[Publié dans Solidaire, hebdomadaire du Parti du Travail de Belgique, n°5 – 1er février 1995]

Les services de renseignements américains et péruviens pratiquent la torture psychique, la manipulation et l’assassinat

Un dossier de Luis Arce Borja

Abimaël Guzman, le « président Gonzalo » comme l’appellent ses camarades, a été capturé le 12 septembre 1992 par les services de sécurité péruviens. Tout de suite, les médias occidentaux ont parlé d’un point de non-retour définitif dans la guerre populaire sous la direction du Parti Communiste Péruvien (PCP) ou Sendero Luminoso (le Sentier Lumineux). Un pas important des services de sécurité a été la publication de ce qu’on a appelé les « lettres de paix », en octobre 1993. Par ces lettres, le président du PCP aurait, de sa cellule, proposé des négociations au dictateur péruvien Fujimori. Voilà comment les services de police ont entamé leur « opération capitulation », dont l’objectif est d’amener le plus possible de militants du PCP à capituler et à trahir. Dans l’édition du 24 novembre 1994 de El Diario lnternacional, Luis Arce Borja décrit la véritable histoire e de ces « lettres de paix ». Nous publions ci-dessous la version intégrale de cet article.

Il n’y a que deux possibilités quant au destin du président Gonzalo. La première est que le chef de la révolution péruvienne ait été assassiné après le 3 avril 1993, date à laquelle il a été vu vivant pour la dernière fois, lors de son transfert en bateau de l’île de San Lorenzo à El Callao. La seconde possibilité est qu’il soit toujours en vie, mais dans des conditions de détention inhumaines, totalement isolé, en état de survie absolue. Quelle que soit l’hypothèse avancée, les méthodes utilisées pour détruire physiquement le grand révolutionnaire péruvien ont été brutales et inspirées par la haine et la vengeance.

Dans notre article, nous analysons les responsables directs et les protagonistes de « l’Opération Capitulation ».

Nous poursuivons trois objectifs concrets. Premièrement, démontrer que les « lettres de paix » et les documents que le gouvernement et les services secrets de l’État attribuent au président Gonzalo ont été fabriqués par ce même gouvernement et par l’impérialisme. Deuxièmement, prouver que « l’accord de paix » dissimule un redoutable plan dont la finalité est la disparition physique du président Gonzalo. Troisièmement, démontrer que l’objectif stratégique de la mise en scène échafaudée autour du Dr Guzman est de vider la pensée Gonzalo de sa substance et de sa signification historique. Dans les jours qui suivirent la capture du président Gonzalo le 13 septembre 1992, Fujimori fit part à maintes reprises de son intention d’exécuter le chef de la guérilla péruvienne. « Je suis partisan de l’application de la peine de mort et je sais que le peuple est d’accord avec moi sur ce point… »1. Le gouvernement, conjointement aux puissances étrangères, entreprit par le biais des médias, une gigantesque campagne destinée à ramollir l’opinion publique, et le président (Gonzalo fut présenté comme un criminel abominable et monstrueux, responsable de la mort de 25.000 personnes. La presse péruvienne et étrangère a ainsi préparé l’assassinat du révolutionnaire péruvien .

« Après deux semaines d ‘interrogatoire, le gouvernement décida d’exécuter Abimael Guzman. La date du 15 octobre à 8 heures du matin fut choisie et le peloton d’exécution fut organisé … Il ne fut pas fusillé car il n’y eut pas d’accord au sein du Conseil des ministres, instance qui aurait dû signer le décret-loi, puisqu’il n’existait pas de loi protégeant cette décision …» (Témoignage de A. Merino, membre de la Police Antiterroriste du Pérou – Dincote ).2

Dans la nuit du 12 au 13 septembre, le chef du Service de Renseignement de l’Armée (Servicio de Intelligentsia d’el Ejercito – SIE)3, le colonel Alberto Pinto Cardenas, se rendit à la caserne principale de la Direction Nationale contre le Terrorisme de la Police (Dincote), à la tête d’un contingent militaire. Le chef du SIE voulait pénétrer là où le Dr Guzman était détenu et conduire celui-ci au Quartier Général de l’Armée. L’officier des services secrets refusa, avançant qu’il s’agissait d’un cas de sécurité nationale et que par conséquent il incombait à la Dincote de prendre en charge la garde du détenu. Le général Antonio Ketin Vidal, chef de la Dincote, refusa donc de livrer son précieux prisonnier, et signala que, « en accord avec la loi », il avait droit à un délai de quinze jours pour l’interroger.

La mort immédiate aurait été le destin du Dr Guzman s’il avait été capturé par les agents du SIN plutôt que par la police antiterroriste. Au SIN, chacun savait que le président Gonzalo ne devait en aucun cas être capturé vivant. L’ordre était formel, il fallait le tuer là où on le trouverait. Le 12 septembre, jour de la capture, Fujimori, président de la république du Pérou, pêchait en Amazonie péruvienne. Les ministres de l’Intérieur et de la Défense assistaient quant à eux à un dîner à !’Ambassade de Grande-Bretagne à Lima. Le « grand jour » comme ils disent, les a pris par surprise et c’est par les médias qu’ils ont été mis au courant.

Qu’est-ce qui a poussé le gouvernement péruvien à changer d’avis ? Pourquoi a-t-on remplacé le peloton d’exécution par une cellule située dans une base navale éloignée, installée sur une île de l’Océan Pacifique ? C’est là, loin de tout regard inquisiteur, que débuta le plan qui, des mois plus tard, devait donner naissance aux « lettres de paix » et à « l’accord » conclu entre le Dr Guzman et Fujimori.

Le rôle des yankees : mettre fin au mythe

La décision de tuer immédiatement le chef de la guérilla maoïste ou de le laisser en vie pour un certain temps ne constituait pas une simple contradiction au sein des forces répressives du gouvernement péruvien. Ce conflit exprimait deux conceptions tactiques. Si on fusillait le président Gonzalo, comme le planifiaient Fujimori et certains chefs militaires péruviens, les risques étaient importants. Entre autres, celui de ne pouvoir prévoir les conséquences de la réponse militaire du Parti Communiste du Pérou (PCP) à l’annonce de la mort de son leader. Par le biais d’un communiqué qui a circulé dans tout le pays, cette organisation avait fait savoir que celui qui oserait s’en prendre à son chef suprême serait sévèrement puni, voire éliminé.

On estime qu’une mort rapide et violente du chef de la guérilla aurait placé celui-ci sur un piédestal, aux côtés des grands martyrs de la lutte de libération en Amérique Latine. D’après les « sendérologues », une mort violente permet au mythe de se consolider et à la légende de se matérialiser. Pour les conseillers nord-américains, le cas du Che Guevara, assassiné en octobre 1967 en Bolivie après avoir été capturé vivant, est une histoire encore fraîche dans les mémoires. Aux Etats-Unis, lorsque les autorités ont été informées de la capture du président Gonzalo, elles ont manifesté une immense joie, tout en soulignant qu’il ne fallait pas le tuer immédiatement. « Il faut le garder vivant pendant quelque temps. Il faut en tirer un maximum de profit », ont-elles déclaré. Le 12 septembre, Anthony Quainton, ambassadeur nord-américain au Pérou, déclare : « Ce serait une erreur, une grande erreur, de le faire fusiller ». Ce fut Quainton qui soutint le général Ketin Vidal lors de son bras de fer avec l’armée et Fujimori. Sans l’intervention de l’ambassadeur américain, il aurait été pratiquement impossible que le chef de la Dincote refuse de livrer le Dr Guzman aux forces armées qui sont les véritables détentrices du pouvoir politique et militaire au Pérou.

Ce sont les fonctionnaires nord-américains qui ont jugé que cette affaire était trop sérieuse pour la laisser aux mains des policiers et militaires péruviens. Les experts yankees étaient convaincus que le gouvernement péruvien ne serait pas capable d’utiliser intelligemment la situation « extraordinaire » qui se présentait à lui. Ces soupçons se sont confirmés les jours qui suivirent le 12 septembre. La moindre initiative esquissée par le gouvernement a montré sa maladresse et un haut degré d’improvisation.

Le Dr Guzman fut obligé de se présenter à moitié nu devant les caméras de certains médias. Ensuite, il fut exhibé à l’intérieur d’une cage à gorille. La presse péruvienne, obéissant aux injonctions du gouvernement, fabriqua un tissu de fables plus absurdes les unes que les autres, sur la vie du maoïste péruvien. On raconta qu’il était alcoolique, qu’il avait le SIDA, qu’il vivait au milieu d’un harem, que c’était un dépravé sexuel, etc. Cette campagne fut un échec, comme l’ont démontré les sondages d’opinion desquels il ressort que « cela a été une erreur de traiter Abimaël Guzman de la sorte ». Les résultats ont montré que le chef guérillero n’était pas considéré par la population péruvienne tel que la campagne l’avait dépeint. Même les conseillers de Fujimori réalisèrent avec stupeur qu’en octroyant une tribune au Dr Guzman, Fujimori avait com mis une erreur stupide : de l’intérieur de la cage, et au beau milieu d’une meute qui faisait office de public, le révolutionnaire péruvien prôna la continuation de la guerre, l’accomplissement des objectifs du Parti Communiste du Pérou jusqu’à la prise du pouvoir.

Les « sendérologue » et la presse péruvienne, quant à eux, reconnurent de mauvais gré que la capture du chef de la guérilla ne signifiait pas la fin du conflit interne. Ils recommandèrent au gouvernement d’élaborer une stratégie qui viserait à anéantir la pensée Gonzalo. D’après eux, c’était la solution pour détruire la subversion. « Le coup asséné par la police au cerveau du Sentier Lumineux est sérieux, mais pas suffisant pour nuire à l’ensemble de l’organisation… » (Unité d’investigation du quotidien La Republica, 22 septembre 1992). A présent, la lutte doit être livrée « contre le mythe », disent les experts. « Si Abimaël meurt, la direction se recompose. Immédiatement. Et le mythe Gonzalo… reste intact. Il convient d’éliminer le mythe du président Gonzalo, en le démystifiant. En l’humanisant. C’est l’aspect fondamental. de cette lutte contre le Sentier Lumineux ». 4

L’ambassade des USA et la Dincote

Anthony Quainton est arrivé au Pérou en 1989, nommé par George Bush. Connu comme expert en lutte contre-insurrectionnelle, il n’est pas un diplomate de carrière. De 1978 à 1981, il a dirigé le Bureau de Combat contre le Terrorisme du ministère américain des Affaires extérieures.

L’ambassadeur nord-américain s’est chargé personnellement d’établir une relation étroite avec la police antiterroriste du Pérou, A sa demande, une équipe d’experts américains en lutte contre-insurrectionnelle a débarqué au Pérou et a participé directement aux opérations de la police antiterroriste. De nombreux interrogatoires de présumés « sendéristes » ont été réalisés selon les modalités et dans les « laboratoires » introduits par les spécialistes nord-américains.

Depuis 1990, l’ambassade des Etats-Unis à Lima verse des milliers de dollars qui contribuent à couvrir les salaires des 80 membres d’élite de la Dincote. C’est l’ambassade des Etats-Unis qui soutient économiquement le Groupe Spécial de Renseignement de la Dincote (GEIN). La tâche spécifique de cet organisme est de se consacrer 24 heures sur 24 à l’investigation et à la recherche du chef guérillero. Il existe une relation étroite entre le GEIN et les Nord-Américains. Une copie de toute la documentation relative à la subversion qui est rassemblée par le GEIN est remise aux « experts » yankees.

L’ambassadeur Quainton n’a jamais caché le fait que la guérilla maoïste. était pour lui un sujet de préoccupation. A de nombreuses occasions, il a signalé que la lutte armée au Pérou menaçait les intérêts nord-américains en Amérique Latine. En août 1992, un mois avant la capture du président Gonzalo, lors de déclarations qu’il fit à une revue péruvienne, il affinait « Le Sentier Lumineux est .. un phénomène extrêmement dangereux non seulement pour le Pérou, mais aussi pour toute cette région du monde. Le Sentier Lumineux représente en effet le rejet total des valeurs d’une société démocratique, engagée, avec des machés libres et ouverts ».5

Sept jours après la capture du Dr Guzman, Anthony Quainton s’est rendu d’urgence à Washington. Il y a rencontré une équipe d’experts du ministère des Affaires extérieures, spécialistes de la lutte antisubversive. Le 19 septembre, avant de monter dans l’avion qui allait le conduire aux Etats-Unis, il a déclaré : « Je suis certain qu’au cours des prochains mois, le processus de pacification et de démocratisation va débuter, processus qui est tellement important pour le peuple péruvien ».6

Que faire du président Gonzalo ?

Depuis de nombreuses années, les Nord-Américains étudient minutieusement le mouvement guérillero péruvien qui est considéré par leurs propres analystes comme le plus dangereux du continent américain. Ils étaient convaincus que la chute du chef maoïste, tout en constituant un coup dur pour la guérilla, ne serait pas déterminante pour la défaite de ce mouvement subversif. Trois mois après l’arrestation du président Gonzalo, Gordon Mac Cormick, expert et consultant principal du Pentagone, le ministère de la Défense américain, signala que la « nature robuste et forte du Sentier Lumineux » lui permettrait de continuer avec succès la lutte armée ; il souligna « le Sentier Lumineux était comme une locomotive qu’il suffit de lâcher pour qu’elle avance sur des rails ».

D’après un analyste connu au Pérou, « la tête est la pensée Gonzalo, le corps est le Parti Communiste du Pérou et l’Armée Populaire de Guérilla (EGP) est les bras et les jambes ; mais le PCP et l’EGP ne sont rien sans la pensée Gonzalo »7. Mais alors, que faire pour démembrer cet « avorton du mal » ? Comment faire pour séparer la « tête » du « corps » ? C’est le grand problème des stratèges du régime. La pensée Gonzalo n’est pas quelque chose que l’on peut toucher du doigt, et encore moins découper en morceaux avec un couteau aiguisé. C’est avant tout un ensemble d’idées philosophiques, une théorie scientifique qui, pendant quatorze ans, à démontré sa validité et sa capacité à constituer une puissante arme idéologique et politique pour les pauvres du Pérou. Ce qui est fondamental dans la pensée Gonzalo, c’est le problème du pouvoir, « concrètement, la conquête du pouvoir dans tout le Pérou, totalement et complètement dans tout le pays…»8. Ainsi donc, le concept contre-révolutionnaire de « lutter contre la pensée Gonzalo » gravite exclusivement autour d’une stratégie qui tente de détruire et de nier le fondement de cette pensée.

Le 23 septembre, c’est-à-dire onze jours après la capture du Dr Guzman, la sous-commission des Affaires de l’Hémisphère Occidental du Congrès des Etats-Unis tient une audience spéciale pour analyser le « phénomène sendériste ». La réunion est dirigée par Robert G. Torricelli, président de la Sous-commission. Les « spécialistes » de la question péruvienne sont invités ainsi que quelques membres du Congrès. Au cours de cette réunion, Marlene Fernandez, une parlementaire nord-américaine, déclare : « La préoccupation la plus immédiate est de savoir que faire de Guzman, et de s’assurer que sa capture signifie la fin de l’organisation de guérilla, le Sentier Lumineux ».

C’est ce concept qui a engendré « l’Opération Capitulation » et qui est à l’origine des « lettres de paix » que le gouvernement péruvien utilise comme un des éléments principaux dans sa lutte contre-insurrectionnelle.

Profiter de la capture pour mettre le mouvement en déroute

Le plan élaboré par le gouvernement et ses conseillers étrangers comporterait deux étapes. La première étape débute le 26 septembre 1992, date à laquelle le président Gonzalo est placé en réclusion « à vie », d’après Fujimori, dans une cellule de l’île de San Lorenzo. La seconde commence en avril 1993, quand le chef de la guérilla, après être resté sept mois dans l’isolement total, est transféré dans une prison de la base navale d’EI Callao. Là, dans une cellule construite sous terre spécialement pour lui et à laquelle seuls les agents du SIN ont accès, prend forme la mise en scène connue aujourd’hui sous le nom de « lettres de paix ».

Le plan est conçu dans la plus stricte clandestinité. Pas même les plus fidèles ministres de Fujimori ne doivent être au courant de l’opération. Un petit groupe de civils et de militaires est rigoureusement sélectionné pour participer à « l’Opération Capitulation ». Les principaux membres de l’équipe sont : le général Nicolas Hermosa Rios, commandant général de l’armée et président du Commandement Conjoint des Forces Armées ; le général Victor Malca Villanueva, ministre de la défense ; l’amiral Alfredo Arnaiz Ambrosiani, ministre de la Marine ; le général Julio Salazar Monroe, chef du Service de Renseignement National (SIN) ; l’ex-capitaine Vladimiro Montesinos, conseiller présidentiel et membre du SIN. Alberto Fujimori, qui est également chef suprême des forces Armées, détient un rôle prépondérant dans le groupe, un peu comme le « parrain » des mafias italiennes. La responsabilité de « l’Opérations capitulation » incombe au SIN, institution dont le pouvoir est plus important que celui du gouvernement et qui maintient d’étroits relations avec la CIA américaine.

Conversation entre Luza et Montesinos

Le groupe responsable de « l’Opération Capitulation » demande conseil à des experts civils en opérations psychosociales, à des psychologues, des sociologues, des médecins et des techniciens spécialisés en informatique et en montage de films vidéo. Diverses sources indiquent que le psychiatre Segisfredo Luza est un de ces « experts ». Le 23 septembre dernier, la guérilla maoïste s’en est prise au psychiatre : une voiture piégée chargée de trente kilos d’explosifs a détruit presque entièrement son habitation. Agé de 66 ans, Luza travaille pour les militaire, depuis 22 ans. En 1966, il commet un crime passionnel et est emprisonné jusqu’en 1972. Il doit sa liberté à la grâce octroyée par la dictature militaire de Velasco Alvarado.

C’est à Segisfredo Luza que l’on attribue « les larmes de la Vierge », « miracle » qui eut lieu à El Callao en 1991, au cours duquel une vierge de plâtre se mit à pleurer sans qu’on puisse la consoler. « L’évènement divin » émut des millions de Péruviens désemparés par la faim et la misère. Certains analystes ont interprété ce « miracle » comme une manœuvre du régime de Fujimori destinée à détourner l’attention des victimes des brutales mesures économiques imposées par le gouvernement. Segisfredo Lùza et Vladimiro Montesinos sont d’anciens collègues. Tous deux travaillent au sein du SIN depuis plus de 20 ans. Ils discutent de ce qu’il faudra faire du Dr Guzman après sa capture.

La conversation est antérieure au 12 septembre 1992 mais reste d’actualité. Fernando Rospigliosi, journaliste de la revue Caretas, relate ces paroles qui sont loin d’être anodines, échangées par ces deux personnages qui joueront un rôle important dans les « lettres de paix ». Elles exposent les méthodes qu’ils ont probablement utilisées pour affaiblir la résistance physique et psychologique du président Gonzalo : « Voilà, docteur Montesinos, expliquait le psychiatre. J’ai analysé à fond le personnage de Guzman, ses caractéristiques physiques. Il a des prédispositions à l’embonpoint, s’effondre facilement. Par conséquent, il a des tendances à la cyclothymie et à la psychose maniaco-dépressive. On pourra en tirer ce que l’on veut. Avec un régime très faible en potassium, une longue période de diazepan (un médicament) et ensuite du lithium ; il pourra servir au gouvernement pour n’importe quoi. Quand vous l’aurez arrêté laissez-le moi. »9

Loin du « Leon dormido »

On choisit. une base navale de la Marine de Guerre qui devrait être l’endroit le plus sûr pour soumettre le chef la guérilla aux « traitements scientifiques » des « experts » de la guerre antisubversive . Ce n’est pas l’armée qui est chargée de la garde du Dr Abimaël Guzman ; ce n’est en effet pas une attaque de la guérilla qui est l’objet des préoccupation mais plutôt un éventuel travail de -contre-information, et surtout l’infidélité qui règne dans les casernes et qui pourrait être à l’origine de fuites dénonçant le plan « de capitulation » du chef de la guérilla maoïste. Un certain nombre d’officiers opposés à la clique de Fujimori s’étaient en effet organisés clandestinement et, par le biais de communiqués, dénonçaient la corruption et les escadrons de la mort contrôlés par le SIN et par des officiers supérieurs de l’armée.

Le « Leon Dormido », groupe constitué de capitaines, majors et commandant de l’armée, avait en effet révélé les noms des militaires qui avaient assassinés neuf étudiants et un professeur de l’université de la Cantuta. Il avait signalé avec précision l’endroit où avaient été enterrés clandestinement les reste des victimes. Dans cette dénonciation, le conseillé de Fujimori, Vladimiro Montesinos, était accusé d’être l’instigateur de cette séquestration brutale et de cet assassinat, le 18 juillet 1992. « Leon dormido » s’était également chargé de dénoncer les responsables du massacre de seize personnes dans le centre de Lima, crime sauvage commis le 3 novembre 1991 et signé aussi par Montesinos.

La marine de Guerre avait par contre démontré sa fidélité à Fujimori et à la direction de l’armée via son commandant actuel, le vice-amiral Alfredo Arnaiz. Une loyauté indispensable pour garantir le secret autour du plan diabolique. Toutefois, la fidélité et la complicité d’Arnaiz n’était pas gratuite. Il avait des dettes envers le gouvernement et la justice militaire. Le Chef de la marine de Guerre est en effet désigné comme un des responsables du vol de plus de onze millions de dollars au Bureau Naval de Washington. Le principal responsable de ce vol, Enrique Villagarcia, est actuellement reclus dans une prison nord-américaine après avoir été jugé par la justice de ce pays. Arnaiz n’avait pas d’autre alternative. S’il refusait de participer au plan, la situation devenait dangereuse pour lui. Soit il payait sa dette envers le gouvernement, soit il allait en prison.

Montesinos, le « Raspoutine » de la cour péruvienne

L’élaboration de « l’Opération capitulation » de laisse rien au Hazard. Fujimori est ses chefs militaires doivent contrôler chaque étape du plan avec un maximum de sécurité. Dans ce but, il faut un « coordinateur » d’une confiance absolue, réunissant les caractéristiques appropriées pour cette sale besogne. Le choix se porte sur Vladimiro Montesinos, membre du Service de Renseignement National et conseiller principal de facto du gouvernement. Les « qualités » de Montesinos en font le personnage adéquat ; c’est un élément sans scrupules, cynique et prêt aux missions les plus abjectes. Le passé de Montesinos est fait de mafias, de crimes et d’agissements douteux. Un autre « mérite » de ce personnage est sa relation étroite avec l’ambassade nord-américaine au Pérou et avec l’Agence de Renseignement Américaine (CIA), pour laquelle il a effectué des « services spéciaux » au cours des vingt dernières années.

Montesinos a un passé turbulant. Une revue péruvienne l’a qualifié de « Raspoutine de la cour péruvienne ». Récemment, le journaliste Gustavo Gorriti déclarait à son sujet : « Pendant près de vingt ans, Montesinos a opéré dans l’ombre . Avocat de narco-trafiquants, traîtres, violeurs des droits de l’homme, ancien soldat, espion, il a fasciné Fujimori et a fait usage de ses relations étroites avec les organisations de narco-trafiquants et la CIA pour devenir non seulement un tsar de facto de la drogue dans le pays, mais peut-être le personnage le plus puissant du Pérou »10.

L’histoire obscure

Ancien capitaine de l’armée, Vladimiro Montesinos a débuté comme agent de renseignement sous le régime du général Juan Velasco Alvarado (1968-1973). Jusqu’en 1973, il est un modeste gratte-papier au bureau du Premier ministre. C’est là qu’il dérobe des informations militaires pour les vendre au services secrets des Etats-Unis. Certaines sources militaires le dénoncent comme un agent double travaillant aussi bien pour les Américains que pour l’URSS. En 1976, il est découvert et arrêté. Il est jugé par un tribunal militaire qui l’accuse de « trahison à la patrie », accusation qui selon les lois en vigueur était sanctionnée par la peine de mort.

Il échappe au peloton d’exécution grâce à l’intervention de l’ambassade des Etats-Unis au Pérou. Le 31 mai 1977, il est condamné sans gravité pour « faux et usage de faux » et « désobéissance ». La sanction inclut l’expulsion de l’année et la prison effective pendant un an. En 1978, il est libéré et se lance dans une activité lucrative en défendant les trafiquants de drogue. « Montesinos s’aperçut qu’il existait des crimes lucratifs : la fraude fiscale et le trafic de cocaïne. Il développa une pratique qui profitait des deux… Au bout de quelques années, Montesinos devint un stratège légal et administratif courtisé par les trafiquants de drogue, et allouait des services qui dépassaient la pratique du droit. Il louait des maisons pour des narco-trafiquants colombiens, il conseillait les complices des trafiquants leur indiquant quand ils devaient se cacher, il se chargeait de faire disparaître les dossiers des narco-trafiquants colombiens en fuite afin d’éviter les demandes d’extradition et, au moins une fois, il procura de faux documents pour renforcer la défense d’un vendeur de cocaïne »11

En 1983, le Procureur de l’année ouvre à nouveau le dossier dans lequel Montesinos est accusé de « trahison à la patrie ». Pour éviter qu’on ne l’arrête, il fuit clandestinement en Équateur puis en Argentine. En 1984, il mobilise, depuis l’étranger, des juges militaires corrompus et parvient à ce que l’accusation et l’ordre d’arrestation restent sans suite. La même année, il retourne au Pérou et continue ses activités liées au trafic de drogue. En 1985, une disposition du Commandement Général des Forces Armées interdit l’entrée de Montesinos à toute dépendance ou installation militaire. En 1987, au cours de la deuxième année du régime de Alan Garcia Perez, Montesinos travaille à nouveau au Service de Renseignement National (SIN) comme simple informateur anonyme. A cette époque, le chef du SIN était le général Edwin Diaz.

En 1988, alors qu’il est encore un informateur de seconde catégorie, la chance sourit à l’ex-capitaine Montesinos. Le haut responsable de l’armée fait appel à lui pour qu’il « conseille » le général José Valdivia Duenas, accusé de l’assassinat de 29 paysans dans la bourgade de Cayara (Ayacucho). Ce massacre, commis en mai 1988 par une patrouille militaire dirigée par le général Valdivia, se transforma en scandale politique qui eut des répercussions au Pérou et à l’étranger. Montesinos, expert en « arrangement de dossiers », se chargea de sauver le militaire. Le massacre de Cayara n’interrompit pas la carrière militaire de Valdivia qui continua de monter les échelons, et on lui octroya même la direction de l’État-Major du Commandement Conjoint des Forces Années. Valdivia est actuellement attaché militaire en Ukraine. Montesinos est devenu un personnage clé dans toutes les sales besognes et travaux clandestins des militaires haut placés.

Montesinos le « nettoyeur »

Une belle occasion se présente à Montesinos en 1990, lorsqu’un candidat présidentiel obscur, voire ridicule, nommé Fujimori, remporte les élections. Alberto Fujimori, inconnu jusqu’à son succès électoral, était passé inaperçu et personne ne s’était préoccupé de savoir d’où il venait ni quelle était son histoire. Son succès électoral le porte en première page de la presse péruvienne et fait de lui un homme public. Une enquête révèle alors que le candidat péruvien-japonais n’est pas aussi « honnête » que le prêche sa campagne électorale. Les médias apportent des preuves irréfutables des activités frauduleuses du nouveau président péruvien. Durant plus de vingt ans, Fujimori et son épouse se sont consacrés au commerce d’immeubles (achat-vente), commettant des délits tels que la fraude, l’évasion fiscale, etc. Le député Olivera, un des parlementaires chargés de l’enquête, présente formellement une dénonciation contre Fujimori au Juge de la Nation. Une sanction pénale contre le président flambant neuf l’aurait déchargé de ses fonctions et l’aurait inévitablement conduit en prison.

C’est alors qu’apparaît Vladimiro Montesinos, le « nettoyeur ». Le général Edwin Diaz, chef du Service de Renseignement National charge Montesinos « d’effacer les traces » des activités peu catholiques de Fujimori. C’est Alan Perez Garcia lui-même, l’ancien président, qui exige le blanchissement du nouveau président. Cet « accord » Garcia-Fujimori n’est pas le premier : en plein processus électoral, l’Apra, dont le leader était Garcia lui-même, avait convoqué ses militants afin qu’ils votent pour le candidat oriental au second tour. Les dessous de cette obscure période sont relatés par Gustavo Gorriti : « Alors que les partisans de Fujimori cherchaient désespérément une solution, le général Diaz donna l’ordre à Montesinos d’aider le candidat affligé.

En peu de temps, plus d’un témoin fut persuadé de modifier son témoignage et les dossiers furent arrangés par des juges soumis. Ensuite, les dossiers nettoyés en main, Montesinos se rendit chez le triste Fujimori pour lui dire qu’il n’avait plus de problèmes et qu’il lui apportait une solution. Les effets de cette visite durent jusqu’à aujourd’hui »12. C’est le régime de Fujimori qui permet à Montesinos de prendre de l’importance au niveau du gouvernement et des Forces Armées. Il cesse d’être l’humble informateur secret pour devenir le puissant conseiller personnel du président et l’homme principal au sein du SIN. Par la suite, Montesinos ne sera absent d’aucune des actions secrètes et criminelles du gouvernement. Divers médias accusent Montesinos d’être à la tête des groupes paramilitaires organisés à l’intérieur du SIN. C’est lui qui, avec le général Nicolas Hermosa, planifie le coup d’Etat militaire du 5 avril 1992.

Voilà le véritable Montesinos. Maffieux et dangereux comme un reptile. Ce n’est pas le personnage montré par la campagne de désinformation du gouvernement qui le présente comme quelqu’un « d’hyper-intelligent » qui « joue aux échecs avec Guzman » et dont les connaissances en littérature et en philosophie sont exceptionnelles. Avant tout, Montesinos est un bourreau brutal, qui massacre lui-même ses victimes. Ses propres camarades militaires, qui sont tombés entre ses mains le 13 novembre 1992 suite à l’échec du contre-coup d’Etat militaire contre Fujimori, le confirment : « De nombreux officiers de l’armée emprisonnés cette nuit dans les casernes du Service de Renseignement National (SIN) ont fait l’expérience du pouvoir de Montesinos sous sa forme la plus crue.

Montesinos et d’autres ont frappé le colonel Enrique Aguilar del Alcazar au visage, ensuite ils lui ont attaché les mains et ils l’ont pendu par les bras… Montesinos a enfoncé des aiguilles dans les bras et les jambes du major Salvador Carmona et l’ont maintenu « pendu »… Quant au lieutenant Marco Zarate, … ils l’ont attaché à une chaise et lui ont administré des décharges électriques jusqu’à ce qu’il signe les documents qui lui étaient présentés »13.

Par analogie historique, les éléments tels que Montesinos apparaissent comme l’expression de la décomposition de l’État officiel et des classes dominantes. Ils sont les germes et les vers qui jaillissent de la matière putréfiée. Le pouvoir de cet individu surgit de la décadence et du caractère inopérant de l’État péruvien. Il se meut parmi des fonctionnaires, politiciens et militaires ambitieux et corrompus. Il profite astucieusement de quatre conditions concrètes: 1) Son ancienne et étroite relation avec les services secrets de l’État nord-américain. 2) Sa relation avec le trafic de drogue et avec une caste de militaires et de civils corrompus qu’il propose en échange de sa participation au pouvoir de l’État. 3) Il connaît l’histoire souillée et frauduleuse de Fujimori et dispose de preuves suffisantes pour enterrer politiquement le dictateur du Pérou. 4) Montesinos est un être sans scrupule, capable des pires extrêmes pour commettre des agissements douteux. Cette dernière caractéristique le rend irremplaçable pour « l’Opération Capitulation ».

  1. La Republica, 29 septembre 1992.
  2. The Telegraph, Londres, 22 janvier 1994, témoignage de A. Merino membre de la Police antiterroriste du Pérou.
  3. Au Pérou, le principal organisme de renseignement de l’État est le Service de Renseignement National (Servicio de lnteligencia Nacional – SIN) qui dépend directement du président de la République. Outre le SIN, chaque corps des Forces Armées et Policières (Armée, Marine, Aviation et Police) a ses propres appareils de renseignement.
  4. Pedro Planas, Oiga, 21 septembre 1992.
  5. Proceso Economico, n° 114, août 1992.
  6. Expreso, 20 septembre 1992.
  7. Manuel Jesus Granados, Procès d’Abimael, Éditions Agenda 2000 Editeurs – Lima Pérou.
  8. Documents Fondamentaux du PCP, Au sujet de la pensée Gonzalo, édition 1988.
  9. Caretas, 29 septembre 1994, page 14.
  10. Article publié dans Ideele, n° 67-68, août 1994, page 15.
  11. Gustavo Gorriti, La Republica, 4 juillet 1994, reproduction de la revue nord-américaine Caver Action.
  12. Gustavo Gorriti, La Republica. Reproduction de ldeele n 67-68, août 1994.
  13. Rapport de Gustavo Gorriti, reproduit par Ideele, n° 67-68, août 1994.

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