorusses, sont interdits.

Dans le domaine culturel, tout ce qui a été russe a été également ciblé, avec une liste si longue qu’il faut la mettre en place encore. Des programmes de musique classique ont vu leurs titres modifiés ou bien ont été annulés, des musiciens et des chanteurs ont été exclus, etc. Le comble de la caricature a été atteint avec une salle d’étude de l’Université de Floride dont le nom a été enlevé – il s’agissait de Karl Marx !

C’est extrêmement agressif, anti-populaire. Cette guerre culturelle anti-Russe, qui est le pendant des sanctions capitalistes anti-Russe dans l’économie, est une véritable bombe à retardement. De fait, la bourgeoisie en Russie va alors assumer encore plus franchement son impérialisme en s’inscrivant de manière encore plus nette dans le sillon d’un bloc impérialiste constitué par la Chine.

2 Les contre-sanctions russes et la constitution à marche forcée d’un bloc anti-américain

Sur le plan économique, les choses sont aussi simples que claires : les sanctions anti-Russes poussent directement la Russie vers l’Asie, surtout la Chine, et inversement. On a par exemple le système chinois UnionPay, concurrent de Visa et Masterdcard, qui profite directement des sanctions en s’établissant massivement en remplacement. C’est quelque chose d’à la fois anecdotique, mais qui en même temps détermine directement et concrètement la vie quotidienne en Russie, pays qui change drastiquement de cap dans son orientation capitaliste.

Le régime russe profite ouvertement de la situation pour œuvrer à un capitalisme différent, non pas dans sa substance, mais dans son interaction avec le reste du monde. Il profite directement d’une critique anti-impérialiste de surface, permettant de légitimer la situation aux yeux des masses russes, tout en gardant une porte entre-ouverte à destination de certaines fractions des bourgeoisies européennes, notamment françaises et allemandes, qui pourraient se montrer hostiles à un alignement unilatéral sur les États-Unis.

Cela est flagrant avec la procédure lancée le 15 mars 2022 de sortie du Conseil de l’Europe. L’OTAN et l’Union européenne sont directement critiqués par la Russie pour en avoir fait « un instrument au service de leur expansion militaro-politique et économique à l’Est, un moyen d’imposer un ‘‘ordre fondé sur des règles’’ qui leur est profitable et, en fait, un jeu sans règles ».

Le communiqué du ministère russe des Affaires étrangères notifiant le retrait de la Fédération de Russie va très loin sur cette ligne en précisant : « Ceux qui nous forcent à prendre cette mesure porteront toute la responsabilité de la destruction de l’espace humanitaire et juridique commun sur le continent et des conséquences pour le Conseil de l’Europe lui-même, qui, sans la Russie, perdra son statut paneuropéen. »

Parallèlement, le 16 mars le président russe Vladimir Poutine a annoncé une série d’aides financières aux particuliers et aux entreprises concernés par les sanctions, en assurant que la Russie saurait surmonter le « blitzkrieg » économique occidental contre la Russie.

La contre-sanction la plus marquante sur le plan intérieur est la préparation d’une loi permettant de reprendre les entreprises ayant quitté la Russie. Elle prévoit de nommer des administrateurs « externes » à la tête de ces entreprises. Il ne s’agit pas ici de nationalisation, de type soviétique ou post-soviétiques, mais d’une appropriation unilatérale de ces entreprises au bénéfice de repreneurs privés, russes ou étrangers.

La mesure ne devrait concerner que les entreprises détenues à plus de 25 % par des groupes occidentaux issus de « nations hostiles » (c’est-à-dire celles prenant des sanctions contre la Russie), dont la valeur du bilan des actifs est supérieure à 1 milliard de roubles, et avec un nombre moyen d’employés supérieur à 100 personnes. Sur le plan technique et juridique, c’est extrêmement bien ficelé.

La loi devrait autoriser soit la société d’État VEB.RF (une entreprise russe de développement public), soit l’Agence nationale russe d’assurances des dépôts, à prendre la gestion des entreprises concernées.

Cette gestion extérieure durerait trois mois ou six mois suivant les cas. A l’expiration de ce délai, si les entreprises concernées ne changent pas de position, leurs filiales en Russie sont liquidées selon la procédure de faillite du droit russe et leurs actifs sont transférés à de nouvelles entreprises créées spécialement.

Il y a alors une vente aux enchères pour les parts et actions de ces nouvelles entreprises, privées donc, sans nationalisation publique, avec l’exigence d’une garantie de la part des investisseurs d’assurer la continuité pendant un an des activités de l’emploi d’au moins deux tiers du personnel.

Seulement dans le cas où les mises aux enchères n’attiraient aucun investisseur, ce serait l’État qui nationaliserait au sens strict, avec la liquidation de l’entreprise initiale.

Ce qui apparaît comme évident ici est que la Russie entend profiter de la situation pour se renforcer non pas elle-même seule, mais dans un bloc nouveau, faisant miroir au bloc américain.

Les procédures non pas de nationalisation, mais de réorientation privée des entreprises quittant la Russie, sont évidemment destinées aux investisseurs privés de ce nouveau bloc, notamment les Chinois, mais aussi potentiellement les Indiens, les Mexicains, les Brésiliens, etc.

La Russie a bien tenu à préciser qu’elle restait ouverte aux acteurs économiques étrangers le désirant et que leurs droits devaient « être protégés ». De fait, il y a toute une partie du monde, très importante, qui ne s’aligne pas sur les sanctions occidentales contre la Russie et n’entend pas se couper d’elle économiquement, au contraire.

Cela concerne le Brésil, l’Inde, le Mexique, le Venezuela, Cuba, la Bolivie, l’Iran, le Pakistan, la Mongolie, le Kazakhstan, la Syrie, l’Irak, l’Érythrée, le Kenya, l’Algérie, le Mali, le Vietnam, etc. Et bien entendu, en premier lieu il y a la Chine, seconde puissance mondiale, qui s’est abstenue lors du vote de la résolution condamnant l’« Agression contre l’Ukraine » de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 2 mars 2022.

Ensuite, la Chine s’est opposée fermement à l’expulsion de la Russie du forum G20, le groupe des 20 premières économies mondiales, comme le souhaitent les dirigeants des pays de l’Union européenne et les États-Unis fin mars 2022.

Cela dessine directement l’intégration de la Russie à un bloc formé autour de la Chine, et c’est cela qui permet directement l’autre principale contre-sanction russe aux mesures occidentales, concernant la monnaie.

En effet, le 25 mars Vladimir Poutine a expliqué avoir « pris la décision de mettre en œuvre un ensemble de mesures pour passer au paiement en roubles du gaz livré aux pays hostiles».

La Russie entend donc se passer d’euros et de dollars (qui lui sont de toutes façons confisqués) et assumer une nouvelle configuration monétaire mondiale.

Si la Russie se permet d’exiger un paiement en rouble (en pratique, ce n’est pas dans l’immédiat, car la grande majorité des contrats de livraison en cours sont déjà payés), c’est en raison de la puissance monétaire chinoise et de l’existence de tous les pays non-alignés sur les sanctions visant la Russie.

Ce qui est visé, c’est l’acquisition de roubles sur les marchés, soit directement par les États achetant du gaz et du pétrole russe (surtout des États européens), soit indirectement, mais en tous cas pour contrebalancer le dollar et l’euro, jusqu’alors incontournables.

Il y a un intérêt direct pour la Russie, qui voit sa monnaie renforcer par une telle décision. Celle-ci avait été fortement dévaluée dès l’annonce de la guerre, puis a regagné une grande partie de sa valeur par rapport au dollar dès l’annonce de l’exigence du paiement en Rouble.

Mais l’aspect le plus important reste le contournement du dollar, notamment au profit du Yuan chinois, seule monnaie suffisamment forte pour emmener le Rouble dans son orbite et le sortir de l’orbite américaine.

Cela dessine concrètement et directement la constitution des deux blocs formés par les superpuissances américaine et chinoise, s’affrontant pour le repartage du monde.

3 Les contradictions inter-impérialistes au sein du bloc américain, avec les États européens subissant eux-mêmes les sanctions contre la Russie

Si la contre-sanction russe exigeant des paiements en dollars participe à une nouvelle tendance mondiale de fin de l’hégémonie mondiale du dollar, c’est en premier lieu l’Euro qui va en faire les frais.

Avant la crise ukrainienne, la monnaie européenne était déjà très fragile, en raison de l’endettement public gigantesque de la plupart des pays européens (hors Allemagne), de leur faible balance commerciale et surtout des politiques de dopage de l’Euro par la Banque centrale européenne. La puissance relative de l’Euro n’était en fin de compte due qu’au fait qu’il s’agit d’une monnaie supplétive au dollar, servant à diversifier les actifs financiers, mais n’ayant qu’une valeur très relative, ne s’appliquant qu’en raison de l’alignement commercial et politique de l’Union européenne sur les États-Unis.

Avec les décisions unilatérales de gel des avoirs russes en Euro, autrement dit de confiscation pure et simple des Euros de l’État russe, les investisseurs (et en premier lieu les États) perdent confiance en l’Euro comme resserve de change. En effet, posséder de l’Euro pour un État (ou n’importe quel investisseur), permet de garantir du capital, avec l’idée que de toute façon ces Euros seront toujours utiles à payer ceci ou cela. Mais ce n’est de fait plus le cas, puisqu’ils peuvent être confisqués unilatéralement dorénavant.

C’est la même chose pour le dollar, mais l’impact sera relativement moindre en raison de la puissance que conserve le dollar en tant que monnaie internationale, fortement et durablement installé partout dans le monde. Par exemple, la Banque centrale chinoise détient 3400 milliards de dollars, alors même si elle va probablement chercher à s’en désengager, cela ne se fera pas du jour au lendemain.

Cette question de l’Euro constitue une première source de contradiction au sein du bloc américain, en raison du fait que les États de l’Union européenne perdent ici beaucoup plus que le leader américain.

C’est vrai à de nombreux autres égards, notamment en ce qui concerne la France et l’ampleur de son engagement en Russie. La France est, ou plutôt était, avant mars 2022, le premier employeur étranger en Russie, ainsi que l’’un des premiers investisseurs étrangers. La pénétration impérialiste française en Russie, particulièrement avec le secteur bancaire, est historiquement très forte.

Prenons la Société générale, actionnaire majoritaire de sa filiale russe Rosbank, avec ses 12 000 salariés et 2 millions de clients. Elle est exposée en Russie à hauteur de 18,6 milliards d’euros, dont 15,4 milliards seulement pour Rosbank.

C’est gigantesque, malgré le discours de la Société Générale qui explique avec des comptes d’apothicaire qu’un désengagement de la Russie ne lui coûterait finalement « que » 1,8 milliard d’euros et qu’elle absorberait très bien le choc.

Autre secteur : les hydrocarbures avec TotalEnergies. Le groupe possède près de 20% de Novatek, avec qui il a investi 15 milliards de dollars dans le site gazier de Yamal en Sibérie, cela parmi d’autres projets encore.

En tous, c’est 17 % du gaz et du pétrole extrait par TotalEnergies qui provient de Russie. Il y a également le groupe Engie, qui aurait misé près de 1 milliard d’euros sur le projet de gazoduc Nord Stream 2, mis de côté désormais. En tout, c’est 20% du gaz vendu par d’Engie qui lui est produit par le groupe Gazprom, avec des contrats courants jusqu’à 2030.

Voici la liste des principales entreprises françaises ayant des employés en Russie, avec leurs effectifs locaux :

Renault : 46 800 salariés (dont 45 000 du groupe AvtoVAZ, détenu majoritairement par Renault) ;
Leroy Merlin : 45 000 salariés ;
Auchan : 30 000 salariés ;
Société Générale : 12 000 salariés ;
Danone : 8 000 salariés ;
LVMH : 3 500 salariés ;
Decahtlon : 2500 salariés ;
Saint-Gobain : 1500 salariés ;
Bonduelle : 1000 salariés ;
BNP Paribas : 491 salariés ;
Chanel : 371 salariés ;
Kering : 180 salariés ;
Crédit Agricole: 170 salariés ;
Blablacar : 100 salariés ;
Hermès : 60 salariés.

D’autres groupes monopolistiques sont impliqués en Russie, sans nécessairement d’effectifs locaux directs, tels Sanofi, Air Liquide, Airbus, Lactalis, Safran, Alstom.

Toutes ces entreprises paieront très cher les sanctions contre la Russie et leur probable départ du pays. On le voit, la France perd très gros en Russie, et cela ne manquera pas d’agiter les fractions les plus agressives de la bourgeoisie impérialistes française.

Ce qui est vrai pour la France l’est également pour les autres États européens. En fait, la Russie fourni quasiment la moitié du gaz consommé en Europe, avec en 2021 une importation de 140 milliards de m3 de gaz par gazoduc et 15 milliards sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), soit un total de 155 milliards de m3.

La dépendance est totale, et l’isolement par rapport à la Russie est inenvisageable même à moyen terme, malgré les exigences américaines. En se tournant du côté de la Norvège, de l’Azerbaïdjan, des États-Unis, de l’Algérie et du Qatar, et à condition d’investir dans des infrastructures portuaires pour le gaz liquéfié, l’Union européenne pourrait espérer dans un avenir relativement proche une trentaine de milliards de m3. C’est évidemment insuffisant, d’autant que cela n’indique rien quant à l’augmentation massive du prix de ce gaz non-Russe.

Là encore, il y a une source de contradiction évidente, avec des fractions impérialistes des bourgeoisies européennes, surtout françaises et allemandes, potentiellement tentées de relativiser leur engagement unilatéral auprès des États-Unis et de ne pas se couper de la Russie. La Russie mise d’ailleurs très habilement sur ces contradictions. C’est un aspect essentiel de la guerre impérialiste dans le cadre de la crise générale ouverte en 2020 – en amont et en aval, les contradictions inter-impérialistes produisent des contradictions inter-impérialistes.


Revenir en haut de la page.