Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Préface à la deuxième édition1
Pour cette édition, Lénine revit son texte, le débarrassa des fautes d’impression, fit de nombreuses additions et rédigea une nouvelle préface datée de juillet 1907 ; il abandonna les termes de « disciples », de « partisans des travailleurs » qui, dans la première édition, avaient été imposés par la censure, et les remplaça par ceux de « marxistes » et de « socialistes » ; le terme de « nouvelle théorie » fut remplacé par des références à Marx et au marxisme.
Dans cette seconde édition, Lénine fit toute une série d’additions sur la base des données statistiques les plus récentes. Il consacra un nouveau paragraphe (le XIe) du deuxième chapitre à l’analyse des données des recensements de chevaux effectués par l’année entre 1896 et 1900. Il cita des faits nouveaux qui venaient confirmer ses anciennes conclusions sur le Développement du capitalisme en Russie et en particulier les nouvelles données de la statistique des usines et fabriques. Il analysa également les résultats du recensement de la population qui avait été organisé en 1897 et qui montrait avec une grande netteté quelle était la structure de classe de la Russie (voir chapitre VII, paragraphe V, pp. 459-470, « Complément à la 2e édition »).
Cette seconde édition fait également le bilan de la lutte menée contre les « marxistes légaux » sur une série de problèmes fondamentaux que l’ouvrage de Lénine avait soulevés. L’expérience de la première révolution russe de 1905-1907 a pleinement justifié la caractéristique donnée par Lénine aux « marxistes légaux » en tant que libéraux bourgeois affublés de vêtements marxistes et sens tant d’utiliser le mouvement ouvrier au mieux des intérêts de la bourgeoisie.
Lénine ajouta à la seconde édition de son livre 24 nouveaux renvois (pp. 13, 36, 49, 162, 165. 170, 190, 214, 231, 288. 293, 410, 475, 477, 494, 527, 540, 554, 558, 566, 568-569, 585, 586, 611), deux nouveaux paragraphes (pp. 148-149 et 531-537), un nouveau tableau (p. 543), rédigea huit alinéas de texte nouveau et trois grandes additions aux anciens alinéas (pp. 315-319, 323-233, 235), et environ 75 petites additions et rectifications.
Lénine ne cessa pas de travailler au Développement du capitalisme an Russie même après la parution de la seconde édition. En témoignent les additions faites par lui en 1910 ou en 1911 à la p. 405 de la seconde édition à propos de la classification des usines et fabriques en groupes d’après le nombre des ouvriers qu’elles employaient en 1908.
Dans la préface de la seconde édition, il parle d’une refonte possible de son ouvrage et il indique que s’il procédait à cette refonte le livre devrait être divisé en deux tonies : le premier analyserait l’économie de la Russie prérévolutionnaire et le second étudierait les résultats de la révolution.
Toute une série d’écrits ultérieurs de Lénine et en particulier Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907 rédigé à la fin de 1907 est consacrée à cette étude des résultats de la révolution de I905-1907.N.E. (Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par N.E.)]]
Le présent ouvrage a été écrit à la veille de la révolution russe, pendant l’accalmie qui a suivi l’explosion des grandes grèves de 1895-1896. Le mouvement ouvrier s’était alors comme replié sur lui-même; il s’étendait en largeur et en profondeur et préparait la vague de manifestations de 1901.
L’analyse du régime économique et social et, partant, de la structure de classe de la Russie, que nous présentons dans cet ouvrage en nous basant sur des recherches économiques et sur un examen critique des renseignements statistiques, se trouve confirmée actuellement par l’action politique directe de toutes les classes dans le cours de la révolution.
Le rôle dirigeant du prolétariat a été entièrement confirmé. De même, il s’est confirmé que la force du prolétariat dans le mouvement historique est infiniment plus importante que sa part dans l’ensemble de la population. Le fondement économique de ces deux phénomènes a été démontré dans notre ouvrage.
La révolution met en lumière la dualité de la paysannerie, dualité de plus en plus marquée tant du point de vue de sa situation que du point de vue de son rôle.
Il y a, d’une part, les survivances considérables de l’économie fondée sur la corvée et du servage qui ont entraîné l’appauvrissement et la ruine sans précédent des paysans pauvres et qui expliquent pleinement quelles sont les sources profondes du mouvement paysan révolutionnaire, de l’esprit révolutionnaire qui anime la paysannerie, en tant que masse.
D’autre part, la structure de classe contradictoire de cette masse, son caractère petit-bourgeois, l’antagonisme qui existe en son sein entre les tendances patronales et les tendances prolétariennes se manifestent au grand jour dans le cours de la révolution, dans le caractère des différents partis, dans les nombreux courants politiques et idéologiques.
Le petit exploitant appauvri hésite entre la bourgeoisie contre-révolutionnaire et le prolétariat révolutionnaire : c’est là un phénomène inévitable.
Tout aussi inévitable que le fait que dans toute société capitaliste il y ait une infime minorité de petits producteurs qui s’enrichissent, « font leur chemin » et se transforment en bourgeois tandis que l’immense majorité finit de se ruiner, se transforme en ouvriers salariés, se paupérise ou vit éternellement à la limite de la condition prolétarienne. La base économique de ces deux courants existant à l’intérieur de la paysannerie a été démontrée dans cet ouvrage.
Il va de soi qu’étant placée sur cette base économique. La révolution en Russie est nécessairement une révolution bourgeoise. Cette thèse du marxisme est absolument irréfutable. On ne doit jamais l’oublier, et elle doit être appliquée à tous les problèmes économiques et politiques de la révolution russe.
Mais il faut savoir l’appliquer. Pour savoir ce que signifie exactement cette vérité quand elle est appliquée à tel ou tel problème, il est indispensable de procéder à une analyse concrète de la situation et des intérêts des différentes classes.
Chez les social-démocrates de droite, qui ont Plékhanov à leur tête, on rencontre très souvent le mode de raisonnement inverse; quand ils se trouvent confrontés à un problème concret, ils ont tendance à croire qu’il suffit de développer logiquement cette vérité générale sur le caractère essentiel de notre révolution pour trouver la réponse. Raisonner ainsi, c’est avilir le marxisme, c’est bafouer le matérialisme dialectique.
C’est ainsi, par exemple, que de cette vérité générale sur le caractère de notre révolution, ces gens en arrivent à conclure que le rôle dirigeant dans la révolution revient à la « bourgeoisie » , et que les socialistes doivent soutenir les libéraux. Marx aurait sans doute repris à leur propos ces mots de Heine, qu’il avait déjà cités : « J’ai semé des dents de dragon, et j’ai récolté des puces.» 2
Etant donné la base économique de la révolution russe, deux voies fondamentales sont objectivement possibles pour son développement et son aboutissement :
Ou bien l’ancienne exploitation seigneuriale, rattachée par mille liens au servage, est maintenue et se transforme lentement en exploitation purement capitaliste, en exploitation de « junkers ».
Le système des prestations de travail finit par être remplacé par le capitalisme; la cause de ce changement réside dans la transformation qui s’opère dans l’économie seigneuriale du temps du servage.
Tout le régime agraire de I’Etat devient capitaliste, tout en conservant pendant une longue période des traits féodaux. Ou bien l’ancienne exploitation seigneuriale est brisée par la révolution qui détruit tous les vestiges du servage, notamment le régime de la grosse propriété foncière.
Le système des prestations de travail est définitivement remplacé par le capitalisme par suite du libre développement de la petite propriété paysanne à qui l’expropriation des terres seigneuriales au profit de la paysannerie donne une vigoureuse impulsion.
Tout le régime agraire devient capitaliste, la décomposition de la paysannerie étant d’autant plus rapide que la destruction des vestiges du servage est plus complète.
En d’autres termes, si on suit la première voie, on garde la masse principale de la grande propriété foncière et les principales assises de l’ancienne « superstructure ».
Dans ce cas, le rôle dominant revient au bourgeois monarchiste libéral et au propriétaire foncier; la paysannerie aisée ne tarde pas à passer de leur côté; la masse paysanne voit sa situation se détériorer : elle est non seulement expropriée sur une grande échelle, mais asservie par les divers modes de rachat prônés par les cadets 3, abrutie et abêtie par la réaction; ceux qui se chargeront de mener à bien une telle révolution bourgeoise, ce seront des politiciens d’un type proche des octobristes 4.
Avec la seconde voie, la grande propriété foncière et toutes les principales assises de l’ancienne « superstructure » qui lui correspondent sont détruites; le rôle dominant est joué par le prolétariat et la masse paysanne, la bourgeoisie instable ou contre-révolutionnaire est neutralisée; le développement le plus rapide et le plus libre est assuré aux forces productives sur la base du capitalisme; la situation qui est faite aux masses ouvrières et paysannes est la meilleure qu’elles puissent espérer sous un régime de production marchande; tout cela crée les conditions les plus favorables à l’accomplissement de la refonte socialiste par la classe ouvrière, dont c’est l’objectif fondamental véritable.
Il va de soi que les éléments de ces deux types d’évolution capitaliste peuvent se combiner à l’infini; et il faut être le dernier des pédants pour penser résoudre les problèmes originaux et complexes qui se posent dans ce domaine à l’aide de citations tirées de tel ou tel jugement de Marx portant sur une période historique différente de la nôtre.
L’ouvrage que nous présentons au lecteur est consacré à l’analyse du système économique de la Russie d’avant la révolution.
En période révolutionnaire, la vie du pays est si rapide, si impétueuse, qu’il est impossible de définir, au plus fort de la lutte politique, quels sont les résultats considérables de l’évolution économique.
Nous voyons, d’une part, les Stolypine 5, et d’autre part, les libéraux (non seulement les cadets à la Strouvé, mais tous les cadets pris ensemble) faire un travail systématique, opiniâtre et conséquent pour que la révolution soit menée bien selon la première voie. Le coup d’État du 3 juin 1907 auquel nous venons d’assister est une victoire de la contre-révolution et tend à assurer aux gros propriétaires fonciers une domination sans partage au sein de la soi-disant représentation du peuple russe 6.
A quel point cette « victoire » est-elle durable ? C’est là un autre problème. En tout état de cause, la lutte pour que triomphe l’autre issue de la révolution se poursuit.
C’est à cette issue qu’aspirent de façon plus ou moins décidée, plus ou moins conséquente, plus ou moins consciente, non seulement le prolétariat mais les larges masses paysannes.
La contre-révolution et les cadets ont beau s’efforcer d’étouffer la lutte directe des masses, la première, par la violence directe, ceux-ci, par leurs idées contre-révolutionnaires hypocrites et mesquines; la lutte immédiate des masses se manifeste tantôt à un endroit, tantôt à un autre; elle marque de son empreinte la politique des partis populistes ou « du Travail » bien qu’il soit certain que les dirigeants politiques petits-bourgeois (en particulier les « socialistes » populistes et les troudoviks 7 sont contaminés par l’esprit cadet de trahison, de flagornerie à la Moltchaline 8 et de suffisance si typique des petits bourgeois et des fonctionnaires.
Quel sera l’aboutissement de cette lutte, quel sera le bilan final du premier assaut de la révolution russe ?
On ne peut encore le dire. Aussi n’est-il pas encore temps de remanier à fond cet ouvrage (mes devoirs immédiats de membre du Parti participant au mouvement ouvrier ne m’en laissent d’ailleurs pas le loisir 9.
La deuxième édition ne peut dépasser ce cadre : définir l’économie de la Russie d’avant la révolution. L’auteur a donc dû se borner à revoir, à corriger le texte et à y apporter les compléments les plus indispensables fournis par les statistiques les plus récentes, à savoir les résultats des derniers recensements de chevaux, de la statistique des récoltes, du recensement général de la population qui a eu lieu en I897 et les nouvelles données de la statistique des fabriques et des usines, etc.
L’auteur, juillet 1907
Le programme agraire des cadets envisageait la possibilité d’une expropriation contre rachat d’une partie des terres des grands propriétaires fonciers au profit des paysans qui auraient dû payer les terres à un prix exorbitant. Les cadets étaient partisans du maintien du régime monarchique : ils voulaient simplement que le tsar et les gros propriétaires fonciers féodaux partagent le pouvoir avec eux. Ils estimaient que leur objectif principal était la lutte contre le mouvement révolutionnaire. Au cours de la première guerre mondiale les cadets apportèrent un soutien actif à la politique extérieure de conquêtes du gouvernement tsariste et pendant la révolution démocratique bourgeoise de février, ils s’efforcèrent de sauver la monarchie. Au Gouvernement provisoire bourgeois, ils menèrent une politique contre-révolutionnaire et antipopulaire favorable aux impérialistes américains, anglais et français.
Après la victoire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre, les cadets qui étaient farouchement opposés au pouvoir soviétique, prirent part à tous les soulèvements armés de la contre-révolution et à toutes les campagnes de l’intervention. Après la défaite des gardes blancs et de l’intervention, ils se retrouvèrent dans l’émigration où ils poursuivirent leur activité antisoviétique contre-révolutionnaire.N.E.
Stolypine voulait que les koulaks deviennent une base solide de l’autocratie dans les campagnes et, dans ce but, il promulgua une nouvelle loi agraire. L’oukaze du 9 novembre 1906 permettait à tous les paysans qui en exprimaient le désir de sortir de leur communauté et de transformer leur lot de terre communale en propriété personnelle, avec tous les droits qui en découlaient et qui autrefois leur étaient refusés (droit de vente, droit d’hypothèque, etc.).
Quand un paysan s’en allait, la communauté était obligée de lui donner une terre d’un seul tenant (khoutor, otroub). Cette loi permit aux koulaks de racheter à vil prix la terre des paysans pauvres. Les lois du 14 juin 1910 et du. 29 ruai 1911 prévoyaient l’instauration d’un régime agraire coercitif dans l’intérêt des koulaks. N.E.
Lénine les qualifiait de « sociaux cadets », d’opportunistes petits-bourgeois, de « s.-r. mencheviques » qui hésitaient entre les cadets et les s.-r. et soulignait « que ce parti qui avait effacé de son programme la revendication de la république et avait renoncé à exiger la totalité de la terre se distinguait très peu des cadets ».
Les leaders socialistes populistes étaient A. V. Péchékhonov, N. F. Annenski, V. A. Miakotine, etc. Après la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, ils siégèrent au Gouvernement provisoire bourgeois et après la Révolution socialiste d’Octobre, ils participèrent aux complots contre-révolutionnaires et aux soulèvements armés contre le pouvoir soviétique.
Ce parti cessa d’exister pendant la guerre civile.
Les troudoviks, groupe du Travail. Groupe de démocrates petits-bourgeois, composé de paysans et d’intellectuels de tendance populiste qui siégeait aux Doumas d’État, Ce groupe fut constitué en avril 1906 par les députés paysans de la Ire Douma.
Les troudoviks revendiquaient l’abolition de toutes les barrières de caste et de nationalité, la démocratisation de l’administration des zemstvos et des villes et le suffrage universel pour les élections à la Douma. Le programme agraire des troudoviks était inspiré par le principe populiste de la jouissance égalitaire de la terre : il demandait la création d’un fonds agraire national composé des terres de la couronne, du Domaine, des apanages, des monastères ainsi que des terres privées si leur superficie était supérieure à la norme établie du travail ; ils prévoyaient que les terres expropriées devaient être indemnisées.
A la Douma, les troudoviks oscillaient entre les cadets et les bolcheviks. Ces oscillations étaient dues à la nature de classe des petits paysans propriétaires. En septembre 1906, Lénine notait que le troudovik « ne refuserait pas de s’entendre avec la monarchie, il se calmerait s’il obtenait son lopin de terre dans le cadre du régime bourgeois, mais, à l’heure actuelle, il met tous ses efforts à combattre les propriétaires fonciers pour conquérir la terre, à lutter contre l’État féodal pour la démocratie. » (Œuvres, Paris-Moscou, tome II, p. 232.) Dans la mesure où les troudoviks représentaient les masses paysannes, la tactique des bolcheviks à la Douma tendait à passer des accords avec eux sur des problèmes particuliers dans l’intérêt de la lutte générale contre les cadets et l’autocratie tsariste.
En 1917, le « groupe du Travail » fusionna avec le parti des socialistes populistes. N.E.