Xe CONGRÈS DU P.C. (b)R.
RAPPORT SUR LA SUBSTITUTION DE L’IMPÔT EN NATURE AUX RÉQUISITIONS
15 mars 1921
Camarades, la substitution de l’impôt en nature aux réquisitions est avant tout et par-dessus tout une question politique, car le fond de cette question c’est l’attitude de la classe ouvrière à l’égard la paysannerie. La poser signifie que nous devons réexaminer, de façon nouvelle, je dirais, si vous voulez, de façon plus prudente et juste, et réviser dans une certaine mesure, les rapports entre ces deux classes principales, dont la lutte ou l’entente décidera de l’avenir de notre révolution. Il n’est pas besoin de m’étendre longuement sur les motifs de cette révision. Vous savez tous fort bien, sans doute, combien d’événements, surtout par suite de l’extrême misère provoquée par la guerre, la ruine, la démobilisation et la récolte désastreuse, combien de circonstances ont rendu la situation des paysans particulièrement dure, critique, en accentuant inévitablement leurs oscillations au détriment du prolétariat et en faveur de la bourgeoisie.
Je dirai deux mots sur la portée théorique de cette question ou sur la façon de l’envisager du point de vue théorique. Il est hors de doute qu’on ne peut réaliser la révolution socialiste dans un pays où l’immense majorité de la population est formée de petits producteurs agricoles qu’au moyen de toute une série de mesures de transition spéciales, parfaitement inutiles dans les pays capitalistes évolués où les ouvriers salariés industriels et agricoles sont en écrasante majorité. Dans ces pays, il s’est constitué au cours de dizaines d’années une classe de salariés agricoles. Seule cette classe peut apporter un appui social, économique et politique dans le passage direct au socialisme. C’est seulement dans les pays où cette classe est suffisamment développée que le passage direct du capitalisme au socialisme est possible sans mesures de transition spéciales à l’échelle de l’Etat. Nous avons souligné dans bien des ouvrages, dans toutes nos interventions, dans toute la presse, que la situation est différente en Russie ; les ouvriers d’industrie sont en minorité et les petits cultivateurs en écrasante majorité. Dans ce pays, la révolution socialiste ne peut vaincre définitivement qu’à deux conditions. Premièrement, si elle est soutenue en temps utile par une révolution socialiste dans un ou plusieurs pays avancés. Comme vous le savez, nous avons fait beaucoup plus qu’avant pour assurer cette condition, mais bien trop peu pour qu’elle devienne réalité.
L’autre condition, c’est l’entente entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant le pouvoir d’Etat, et la majorité de la population paysanne. L’entente est une notion très large qui inclut un certain nombre de mesures et de gradations. Il faut dire ici que nous devons poser la question franchement dans notre propagande et notre agitation. Ceux qui entendent par politique des procédés mesquins qui frisent parfois la duperie doivent être résolument condamnés par nous. Il faut corriger leurs erreurs. On ne saurait duper des classes. Nous avons beaucoup fait depuis trois ans pour élever la conscience politique des masses. C’est dans la lutte acharnée qu’elles ont appris le plus. Il nous faut, conformément à notre doctrine, à notre expérience révolutionnaire acquise en des dizaines d’années, aux enseignements de notre révolution, poser les questions de front : les intérêts de ces deux classes sont différents, le petit cultivateur ne veut pas ce que veut l’ouvrier.
Nous savons que seule l’entente avec la paysannerie est capable de sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution n’a pas éclaté dans les autres pays. C’est ce qu’il faut dire nettement, à toutes les réunions et dans toute la presse. Nous savons que cette entente entre la classe ouvrière et la paysannerie est fragile – en atténuant notre expression : le mot « atténuant » ne doit pas figurer dans les procès-verbaux -, et à parler franchement, nettement pire que cela. Est tout cas, il ne faut pas chercher à dissimuler quoi que ce soit, mais dire carrément que la paysannerie est mécontente des rapports que nous avons établis avec elle, qu’elle n’en veut pas, et qu’elle ne veut plus continuer à vivre de la sorte. C’est incontestable. Cette volonté s’est nettement affirmée. C’est la volonté des larges masses laborieuses. Nous devons en tenir compte, et nous sommes des hommes politiques assez lucides pour dire ouvertement : révisons notre politique à l’égard de la paysannerie. On ne saurait prolonger la situation qui existait jusqu’ici.
Il faut dire aux paysans : « Si vous voulez reculer, si vous voulez restaurer intégralement la propriété privée et le commerce libre, cela signifie retomber sûrement et inéluctablement sous la coupe des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. De nombreux exemples historiques, des exemples de révolutions en témoignent. Un tout petit raisonnement tiré de l’a b c du communisme, de l’a b c de l’économie politique suffit à confirmer que c’est inévitable. Essayons donc d’examiner la chose. Est-ce ou non l’intérêt de la paysannerie de se séparer du prolétariat pour rétrograder, et laisser le pays rétrograder vers le pouvoir des capitalistes et des grands propriétaires fonciers ? Réfléchissez, réfléchissons ensemble.»
Nous croyons, pour notre part, qu’à bien réfléchir tout en étant conscients du profond désaccord qui oppose les intérêts économiques du prolétariat à ceux du petit cultivateur, le résultat sera à notre avantage.
Si précaire que soit l’état de nos ressources, il faut, malgré tout, donner satisfaction à la paysannerie moyenne. Les paysans moyens sont beaucoup plus nombreux qu’auparavant, les contradictions se sont atténuées, la terre a été partagée et donnée en jouissance de façon beaucoup plus égalitaire, les koulaks ont été ébranlés et, dans une mesure notable, expropriés en Russie plus qu’en Ukraine, en Sibérie moins. Mais dans l’ensemble, les statistiques établissent incontestablement que la campagne a été nivelée, égalisée, c’est-à-dire que la division marquée en koulaks et paysans sans terre, s’est atténuée. Tout est devenu plus uniformisé, le gros de la paysannerie a atteint un niveau moyen.
Pouvons-nous donner satisfaction à la paysannerie moyenne telle qu’elle est, avec ses particularités et ses racines économiques? Si quelque communiste a imaginé de transformer en trois ans la base, les racines économiques de la petite agriculture, ce ne pouvait être, naturellement, qu’un rêveur. Et, avouons-le, ces rêveurs ont été assez nombreux parmi nous. Et il n’y a là rien de mal. Comment donc un tel pays aurait-il pu amorcer la révolution socialiste sans rêveurs ? Certes, la pratique a montré quel rôle immense peuvent jouer les diverses expériences et entreprises dans le domaine de l’exploitation collective. Mais elle a également montré que ces essais, en tant que tels, ont joué aussi un rôle négatif, lorsque des gens, pleins des meilleurs désirs et intentions, partaient à la campagne fonder des communes, des collectivités agricoles, sans savoir administrer, car ils manquaient d’expérience collective. L’expérience de ces exploitations collectives nous montre comment il ne faut pas administrer : les paysans des alentours se gaussent ou s’irritent.
Vous savez parfaitement qu’il y a eu beaucoup de cas de ce genre. Je le répète, il n’y a là rien d’étonnant, car transformer le petit cultivateur, transformer toute sa mentalité et ses habitudes est l’œuvre de générations entières. Seules la base matérielle, la technique, l’utilisation en masse de tracteurs et de machines dans l’agriculture, l’électrification sur une grande échelle peuvent résoudre ce problème, assainir en quelque sorte sa mentalité. Voilà ce qui aurait pu transformer de fond en comble, à une vitesse énorme, le petit agriculteur. Quand je dis qu’il faut des générations, cela ne signifie pas des siècles. Vous comprenez fort bien que pour avoir des tracteurs, des machines et pour électrifier un immense pays, il faut au moins, en tout état de cause, des dizaines d’années. Telle est la situation objective.
Nous devons nous efforcer de faire droit aux revendications des paysans qui ne sont pas satisfaits, qui sont mécontents, mécontents à juste titre et ne peuvent manquer de l’être. On doit leur dire : «Oui, cette situation ne peut plus durer.» Comment satisfaire le paysan et que veut dire satisfaire ? Où trouver la réponse quant à la façon de le contenter ? Bien entendu, dans les réclamations mêmes de la paysannerie. Nous les connaissons. Mais nous devons vérifier, revoir du point de vue de la science économique tout ce que nous savons des revendications économiques de l’agriculteur. En nous penchant sur cette question, nous nous dirons tout de suite : on peut, en somme, satisfaire le petit agriculteur de deux manières. Premièrement, il faut une certaine liberté d’échanges, une liberté pour le petit propriétaire ; deuxièmement, il faut nous procurer des marchandises et des denrées. Qu’est-ce que la liberté d’échanges, s’il n’y a rien à échanger ; la liberté du commerce, s’il n’y a rien à mettre sur le marché ! Cette liberté n’existerait que sur le papier, les classes ont besoin non de papiers, mais d’objets matériels. Il faut bien saisir ces deux conditions. Nous parlerons plus tard de la deuxième : comment nous procurer des marchandises, saurons-nous nous les procurer ? II faut d’abord examiner la première condition, la liberté des échanges.
Qu’est-ce donc que la liberté des échanges? C’est la liberté du commerce ; or la liberté du commerce, c’est le retour au capitalisme. La liberté des échanges et la liberté du commerce, c’est l’échange de marchandises entre des petits patrons. Nous tous qui avons étudié ne serait-ce que l’a b c du marxisme, nous savons que cet échange et cette liberté du commerce entraînent inéluctablement la division des producteurs de marchandises en possesseurs de capital et en possesseurs de main-d’œuvre, la division en capitalistes et en ouvriers salariés, c’est-à-dire la résurrection de l’esclavage salarié capitaliste qui ne tombe pas des nues, mais naît dans le monde entier de l’économie agricole marchande. Cela, nous le savons très bien en théorie, et tous ceux en Russie ont observé de près la vie et les conditions économiques du petit agriculteur, ne peuvent manquer de le constater.
Une question se pose : le parti communiste peut-il reconnaître la liberté du commerce et l’adopter? N’y a-t-il pas là des contradictions insolubles ? A cela il faut répondre que, bien entendu, solution pratique du problème est extrêmement difficile. Je prévois et je sais, grâce à mes entretiens avec les camarades, que l’avant-projet touchant la substitution d’un impôt aux réquisitions, document qui vous a été remis, suscite le plus de questions, légitimes et inévitables, portant sur l’échange toléré dans les limites du marché local. Ceci figure à la fin du paragraphe 8. Qu’est-ce à dire, quelles sont ces limites, comment le réaliser ? Qui pense obtenir la réponse du congrès sur ce point, se trompe. C’est notre législation qui répondra ; notre tâche est d’établir seulement la ligne de principe, de formuler le mot d’ordre. Notre parti est au pouvoir, et la décision que prendra le congrès sera obligatoire pour toute la république ; il nous faut ici résoudre ce problème dans son principe. Il nous faut le résoudre dans son principe, en informer la paysannerie, car nous sommes au seuil des semailles. Ensuite, il faut mettre en branle notre appareil, tous nos cadres théoriques, toute notre expérience pratique pour savoir comment agir. Peut-on le faire, théoriquement parlant, peut-on restaurer jusqu’à un certain point la liberté du commerce, la liberté du capitalisme pour les petits agriculteurs, sans saper les fondements du pouvoir politique du prolétariat ? Est-ce possible ? Oui, car c’est une question de mesure. Si nous étions à même d’avoir une quantité de marchandises même minime, si elles étaient détenues par l’Etat, par le prolétariat exerçant le pouvoir politique, et si nous pouvions lancer ces marchandises dans le circuit, nous ajouterions alors, en tant qu’Etat, le pouvoir économique au pouvoir politique. En lançant ces marchandises, nous vivifierions la petite agriculture qui, à l’heure actuelle, est dans un état de marasme terrible sous le fardeau des dures conditions de la guerre, de la ruine, et dans l’impossibilité qu’elle est de se développer. Le petit agriculteur, aussi longtemps qu’il reste petit, doit être stimulé, impulsé, incité, compte tenu de sa base économique, c’est-à-dire la petite exploitation privée. Là, on ne saurait se passer de la liberté des échanges locaux. Si ce commerce donne à l’Etat, en échange des produits industriels, un minimum de blé suffisant pour couvrir les besoins de la ville, des fabriques, de l’industrie, les échanges économiques seront rétablis de sorte que le pouvoir d’Etat reste aux mains du prolétariat et soit renforcé. La paysannerie veut qu’on lui montre dans la pratique que l’ouvrier qui détient fabriques, usines, industrie est capable d’organiser les échanges avec elle. D’autre part, un immense pays agricole doté de voies de communication défectueuses, aux étendues gigantesques, aux climats variés, aux conditions agricoles diverses, etc., suppose nécessairement une certaine liberté d’échanges des produits agricoles et industriels locaux, à l’échelle locale. Nous avons beaucoup péché sur ce point, en allant trop loin : nous nous sommes trop avancés dans la nationalisation du commerce et de l’industrie, dans le blocage des échanges locaux . Etait-ce une erreur ? C’est certain.
Sous ce rapport, beaucoup de nos actions tombaient à faux, tout simplement, et ce serait un crime majeur de ne pas voir, de ne pas comprendre que nous n’avons pas gardé la mesure et que nous n’avons pas su comment la garder. Toutefois nous avons cédé à une nécessité impérieuse : nous avons vécu jusqu’à présent aux prises avec une guerre si acharnée, si terriblement dure, que nous n’avions d’autre solution que d’agir aussi militairement dans le domaine économique. C’est par miracle que notre pays dévasté a soutenu cette guerre ; et ce miracle n’est pas tombé des nues, il est né des intérêts économiques de la classe ouvrière et de la paysannerie qui l’ont accompli en se soulevant en masse ; grâce à ce miracle, elles ont riposté aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes. Mais, en même temps, il est incontestable, – et on ne doit pas le dissimuler dans notre agitation et notre propagande, – que nous sommes allés plus loin qu’il ne le fallait du point de vue théorique et politique. Nous pouvons admettre dans une mesure notable les libres échanges locaux, sans détruire le pouvoir politique du prolétariat, mais au contraire en le consolidant. Comment s’y prendre, c’est un problème pratique. Ma tâche à moi est de vous montrer que c’est une chose concevable du point de vue théorique. Si le prolétariat au pouvoir dispose de certaines ressources, il peut fort bien les lancer dans le circuit et satisfaire ainsi dans une certaine mesure le paysan moyen, sur la base des échanges économiques locaux.
Quelques mots à présent sur le circuit économique local. Je dois au préalable parler des coopératives. Avec le marché économique local, les coopératives qui sont chez nous réduites à l’asphyxie sont évidemment nécessaires. Notre programme souligne que le meilleur appareil de répartition est celui des coopératives léguées par le capitalisme, et qu’il faut conserver cet appareil. C’est ce que dit le programme. L’avons-nous fait ? Très insuffisamment, sinon pas du tout, en partie par notre faute, en partie par nécessité militaire. En promouvant des éléments plus compétents, supérieurs, dans le domaine économique, les coopératives promouvaient du même coup les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires dans le domaine politique. C’est une loi chimique, on n’y peut rien ? (Rires.) Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires sont des individus qui, consciemment ou non, rétablissent le capitalisme et aident les Ioudénitch. C’est aussi une loi. Nous devons leur faire la guerre. Et à la guerre comme à la guerre : nous devions nous défendre, et nous-nous nommes défendus. Mais peut-on maintenir à tout prix les conditions actuelles ? Non. Ce serait sans aucun doute une faute de nous lier les mains. Je propose donc sur la question des coopératives une résolution très courte ; je vous en donne lecture:
« Considérant que la résolution du IXe Congrès du Parti communiste de Russie sur les coopératives est tout entière basée sur le principe des réquisitions qui vont être remplacées par l’impôt en nature, le Xe Congrès du P.C.R. décide :
De rapporter cette résolution.
Le congrès charge le Comité central de préparer et de faire adopter par la filière du parti et des Soviets, des règlements tendant à améliorer et à développer la structure et l’activité des coopératives conformément au programme du P.C.R. et à la substitution de l’impôt en nature aux réquisitions.»
Vous me direz qu’elle manque de précision. Il faut justement qu’elle manque de précision jusqu’à un certain point. Pourquoi ? Parce que, pour être tout à fait précis, il faut savoir entièrement ce que nous ferons dans une année complète. Qui le sait ? Nul ne le sait ni ne peut le savoir.
Or, la résolution du IXe Congrès nous lie les mains; elle dit : «subordonner au Commissariat au Ravitaillement». Ce commissariat est une excellente institution, mais lui subordonner obligatoirement les coopératives et se lier les mains au moment où nous reconsidérons nos rapports avec les petits cultivateurs, c’est une erreur politique manifeste. Nous devons charger le Comité central nouvellement élu de mettre au point et d’instituer certaines dispositions et modifications, de vérifier notre marche en avant et en arrière, de déterminer dans quelle mesure cela est nécessaire, comment veiller sur les intérêts politiques, jusqu’à quel point il faut lâcher la bride pour faciliter les choses, comment contrôler les résultats de l’expérience. Nous sommes, théoriquement parlant, en face de toute une série de degrés intermédiaires, de mesures transitoires. Une chose est certaine : la résolution du IXe Congrès supposait que notre mouvement suivrait une ligne droite. Or, comme cela se produit sans cesse dans toute l’histoire des révolutions, le mouvement décrit des zigzags. Se lier les mains par une telle résolution serait une erreur politique. En l’annulant, nous disons qu’il faut s’inspirer du programme qui souligne la valeur de l’appareil coopératif.
En l’annulant, nous disons : adaptez-vous au remplacement des réquisitions par l’impôt. Mais quand? Pas avant la récolte, c’est-à-dire d’ici quelques mois. L’appliquerons-nous de la même façon dans les différentes régions? Absolument pas. Ce serait une énorme sottise d’instituer un système identique pour la Russie centrale, l’Ukraine, la Sibérie. Je propose d’exprimer l’idée fondamentale de la liberté des échanges locaux dans une résolution du congrès. Je pense qu’ensuite une lettre du Comité central dira sans faute un de ces jours, bien entendu, mieux que je ne le fais maintenant (nous trouverons de meilleurs écrivains, qui diront cela mieux) : ne brisez rien, ne vous pressez pas, ne faites pas le malin, tâchez de satisfaire au maximum le paysan moyen sans léser les intérêts du prolétariat. Essayez ceci, cela, étudiez la question de façon pratique, en vous fondant sur l’expérience, puis faites-nous-en part, parlez-nous de vos succès ; nous, nous désignerons une commission ou même plusieurs qui tiendront compte de vos expériences et je pense que nous consulterons spécialement dans ce but le camarade Préobrajenski, l’auteur du livre: Le papier-monnaie à l’époque de la dictature du prolétariat. C’est une question très importante, parce que la circulation monétaire est un excellent moyen pour savoir si les échanges dans le pays sont satisfaisants, et lorsqu’ils ne le sont pas, l’argent devient vil papier. Pour avancer ensuite sur la base de l’expérience, il faut vérifier dix fois les mesures adoptées.
On nous demandera : où prendre les marchandises ? La liberté du commerce nécessite des marchandises, et les paysans sont fort avisés, ils savent parfaitement se moquer du monde. Pouvons-nous aujourd’hui nous procurer des marchandises? Nous le pouvons, car notre situation économique s’est considérablement améliorée à l’échelle internationale. Nous luttons contre le capital international qui a dit en voyant notre république « Ce sont des brigands, des crocodiles» (ces termes m’ont été rapportés tels quels par une artiste peintre anglaise, qui les tenait d’un homme politique très influent [1]). Et puisque ce sont des crocodiles, on ne peut que les mépriser. C’était la voix du capital international. La voix de l’ennemi de classe qui de son point de vue avait raison. Il reste à vérifier dans la pratique si ces conclusions sont justes. Si vous, capital universel, force toute-puissante, vous nous traitez de «crocodiles», et que vous détenez tous les moyens techniques, essayez donc de nous abattre ! Mais quand il a essayé, c’est lui-même qui en a le plus souffert. Alors le capital, obligé de tenir compte de la réalité politique et économique, déclare : « Il faut commercer.» C’est là notre très grande victoire. Maintenant je vous dirai que nous avons deux offres d’emprunt de cent millions-or environ. De l’or, nous en avons, mais nous ne pouvons le vendre car c’est quelque chose qui ne se mange pas. Tous sont tellement ruinés ; dans tous les pays, la guerre a mis sens dessus dessous les échanges de devises entre les Etats capitalistes. En outre, pour entretenir des relations avec l’Europe, il faut avoir une flotte, et nous n’en avons point. La flotte est aux mains de l’ennemi. Nous n’avons aucun traité avec la France ; elle prétend que nous sommes ses débiteurs ; donc si elle aperçoit un navire elle dira : « C’est à moi. » Elle a une flotte de guerre ; nous, non. Dans cette situation, nous n’avons pu vendre notre or que dans des proportions minimes, insignifiantes, ridiculement insignifiantes. A présent, les banquiers capitalistes nous proposent de deux côtés un emprunt de cent millions. Naturellement, ce capital exigera des intérêts exorbitants. Mais jusqu’à présent, ils n’en avaient pas parlé du tout ; jusqu’à présent ils nous disaient : «Je vais te tuer et je prendrai gratis.» A l’heure actuelle, comme ils ne peuvent pas nous tuer, ils sont prêts à commercer. Maintenant, le traité de commerce avec l’Amérique et l’Angleterre est, pourrait-on dire, en bonne voie; de même pour les concessions. Hier, j’ai reçu une lettre de Mr Vanderlip qui est ici, et qui, outre nombreuses réclamations, nous communique plusieurs plans relatifs aux concessions et à l’emprunt; représentant du capital financier le plus affairiste, il est lié aux Etats occidentaux d’Amérique du Nord, plus hostiles au Japon. De sorte que la possibilité économique existe de nous procurer des marchandises. Comment nous y prendrons-nous? C’est une autre question, mais une certaine possibilité existe.
Je le répète, des relations économiques de ce genre qui, au sommet, ressemblent à une alliance avec le capitalisme étranger, permettront au pouvoir prolétarien de procéder à la base à des échanges libres avec les paysans. Je sais – j’en ai déjà parlé -, cela a fait l’objet de certaines railleries. Il existe à Moscou toute une couche d’intellectuels et de bureaucrates qui cherche à façonner l’«opinion publique». Et de se divertir : « Voyez un peu comment il se présente, ce communisme! On dirait un homme avec des béquilles, tout le visage couvert de pansements; il ne reste plus du communisme qu’une image énigmatique.» J’en ai suffisamment entendu, de ces plaisanteries, mais elles sont soit bureaucratiques, soit peu sérieuses ! La Russie est sortie de la guerre assez semblable à un homme à moitié mort sous les coups : on lui a tapé dessus pendant sept ans, encore heureux qu’il marche avec des béquilles! Voilà où nous en sommes! S’imaginer pouvoir nous en sortir sans béquilles, c’est ne rien comprendre ! Tant que la révolution n’a pas éclaté dans d’autres pays, il nous faudra des dizaines d’années pour nous en sortir ; nous sacrifierons sans regret des centaines de millions, voire des milliards de nos incalculables richesses, de nos abondantes sources de matières premières pour bénéficier de l’aide du gros capitalisme évolué. Tout cela, nous le récupérerons largement. Il est impossible de maintenir le pouvoir prolétarien dans un pays incroyablement ruiné, où les paysans sont en immense majorité et ruinés eux aussi, sans l’aide du capital qui nous arrachera, bien sûr, des intérêts exorbitants. Il faut le comprendre. Par conséquent : ou bien des relations économiques de cette espèce, ou rien du tout. Poser la question autrement, c’est absolument ne rien comprendre à l’économie pratique et se tirer d’affaire avec des astuces. Il faut reconnaître des faits comme le surmenage et l’épuisement des masses. Songez aux conséquences de sept années de guerre, quand quatre années de guerre se font encore sentir dans les pays avancés !
Dans notre pays arriéré, ces sept années de guerre ont totalement exténué les ouvriers, qui ont consenti des sacrifices sans nom, et les masses paysannes. C’est un état voisin d’une complète incapacité au travail. Une trêve économique s’impose. Nous comptions consacrer nos réserves d’or aux moyens de production. Le mieux est de fabriquer des machines, mais si nous les achetions nous pourrions organiser notre production. Cependant, il faut pour cela qu’il y ait des ouvriers, des paysans aptes au travail ; la plupart du temps, ils sont dans l’impossibilité de travailler ; ils sont épuisés, surmenés. Il faut les soutenir, il faut consacrer des réserves d’or à l’achat de biens de consommation, en dépit de notre ancien programme. Sur le plan théorique, notre ancien programme était juste, mais inapplicable sur le plan pratique. Je vous ferai part d’un renseignement que je tiens du camarade Lejava. Quelques centaines de milliers de pouds de denrées alimentaires diverses sont déjà achetées et expédiées d’urgence de Lituanie, de Finlande et de Lettonie. Nous avons appris aujourd’hui la signature à Londres d’un contrat pour la fourniture de 18500000 pouds de charbon dont nous avons décidé l’achat afin de ranimer l’industrie de Petrograd et le textile. Si nous recevons des marchandises pour les paysans, ce sera évidemment une dérogation à notre programme, une irrégularité, mais il faut donner au peuple un répit, parce qu’il est tellement épuisé qu’autrement il ne peut plus travailler.
Je dois encore parler de l’échange individuel. Quand nous parlons de la liberté du commerce, nous entendons l’échange individuel, c’est-à-dire que nous encourageons les koulaks. Comment faire? Il ne faut pas fermer les yeux sur le fait qu’avec la substitution de l’impôt aux réquisitions, le nombre des koulaks va augmenter plus qu’avant. Il va augmenter là où il ne le pouvait jusqu’ici. Mais ce n’est pas à coups de mesures prohibitives qu’il faut lutter contre cela, c’est par une organisation et des mesures gouvernementales. Si vous pouvez fournir des machines à la paysannerie vous la relèverez, et le jour où vous lui donnerez des machines ou l’électrification, des dizaines et des centaines de milliers de petits koulaks seront anéantis. En attendant, donnez au moins une certaine quantité de marchandises. Si vous détenez les marchandises, vous détenez le pouvoir ; enrayer, couper, rejeter cette possibilité, c’est supprimer toute possibilité d’échange, ne pas donner satisfaction aux paysans moyens : on ne pourra plus s’entendre avec eux. Les paysans moyens prédominent aujourd’hui en Russie, et il n’y a pas lieu de craindre que l’échange devienne individuel. Chacun pourra échanger quelque chose avec l’Etat. L’un ses excédents de blé, l’autre des légumes, le troisième son travail. En gros, la situation est la suivante : nous devons satisfaire les besoins économiques des paysans moyens et accorder la liberté d’échange, sinon, puisque la révolution mondiale tarde, il est impossible, économiquement impossible, de maintenir le pouvoir du prolétariat en Russie. Il faut s’en rendre bien compte, ne craindre nullement de le dire. Le projet d’arrêté visant à remplacer les réquisitions par l’impôt en nature (dont le texte vous a été remis), contient de nombreux points mal coordonnés, des contradictions ; aussi avons-nous écrit, à la fin: «Le congrès, approuvant pour l’essentiel (c’est un mot très éloquent qui en dit long) la proposition du Comité central sur la substitution de l’impôt en nature aux réquisitions, charge le C.C. du parti de coordonner les différents points dans les plus brefs délais. Nous savons bien qu’ils n’ont pas été coordonnés, nous n’en avons pas eu le temps, nous ne l’avons pas fait en détail. Le Comité exécutif central et le Conseil des Commissaires du Peuple mettront au point les modalités de perception de l’impôt et le texte de la loi. La procédure prévue est la suivante: si vous adoptez le projet aujourd’hui, la décision pourra être prise dès la première session du Comité exécutif central, qui promulguera à son tour non pas une loi, mais une disposition modifiée ; ensuite le Conseil des Commissaires du Peuple et le Conseil du Travail et de la Défense lui donneront force de loi, et, ce qui est encore plus important, fourniront des instructions pratiques. Il est essentiel que la province comprenne l’importance de la mesure et nous vienne en aide.
Pourquoi fallait-il substituer l’impôt aux réquisitions ? Les réquisitions avaient pour objet de prélever tous les excédents et d’instituer un monopole d’État. Nous ne pouvions pas faire autrement, nous étions dans une misère extrême. En théorie, il n’est pas obligatoire d’admettre que le monopole d’Etat soit le meilleur du point de vue du socialisme. Dans un pays agricole doté d’une industrie qui fonctionne, et où l’on dispose d’une certaine quantité de marchandises, on peut instituer à titre de mesure transitoire le système de l’impôt et du libre échange.
Cet échange stimule, impulse, incite le paysan. Le cultivateur peut et doit travailler avec zèle dans son propre intérêt, car on ne lui prendra plus tous ses excédents mais seulement un impôt, qu’il faudra autant que possible fixer d’avance. L’essentiel, c’est que le petit cultivateur soit stimulé, impulsé, incité. Nous devons édifier notre économie d’Etat en tenant compte de la situation du paysan moyen que nous n’avons pas pu réformer en trois ans et que nous ne réformerons pas même en dix ans.
L’Etat soviétique avait à faire face à des obligations bien définies sur le plan du ravitaillement. Aussi, nos réquisitions avaient-elles été augmentées l’an dernier. L’impôt doit être inférieur. Les chiffres n’ont pas été exactement établis, et d’ailleurs il est impossible de le faire. La brochure de Popov : La production de blé dans la République des Soviets et les républiques fédérées cite des documents de notre Direction centrale des statistiques qui fournissent des chiffres exacts et montrent les raisons pour lesquelles notre production agricole a diminué.
Si la récolte est mauvaise, nous ne prélèverons pas d’excédents, car il n’y en aura pas. A moins qu’on ne les prenne dans la bouche du paysan. Si la récolte est satisfaisante, chacun se privera un peu, et l’Etat sera sauvé; ou, alors, si nous ne savons pas prendre quelque chose à des gens qui ne peuvent manger à satiété, l’Etat sera perdu. Tel est l’objectif de notre propagande parmi les paysans. Si la récolte est bonne, les excédents atteindront un demi-milliard de pouds. C’est assez pour couvrir les besoins de la consommation et constituer une certaine réserve. Le tout est de stimuler, d’inciter le paysan sur le plan économique. Il faut dire au petit exploitant: « Ton rôle est de produire, l’Etat ne perçoit que le minimum d’impôts.»
Mon temps de parole touche à sa fin, et je termine. Je le répète: nous ne pouvons pas tout de suite promulguer une loi. Notre résolution a le défaut d’être trop peu législative. Le congrès du parti n’a pas à rédiger des lois. C’est pourquoi nous vous proposons d’adopter la résolution du Comité central comme base et de le charger de la mettre au point. Nous ferons imprimer la résolution, et les cadres locaux tâcheront de la coordonner et de la corriger. Il est impossible de coordonner absolument tout, c’est un problème insoluble, la vie est trop disparate. Il est très difficile de rechercher des mesures de transition. Nous ne sommes pas parvenus à le faire vite, en allant droit au but ; nous ne perdrons pas courage, nous y arriverons quand même. Un paysan quelque peu conscient ne peut manquer de comprendre que nous sommes le gouvernement de la classe ouvrière et des travailleurs avec lesquels les paysans laborieux (ils sont les neuf dixièmes) peuvent s’accorder et que tout recul équivaudrait à un retour à l’ancien gouvernement tsariste. L’expérience de Cronstadt en est la preuve. Là-bas, on ne veut ni les gardes blancs ni notre pouvoir, et il n’y en a pas d’autre; et cette situation est la meilleure propagande en notre faveur et contre tout nouveau gouvernement.
Il nous est possible aujourd’hui de nous entendre avec les paysans ; nous devons procéder pratiquement, avec habileté, intelligence et souplesse. Nous connaissons l’appareil du Commissariat au Ravitaillement, nous savons que c’est un des meilleurs. En le comparant aux autres, nous voyons bien qu’il est le meilleur et qu’il faut le conserver ; mais il doit être subordonné à la politique. Cet excellent appareil n’aurait aucune utilité, si nous ne pouvions établir de bons rapports avec les paysans. Il serait alors au service de Dénikine et Koltchak et non de notre classe. Du moment que la politique exige un changement radical, de la souplesse, une habile transition, il faut que les dirigeants le comprennent. Un appareil solide doit être propre à toutes les manœuvres. Mais si la solidité devient raideur et gêne les tournants, la bataille est inévitable. Aussi, il faut faire tous nos efforts pour arriver absolument à nos fins, et subordonner totalement l’appareil à la politique. La politique est un rapport entre les classes, c’est elle qui décide du sort de la république. L’appareil est un moyen subsidiaire d’autant plus utile et apte aux manœuvres qu’il est plus solide. S’il est hors d’état de s’acquitter de cette mission, il n’est bon à rien.
Je vous invite à ne pas perdre de vue l’essentiel, c’est que la mise au point des détails et des interprétations prendra quelques mois. A présent, l’essentiel est que, dès ce soir, la radio annonce au monde entier que le congrès du parti gouvernemental remplace les réquisitions par un impôt, donnant ainsi au petit cultivateur de multiples stimulants pour étendre son exploitation et augmenter ses emblavures ; que le congrès, en s’engageant dans cette voie, améliore les relations entre le prolétariat et la paysannerie et exprime la certitude que par ce moyen leurs rapports seront établis sur une base solide. (Vifs applaudissements.)