[Article publié pour la première fois dans le vingt-sixième numéro de Crise]

Pourquoi la France est-elle intervenue de manière si volontaire, si brutale, dans l’affrontement militaire entre la Russie et l’Ukraine ? C’était inattendu de la part de l’opinion publique et de l’élite capitaliste elle-même. La France, traditionnellement, cherche des bons rapports avec la Russie et a toujours cherché à jouer le rôle d’entremetteuse. Lors du début du conflit militaire en 2022 en Ukraine, le président français Emmanuel Macron avait parlé de ne pas chercher à humilier la Russie, etc.

Cependant, la France n’est qu’un satellite de la superpuissance impérialiste américaine. Et cette dernière a décidé que ce serait aux puissances européennes de la remplacer dans le soutien à l’Ukraine. Ce qui a joué, c’est bien entendu l’explosion de la situation au Moyen-Orient avec l’initiative assassine du Hamas et la réponse meurtrière de l’État israélien. Si les foyers se multiplient, la superpuissance impérialiste américaine va perdre sa capacité d’action contre son concurrent chinois et cela est vu comme inacceptable.

Cela s’associe à l’élection présidentielle américaine. Peu importe que Donald Trump gagne ou pas cette élection, sa ligne s’est déjà imposée stratégiquement. La conceptualisation de cette ligne revient à la Heritage Foundation, l’un des principaux think tanks américains. On peut consulter à ce sujet les… 920 pages du pdf « Project 2025 », d’avril 2023, qui fournissent les positions dans tous les domaines des « promesses conservatrices ».

Le lien pour le pdf : https://thf_media.s3.amazonaws.com/project2025/2025_MandateForLeadership_FULL.pdf

Le mot d’ordre qu’on y trouve, c’est l’autonomie américaine. Si on veut, pour cette ligne agressive, il est hors de question d’autoriser des interactions qui risqueraient, à terme, de relativiser l’hégémonie américaine. Pour prendre un exemple parlant, il suffit de prendre le fameux mur entre les États-Unis d’Amérique et les États-Unis du Mexique. En effet, le Mexique est également une fédération, et cela a toute son importance. Comme on le sait, aux États-Unis d’Amérique, pour les républicains, le mur a une importance centrale, alors que pour les démocrates il faut en repousser l’idée au profit d’une acceptation de l’immigration.

L’immigration permet, en effet, une main d’œuvre à bas prix, et ce sur plusieurs générations, avec qui plus est une réactivation idéologique du « rêve américain » et une relance par en bas du capitalisme puisque les immigrés veulent faire carrière. Les démocrates, qui sont pour la « modernité » capitaliste, sont ainsi de la même manière les porteurs de l’idéologie LGBT.

Seulement, comme on le sait le Sud des États-Unis d’Amérique appartenaient au Mexique. Et l’immigration mexicaine se concentre dans ces États. S’il y avait affaiblissement des États-Unis d’Amérique comme superpuissance mondiale, que se passerait-il ? Il y aurait un pouvoir central incapable de manœuvrer les États fédéraux comme il se doit, et une révolte « latino » serait tout à fait possible.

Un basculement d’États fédéraux majoritairement hispanophone et latino vers les États-Unis du Mexique dans le cadre d’un effondrement des États-Unis du Mexique est un cauchemar stratégique tout à fait plausible. D’où l’idéologie du mur pour séparer les États-Unis du Mexique.

Si on ajoute à cela que le fentanyl tuant massivement aux États-Unis est produit par les cartels mexicains au moyen d’éléments chimiques importés de Chine… alors la boucle est bouclée. L’affirmation anti-mexicaine est un ressort essentiel pour l’affirmation « autonome » de la superpuissance impérialiste américaine. On a ici un excellent exemple de l’isolationnisme de Donald Trump, qui on l’aura compris, n’est en fait pas un isolationnisme, mais l’affirmation de l’autonomie complète de la base centrale américaine dans le cadre de son hégémonie mondiale.

C’est considéré comme la seule démarche viable, alors que la superpuissance américaine est à 100 % de son PIB pour sa dette en expansion massive depuis l’ouverture de la crise en 2020. On parle ici de 34 580 milliards de dollars (davantage que les PIB réunis de la Chine, du Japon, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni).

Voilà pourquoi également Taïwan prend une dimension tout à fait particulière. Car la seule menace réelle à l’hégémonie américaine, c’est la superpuissance chinoise, qui élève toujours plus ses niveaux économique, militaire, financier, etc. La Heritage Foundation, en avril 2024, présente de la manière suivante l’importance de Taïwan :

« Une occupation chinoise de Taïwan permettrait à la Chine de briser la « première chaîne d’îles » s’étendant du Japon à l’Indonésie, qui constitue la première ligne de défense américaine dans le Pacifique. Cela permettrait à la Chine de menacer plus directement les États-Unis et leurs alliés.

Une saisie chinoise de Taïwan lui donnerait le contrôle de l’offre mondiale de semiconducteurs et, avec elle, un effet de levier inacceptable sur les États-Unis. Taïwan produit plus de la moitié des semi-conducteurs du monde et plus de 90 % des puces les plus avancées.

Les économies américaine et mondiale seraient probablement dévastées par tout conflit autour de Taïwan. Un rapport récent estime qu’un tel conflit pourrait coûter plus de 10 000 milliards de dollars, soit 10 % de l’économie mondiale. Le coût réel pourrait être encore plus élevé.

Préserver la paix entre les deux rives du détroit nécessite à la fois de renforcer la dissuasion et d’éviter de modifier le statu quo diplomatique. Une action visant à résoudre définitivement le statut diplomatique de Taïwan pourrait par inadvertance déclencher le conflit que l’Amérique est déterminée à prévenir. La politique américaine doit plutôt rester axée sur la dissuasion d’une action militaire chinoise contre Taïwan et sur le maintien du statu quo.

Ne pas défendre Taïwan soulèverait des doutes sur l’engagement américain en faveur de la sécurité régionale, affaiblissant les alliances de sécurité américaines et encourageant la Chine à agir de manière plus agressive dans sa quête de domination régionale. »

C’est la raison pour laquelle l’isolationnisme américain est conservateur : il est obligé de dénoncer ceux qui ont profité de la mondialisation avec la Chine, car naturellement on ne trouve ici nulle volonté de rompre avec elle. Le discours anti-élite, anti-moderne de Donald Trump correspond au besoin stratégique d’aller à l’affrontement avec la superpuissance chinoise. Voici ce qu’on lit notamment dans « Project 2025 » :

« Pendant trente ans, les dirigeants politiques, économiques et culturels américains ont adopté et enrichi la Chine communiste et son Parti communiste génocidaire tout en vidant la base industrielle américaine.

Ce qui aurait pu commencer avec de bonnes intentions est maintenant clair. Le commerce sans entraves avec la Chine a été une catastrophe. Il a fait qu’une poignée d’entreprises américaines a fait d’énormes profits tout en détournant leurs incitations commerciales loin des besoins du peuple américain.

Pendant une génération, les politiciens des deux partis ont promis que l’engagement avec Pékin renforcerait notre économie tout en injectant des valeurs américaines en Chine.

C’est le contraire qui s’est produit. Les usines américaines ont fermé. Les emplois ont été externalisés. Notre fabrication industrielle a été financiarisée.

Et pendant tout ce temps, les entreprises qui en profitaient ont échoué à exporter nos valeurs de droits de l’homme et de liberté ; ils ont plutôt importé les produits chinois aux valeurs anti-américaines avec leurs C-suites [les managers, principalement les chief executive officer (CEO), chief financial officer (CFO), chief operating officer (COO) et chief information officer].

Même avant l’essor des Big Tech, Wall Street ignorait le vol en série par la Chine de la propriété intellectuelle américaine. Il a carrément salué la suppression des emplois dans le secteur manufacturier américain (« Apprenez à coder ! » jubilaient-ils). Ce n’était que le prix du progrès.

L’engagement était à chaque étape le projet de Pékin, pas celui des États-Unis. Le Parti communiste chinois (PCC) a dicté ses conditions, pour ensuite les rompre à chaque fois qu’il le souhaitait que cela lui convenait.

Ils ont volé notre technologie, espionné notre peuple et menacé nos alliés, le tout avec des milliards de dollars de richesse et de puissance militaire financés par leur accès à notre marché. Vint ensuite l’essor des Big Tech, qui contribuent désormais moins à l’économie américaine qu’à un outil du gouvernement chinois.

En échange d’une main-d’œuvre bon marché et d’un traitement réglementaire spécial de la part de Pékin, les plus grandes entreprises technologiques américaines transmettent des données sur les Américains au PCC.

Ils remettent de la propriété intellectuelle sensible dotée d’applications militaires et de renseignement pour maintenir l’afflux d’argent. Ils laissent Pékin censurer les utilisateurs chinois sur leurs plateformes. Ils ont laissé le PCC définir leurs politiques d’entreprise concernant les applications mobiles.

Et ils interfèrent avec les priorités politiques de notre rival à Washington. L’un des aspects du modèle économique des grandes entreprises technologiques est la compétitivité américaine à l’ancienne et l’innovation technologique qui change le monde ; mais de plus en plus, cet aspect de ces entreprises est éclipsé par leur rôle d’opérateurs au service lucratif des entreprises du plus dangereux ennemi international de l’Amérique. »

Cette rhétorique peut étonner, dans sa brutalité, mais il faut bien comprendre que puisqu’il n’y a absolument aucune menace révolutionnaire interne aux États-Unis, on aboutit à une situation où c’est le maintien de l’hégémonie qui devient la seule chose qui compte.

Et c’est là où intervient la France. Elle prend le « relais » de la superpuissance impérialiste américaine, qui vise à se consacrer à la Chine. Naturellement, l’impérialisme français n’est pas en mesure de remplacer à elle toute seule le soutien américain au régime ukrainien. C’est pour cela qu’il y a une coalition, dont la France prend la tête.

Ses partenaires les plus agressifs, et donc les plus fiables, sont la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Tchéquie, la Roumanie tandis que l’Allemagne est le partenaire majeur, mais ici les contradictions inter-impérialistes ont tendance à prendre le dessus. L’impérialisme britannique, qui ne semble pas de la partie ici, attend également en embuscade. Ce à quoi il faut s’attendre, c’est une intervention britannico-polonaise au Nord de l’Ukraine, et franco-roumaine dans le Sud.
Mais n’anticipons pas. Il faut déjà saisir la séquence en cours et son importance. La sinistre partie impérialiste ne fait que commencer.


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