L’échec de Pythagore appelait à être comblé. L’une des figures les plus marquantes fut alors Empédocle d’Agrigente, ville se situant aujourd’hui dans le sud de l’Italie.

On a de nouveau ici une figure mystique, se présentant comme une figure divine, un véritable porteur de message divin. Voici ce qu’il explique dans l’un de ses poèmes :

« Amis qui habitez la grande ville dont les regards plongent sur les jaunes rochers d’Akragas, en haut près de la citadelle, empressés aux bonnes œuvres, ports d’honneur pour l’étranger, hommes qui ne connaissez pas la bassesse, salut à vous !

Je marche parmi vous en dieu immortel, n’étant plus mortel maintenant, honoré parmi tous comme il convient, couronné de bandelettes et de guirlandes de fleurs. Dès que, avec ces (adorateurs), hommes et femmes, je fais mon entrée dans les villes florissantes, des hommages me sont témoignés ; ils me suivent en foule innombrable, me demandant quelle est la voie du gain ; quelques-uns désirent des oracles, tandis que d’autres, qui ont été blessés par les douloureux aiguillons de toutes sortes de maladies, désirent entendre de moi le mot qui sauve. »

Empédocle se présente donc comme un sauveur ; lui aussi a en fin de compte une démarche politico-religieuse. Sa perspective est évidemment pythagoricienne, mais il tente de combler un problème théorique, en étant clairement influencé par la pensée indienne.

Ainsi, il reprend le thème de la transmigration des âmes, qu’il interprète cependant dans un sens en apparence proche du matérialisme, puisqu’il affirme que tout se transforme ; il n’y a ni début, ni fin :

« Il n’est pas d’entrée à l’existence ni de fin dans la mort funeste, pour ce qui est périssable ; mais seulement un mélange et un changement de ce qui a été mélangé. Naissance n’est qu’un nom donné à ce fait par les hommes. »

En réalité, il s’agit surtout d’une vision exprimant la vision la plus idéaliste de la pensée indienne, où la vie est un cycle, divisé en quatre parties, allant du meilleur (l’amour) au pire (la haine), puis recommençant sans fin. C’est ni plus ni moins que la conception indienne des quatre « âges », avec à la fin la destruction et la création, dans un processus ininterrompu.

Empédocle, qui était un médecin, applique cela dans la physique elle-même, expliquant que le corps se maintient par l’amour, mais voit ses parties se séparer, se désagréger par la haine. Le corps est un petit univers à lui tout seul :

« Celui-ci (le conflit de l’Amour et de la Haine) est manifeste dans la masse des membres mortels.

A un moment donné, tous les membres qui font partie du corps sont réunis par l’Amour au point culminant de la vie florissante ; à un autre moment, séparés pur la Haine cruelle, ils errent chacun pour soi sur les écueils de la mer de la vie.

Il en est de même des plantes et des poissons qui ont leur demeure dans les eaux, des bêtes qui ont leurs repaires sur les collines, et des oiseaux de ruer, qui cinglent avec leurs ailes. »

Dans la tradition pythagoricienne, le rapport aux animaux était ainsi évidemment pacifique ; on retrouve la conception que tout est relié, la transmigration des âmes étant le support.

Le philosophe du IIe siècle après JC, Sextus Empiricus, explique à ce sujet :

« L’école de Pythagore et d’Empédocle d’Agrigente et le reste des Italiens [les Grecs ayant établi des villes dans l’Italie actuelle] enseignent que nous sommes apparentés non seulement entre nous et aux dieux, mais aussi aux animaux privés de raison ; qu’en effet unique est le souffle qui parcourt tout l’univers à la manière d’une âme et qui nous unit à ces êtres.

C’est pourquoi, en les tuant, en les mangeant, nous commettons une injustice et une impiété, car nous détruisons des congénères. En conséquence de quoi ces philosophes ont conseillé de s’abstenir de ce qui a vie et ils ont imputé une impiété aux hommes qui rougissent de carnage chaud l’autel des Bienheureux. Empédocle dit quelque part (fr. 136) : « Cessez donc ce massacre aux clameurs funestes. Ne voyez-vous pas que vous vous entre-dévorez dans l’inconscience de votre esprit ? » »

Il n’y a, cependant, jusque-là rien de spécifiquement nouveau par rapport à Pythagore. Voyons donc comment Empédocle a tenté de formuler de manière modernisée une conception politico-religieuse nouvelle, lui qui traversa toute la Grèce pour diffuser son message.

Puisque Pythagore a affirmé que les nombres constituaient l’univers, et qu’il n’a pas réussi, alors il faut modifier le rapport entre les nombres et l’univers dans l’affirmation politico-religieuse.

Voici ce que dit Empédocle, avec le « multiple » désignant les nombres et « l’un » désignant l’univers ;

« Je vais t’annoncer un double discours. A un moment donné, l’Un se forma du Multiple ; en un autre moment, il se divisa et de l’Un sortit le Multiple. Il y a une double naissance des choses périssables et une double destruction.

La réunion de toutes choses amène une génération à l’existence et la détruit ; l’autre croît et se dissipe quand les choses se séparent.

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Et ces choses ne cessent de changer continuellement de place, se réunissant toutes en une à un moment donné par l’effet de l’Amour, et portées à un autre moment en des directions diverses par la répulsion de la Haine.

Ainsi, pour autant qu’il est dans leur nature de passer du Plusieurs à l’Un, et de devenir une fois encore Plusieurs quand l’Un est morcelé, elles entrent à l’existence, et leur vie ne dure pas. Mais, pour autant qu’elles ne cessent jamais d’échanger leurs places, dans cette mesure, elles sont toujours immobiles quand elles parcourent le cercle de l’existence. Mais allons, écoute mes paroles, car c’est l’étude qui augmente la sagesse. Comme je le disais déjà auparavant, quand j’exposais le but de mon enseignement, je vais t’exposer un double discours.

A un moment donné, l’Un se forma du Multiple, à un autre moment, il se divisa, et de l’Un sortit le Multiple — Feu, Eau et Terre et la hauteur puissante de l’Air ; la Plaine redoutée aussi, à part de ceux-ci, de poids égal à chacun, et l’Amour parmi eux, égal en longueur et en largeur; Contemple-le avec ton esprit, et ne reste pas assis, les yeux éblouis.

C’est lui que nous savons implanté dans les membres des mortels ; c’est lui qui leur inspire des idées d’amour, et qui leur fait accomplir les travaux de la paix. Ils s’appellent des noms de Joie et d’Aphrodite.

Aucun mortel ne l’a encore vu se mouvoir en cercle parmi eux, mais toi prête l’oreille à l’ordre de mon discours, qui ne trompe point. Car tous ceux-ci sont égaux et de même âge ; cependant chacun a une prérogative différente et sa nature particulière.

Et rien ne vient à l’existence à part eux, et ils ne périssent point ; car s’ils avaient péri continuellement, ils n’existeraient pas maintenant, et ce qui accroîtrait ce Tout, que serait-ce et d’où pourrait-il venir ? Comment, d’ailleurs, pourrait-il périr, puisqu’il n’y a aucun lieu vide de ces choses ? Ils sont ce qu’ils sont ; mais, courant les uns à travers les autres, ils deviennent tantôt ceci, tantôt cela, et toujours des choses analogues. »

Dans la même logique, Empédocle explique :

« Et dans le Tout, il n’y a rien de vide et rien de trop plein.

Dans le Tout, il n’y a rien de vide. D’où, par conséquent, pourrait venir quelque chose qui l’augmentât ? »

Il explique ainsi qu’il y a dans l’univers l’affrontement entre deux forces, dans un cycle se répétant à l’infini, la modification de tendance expliquant tous les phénomènes. Il n’y a pas de création ni de destruction à part à la fin du cycle ; tout se transforme avec justement le cycle en arrière-plan.

La conception d’Empédocle ne consistait, sur le plan des idées, qu’un en décalque de la conception indienne ; on retrouve d’ailleurs la constante feu – terre – air – eau, une preuve de plus par ailleurs au parallèle indo-grec qu’il est nécessaire d’établir.

La situation de la Grèce étant différente de celle de l’Inde, avec aucune force ne l’emportant, Empédocle finit, de manière mythique, appelé par une voix qui l’amena à devenir dieu, en se précipitant dans le Vésuve, seules ses sandales étant retrouvées au bord du volcan.


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