Lénine a écrit un ouvrage sur Tolstoï, qu’il présente comme un écrivain qui fut le miroir de la révolution russe. Or, le paradoxe, c’est que Tolstoï n’a pas compris la révolution russe, si l’on prend les faits de manière extérieure.

Lénine lit en fait la tendance qui existe dans l’œuvre de Tolstoï, il en voit la valeur en tant que reflet historique. Voici comment il explique cela :

« Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.

Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.

Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution. »

Friedrich Engels a fait exactement la même chose avec Honoré de Balzac. Le fidèle aide de Karl Marx, lui-même un éminent marxiste, constate le même paradoxe : Honoré de Balzac n’a pas compris ni soutenu la tendance historique l’emportant alors, mais son œuvre la reflète.

Voici ce qu’il écrit dans une lettre d’avril 1888 à Margaret Harkness, un écrivain britannique auteur du roman A City Girl datant du 1887.

« Votre Mister Grant est un chef d’œuvre. Si je trouve quand même quelque chose à critiquer, c’est peut-être uniquement le fait que votre récit n’est pas suffisamment réaliste.

Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l’exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques.

Vos caractères sont suffisamment typiques dans les limites où ils sont dépeints par vous ; mais on ne peut sans doute pas dire la même chose des circonstances où ils se trouvent plongés et où ils agissent (…).

Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l’auteur.

Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions [politiques] de l’auteur demeurent cachées mieux cela vaut pour l’œuvre d’art. Permettez-moi [de l’illustrer par] un exemple.

Balzac, que j’estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l’histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d’une chronique de mœurs presque d’année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s’était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française (…).

Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.

Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.

Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu’il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu’il n’ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.

Je dois cependant arguer pour votre défense que nulle part dans le monde civilisé la classe ouvrière ne manifeste moins de résistance active, plus de passivité à l’égard de son destin, que nulle part les ouvriers ne sont plus hébétés que dans l’East End de Londres.

Et qui sait si vous n’avez pas eu d’excellentes raisons de vous contenter, pour cette fois-ci, de ne montrer que le côté passif de la vie de la classe ouvrière, en réservant le côté actif pour un autre ouvrage ? »

Ce que disent ici Friedrich Engels et Lénine, c’est qu’il faut voir comment la tendance historique qui se déploie se retrouve dans une œuvre. Il ne s’agit pas de chercher un reflet de manière formelle – il faut que le contenu possède une haute complexité, témoignant de la richesse du processus en cours, en lui étant fidèle et pour cela en en présentant les traits caractéristiques.


Revenir en haut de la page.