Rapport présenté au IVe congrès de l’Internationale Communiste, le 13 novembre 1922

lenine_komintern_7.jpg(L’apparition du camarade Lénine est saluée par de vifs applaudissements prolongés et les ovations de toute l’assistance. Toute la salle se lève et chante l’« Internationale ».)

Camarades,

Je figure dans la liste des orateurs comme rapporteur principal, mais vous comprendrez qu’après ma longue maladie je ne puisse faire un rapport étendu. Je peux simplement donner une introduction aux questions les plus importantes.

Mon sujet sera très limité. Le thème « Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale » est, de toute façon, trop vaste et trop grand pour qu’un seul orateur puisse l’épuiser dans un seul discours. C’est pourquoi je ne prends, pour ma part, qu’une petite partie de ce sujet, à savoir la « nouvelle politique économique ».

C’est à dessein que je prends une petite partie seulement afin de vous faire connaître cette question, extrêmement importante aujourd’hui, du moins pour moi, puisque j’y travaille en ce moment.

Je parlerai donc de la manière dont nous avons amorcé la nouvelle politique économique et des résultats que nous avons obtenus à l’aide de cette politique. En me bornant à ce problème, je réussirai peut-être à vous présenter un aperçu général et à vous en donner une idée d’ensemble.

Pour dire comment nous en sommes venus à la nouvelle politique économique, je dois me référer à un article que j’ai écrit en 19181.

Au début de 1918, dans une courte polémique, j’ai touché précisément la question de l’attitude que nous devions adopter à l’égard du capitalisme d’État. J’écrivais à cette date :

« Le capitalisme d’État serait un pas en avant par rapport à la situation actuelle (c’est-à-dire de cette époque) de notre République des Soviets. Si, par exemple, d’ici six mois, le capitalisme d’État était instauré chez nous, ce serait un immense succès et le plus sûr garant que, dans un an, le socialisme serait définitivement consolidé chez nous et qu’il serait invincible. »

Certes, cela était dit à une époque où nous étions moins intelligents qu’aujourd’hui, mais non pas sots au point de ne pas savoir examiner de pareilles questions.

Ainsi, en 1918, j’étais d’avis que, par rapport à la situation économique de la République des Soviets à l’époque, le capitalisme d’État était un pas en avant. Cela paraît très étrange et peut-être même absurde ; car déjà à ce moment notre République était une république socialiste ; nous adoptions alors chaque jour, avec la plus grande précipitation, — précipitation excessive sans doute, — de nouvelles mesures économiques de toute sorte que l’on ne saurait qualifier autrement que de mesures socialistes. Néanmoins, je pensais que, compte tenu de la situation économique qui était à l’époque celle de la République des Soviets, le capitalisme d’État était un pas en avant.

Et pour expliquer cette pensée, j’ai énuméré simplement les éléments du régime économique de la Russie.

Voici quels étaient, selon moi, ces éléments : « 1° la forme patriarcale, c’est-à-dire la forme la plus primitive de l’agriculture ; 2° la petite production marchande (ici se classe également la majorité des paysans qui vendent du blé) ; 3° le capitalisme privé ; 4° le capitalisme d’Etat et 5° le socialisme. »

Tous ces éléments économiques existaient dans la Russie de ce temps. Je m’étais assigné pour tâche d’élucider leurs rapports, et je me demandais s’il ne convenait pas de considérer l’un des éléments non socialistes, en l’espèce le capitalisme d’État, comme supérieur au socialisme. Je le répète : cela paraît fort étrange à tous de voir que dans une République qui se proclame socialiste, un élément non socialiste soit considéré comme supérieur, comme placé au-dessus du socialisme.

Mais la chose devient compréhensible, si vous vous rappelez que nous ne considérions nullement le régime économique de la Russie comme un système homogène et hautement évolué ; nous nous rendions entièrement compte qu’en Russie l’agriculture patriarcale, c’est-à-dire la forme la plus primitive de l’agriculture, existait à côté de la forme socialiste.

Quel rôle pouvait donc jouer le capitalisme d’État dans ces conditions ?

Je me demandais ensuite : lequel de ces éléments prédomine ? Il est clair que dans un milieu petit-bourgeois, c’est l’élément petit-bourgeois qui domine.

Je me rendais compte alors que ce dernier prédominait ; il était impossible de penser autrement.

La question que je me posais — au cours d’une polémique qui n’a rien à voir avec la question que nous sommes en train d’examiner, — était celle-ci : quelle est notre attitude à l’égard du capitalisme d’État ? Et je me suis fait cette réponse : le capitalisme d’État, sans être une forme socialiste, serait pour nous et pour la Russie une forme plus favorable que celle d’aujourd’hui. Qu’est-ce à dire ? C’est que, tout en ayant déjà accompli la révolution sociale, nous n’avons surestimé ni les germes ni les principes de l’économie socialiste.

Au contraire, déjà à ce moment nous avions conscience, jusqu’à un certain point, de cette vérité : oui, en effet, mieux eût valu passer d’abord par le capitalisme d’État pour, ensuite, arriver au socialisme.

Il me faut tout spécialement insister sur ce point, car j’estime que c’est seulement en partant de là qu’on peut, d’abord, montrer ce qu’est la politique économique actuelle ; en second lieu, on peut en tirer des conclusions pratiques très importantes aussi pour l’Internationale communiste. Je ne peux pas dire que nous avions déjà un plan de retraite tout prêt. Non, nous ne l’avions pas.

Ces quelques lignes écrites à l’occasion d’une polémique n’étaient pas le moins du monde, à ce moment, un plan de retraite.

On n’y trouve pas un mot sur un point essentiel, savoir sur la liberté du commerce, qui est d’une importance fondamentale pour le capitalisme d’Etat. Cependant l’idée générale, encore imprécise, de la retraite, y était déjà indiquée. Je pense que nous devons porter là-dessus notre attention non seulement du point de vue d’un pays qui, par son régime économique, était et est encore très arriéré, mais aussi sous l’angle de l’Internationale communiste et des pays avancés de l’Europe occidentale.

Ainsi, à l’heure actuelle, nous nous occupons du programme. J’estime, pour ma part, que nous ferions bien mieux, pour le moment, de ne discuter tous les programmes qu’à titre préliminaire, pour ainsi dire en première lecture, et de les faire reproduire tels quels, sans adopter une décision définitive tout de suite, cette année-ci.

Pourquoi ? Tout d’abord, selon moi, parce que nous ne les avons guère étudiés à fond, c’est évident. Et puis aussi parce que nous n’avons presque pas réfléchi du tout sur la question d’une retraite éventuelle et des moyens de l’effectuer.

Or, c’est là un problème auquel — étant donné les changements radicaux qui s’opèrent dans le monde entier, tels que le renversement du capitalisme et la construction du socialisme avec les immenses difficultés qu’elle comporte — il nous faut absolument porter notre attention. Il ne suffit pas de savoir ce que nous avons à faire quand nous passons directement à l’offensive et que nous remportons la victoire. En période révolutionnaire, cela n’est pas si difficile, ni si important ; du moins, ce n’est pas le plus décisif.

Pendant la révolution, il y a toujours des moments où l’adversaire perd la tête, et si nous l’attaquons à un de ces moments, nous pouvons facilement le battre. Mais cela ne veut rien dire encore ; si notre adversaire est suffisamment maître de lui, il peut ramasser ses forces à temps, etc.

Dès lors, il peut aisément provoquer une attaque, et puis nous rejeter en arrière pour de longues années. Voilà pourquoi je pense que l’idée que nous devons nous ménager la possibilité d’une retraite a une très grande importance, et non seulement du point de vue théorique.

Sur le plan pratique également, tous les partis qui s’apprêtent dans un proche avenir à passer à l’offensive déclarée contre le capitalisme, doivent dès maintenant songer aussi à se ménager une retraite. Je pense que si nous mettons à profit cet enseignement, ainsi que tous les autres fournis par l’expérience de notre révolution, loin de nous porter préjudice, cela nous sera très vraisemblablement utile en maintes occasions.

Après avoir souligné que dès 1918 nous envisagions le capitalisme d’Etat comme une ligne de retraite éventuelle, j’en viens aux résultats de notre nouvelle politique économique.

Je répète : à ce moment-là, c’était encore une idée très vague ; mais en 1921, après avoir franchi cette étape très importante qu’était la guerre civile, et franchi victorieusement, nous nous sommes heurtés à une grande — je pense, la plus grande — crise politique intérieure de la Russie des Soviets, crise qui a amené le mécontentement d’une partie notable des paysans, et aussi des ouvriers. C’était, dans l’histoire de la Russie des Soviets, la première et, je l’espère, la dernière fois que l’on a vu de grandes masses paysannes se tourner contre nous, instinctivement et non consciemment. Qu’est-ce qui avait provoqué cette situation particulière et, bien entendu, fort désagréable pour nous ?

C’est que, dans notre offensive économique, nous avions trop pris les devants, sans nous être assuré une base suffisante : les masses ont senti ce que nous ne savions pas encore formuler pertinemment à l’époque, mais que bientôt, quelques semaines plus tard, à notre tour, nous avons reconnu, savoir : qu’il était au-dessus de nos forces de passer tout de suite aux formes purement socialistes, à la répartition purement socialiste ; et que si nous nous montrions incapables d’opérer la retraite de façon à nous borner à des tâches plus faciles, nous étions menacés de mort. La crise a commencé, je crois, en février 1921.

Déjà au printemps de cette même année, nous avons décidé à l’unanimité — je n’ai pas observé de désaccords sensibles entre nous à ce sujet — de passer à la nouvelle politique économique. Aujourd’hui, à la fin de 1922, au bout d’un an et demi, nous pouvons déjà faire quelques comparaisons.

Que s’est-il donc passé ? Comment avons-nous vécu cette période de plus de dix-huit mois ? Quel en est le résultat ? Cette retraite nous a-t-elle profité, nous a-t-elle réellement sauvés, ou bien le résultat est-il encore incertain ? Telle est la question principale que je me pose. J’estime qu’elle est d’une importance primordiale aussi pour tous les partis communistes.

Car, si la réponse était négative, nous serions tous condamnés à périr.

J ‘estime que nous pouvons tous répondre, la conscience tranquille, par l’affirmative, notamment en ce sens que les dix-huit mois écoulés prouvent, positivement et absolument, que nous avons triomphé de cette épreuve.

J’essaierai maintenant d’en faire la démonstration. Il me faut pour cela énumérer en bref tous les éléments constitutifs de notre économie.

Je m’arrêterai tout d’abord à notre système financier et an fameux rouble russe.

Je pense que l’on peut dire du rouble russe qu’il est fameux, ne serait-ce que parce que le nombre de ces roubles dépasse actuellement le quadrillion. (Rires.) C’est déjà quelque chose. C’est un chiffre astronomique. (Rires.) Je suis certain que tous ici ne savent pas même ce qu’il signifie. Mais nous ne tenons pas ces chiffres pour très importants, du point de vue de la science économique : des zéros, on peut toujours les biffer. (Rires.) Dès à présent nous enregistrons quelques succès en cet art qui, considéré sous l’angle de la science économique, est de même sans aucune importance.

Et j’ai la certitude que, par la suite, nous ferons des progrès encore plus grands dans cet art.

Ce qui importe réellement, c’est la stabilisation du rouble. Ce problème nous préoccupe, il préoccupe nos meilleurs cadres, et nous lui attribuons une portée décisive. Si nous arrivons à stabiliser le rouble d’abord pour une longue période, et puis pour toujours, nous aurons gain de cause. Alors tous ces chiffres astronomiques — tous ces trillions et quadrillions — ne seront plus rien. Nous pourrons dès lors assigner à notre économie une base solide et la développer sur cette base. Je crois pouvoir vous citer à ce sujet des faits assez marquants et décisifs.

En 1921, la période de stabilité du cours du rouble-papier avait duré moins de trois mois. En cette année 1922, qui du reste n’est pas encore terminée, elle a duré plus de cinq mois. Je pense que cela seul suffit. Bien entendu, ce serait insuffisant si vous exigiez de nous la preuve scientifique que, dans l’avenir, nous résoudrons entièrement ce problème.

Mais d’une façon générale il est impossible, à mon avis, d’en faire la preuve pleine et entière.

Les chiffres cités montrent que, depuis l’an dernier, depuis que nous avons inauguré notre nouvelle politique économique, jusqu’à ce jour, nous avons déjà appris à marcher de l’avant. S’il en est ainsi, je suis sûr que nous saurons à l’avenir également progresser dans cette voie, à moins que nous ne commettions quelque grosse sottise. Mais ce qui importe le plus, ce qu’il nous faut surtout, c’est le commerce, ce sont les échanges.

Et puisque nous nous en sommes tirés pendant deux ans, bien que nous fussions en état de guerre (car, vous le savez, nous avons repris Vladivostok il y a quelques semaines seulement), bien que nous ne puissions aborder notre activité économique d’une façon vraiment méthodique qu’aujourd’hui, puisque malgré tout nous avons fait en sorte que la période de stabilité du rouble-papier est passée de trois à cinq mois, je crois pouvoir affirmer que nous avons des raisons d’être satisfaits. C’est que nous sommes seuls.

Nous n’avons reçu ni ne recevons le moindre emprunt. Aucun de ces puissants États capitalistes, qui organisent leur économie « brillamment » au point d’ignorer jusqu’à présent où ils vont, ne nous est venu en aide. Par le traité de Versailles ils ont créé un système de finances dans lequel eux-mêmes ne peuvent se retrouver.

Si ces grands États capitalistes mènent ainsi leurs affaires, j’estime que nous, pays arriéré et inculte, nous pouvons être contents d’avoir compris l’essentiel : les conditions de la stabilisation du rouble. Ce qui le prouve, ce n’est pas une analyse théorique quelconque, c’est la pratique ; et celle-ci, selon moi, importe plus que toutes les discussions théoriques du monde. Or, la pratique montre qu’ici nous avons obtenu des résultats décisifs. Savoir : nous commençons à orienter l’économie vers la stabilisation du rouble, ce qui a une portée majeure pour le commerce, pour l’échange libre de marchandises, pour les paysans et la grande masse des petits producteurs.

J’en viens maintenant à l’examen de nos objectifs sociaux. L’essentiel, bien entendu, c’est la paysannerie.

En 1921, le mécontentement d’une partie considérable des paysans était un fait flagrant. Puis ce fut la famine. Épreuve la plus pénible pour les paysans. Rien de plus naturel que toute la presse de l’étranger se fût mise à clamer : « Vous voyez, voilà bien les résultats de l’économie socialiste. »

Rien de plus naturel, bien entendu, qu’ils eussent passé sous silence que la famine était en réalité la conséquence monstrueuse de la guerre civile. Tous les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, qui avaient entrepris leur offensive contre nous en 1918, essayèrent de faire croire que la famine était le résultat de l’économie socialiste.

La famine a été en effet un grand malheur, un malheur si grave qu’il menaçait d’anéantir toute notre œuvre d’organisation, toute notre œuvre révolutionnaire.

Eh bien, je demande maintenant : après cette calamité inouïe, inattendue, où en sont les choses aujourd’hui, depuis que nous avons institué la nouvelle politique économique, depuis que nous avons accordé aux paysans la liberté du commerce ? La réponse est claire, elle est évidente pour tous : en une année, la paysannerie n’a pas seulement eu raison de la famine ; elle a acquitté l’impôt en nature dans des proportions telles que nous avons déjà reçu des centaines de millions de pouds, et cela presque sans la moindre mesure de contrainte.

Les soulèvements paysans qui, avant 1921, étaient pour ainsi dire un fait général en Russie, ont presque complètement cessé. La paysannerie est satisfaite de sa situation actuelle. Nous pouvons le dire sans hésiter. Nous estimons que ces preuves importent plus que toutes les démonstrations à coups de statistique.

Que la paysannerie soit chez nous un facteur décisif, personne n’en doute.

Elle est aujourd’hui dans une situation telle que nous n’avons pas à craindre de sa part un mouvement d’hostilité contre nous. Nous le disons en pleine conscience, sans exagération. C’est là un fait acquis. La paysannerie peut être mécontente de l’activité de notre pouvoir dans tel ou tel domaine, elle peut se plaindre. Certes, cela est possible et inévitable, puisque notre appareil d’Etat et notre économie nationale sont encore trop défectueux pour le prévenir.

En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’un mécontentement sérieux de l’ensemble de la paysannerie contre nous est absolument exclu. Ce résultat a été acquis en l’espace d’un an. J’estime que c’est déjà beaucoup.

J’en viens à l’industrie légère. Nous devons précisément faire le départ entre l’industrie lourde et l’industrie légère, puisque leur situation est différente. Pour ce qui est de l’industrie légère, je puis dire sans hésiter : on assiste ici à un essor général. Je n’entrerai point dans les détails.

Et je ne me propose pas de produire des statistiques. Mais cette impression d’ensemble est fondée sur des faits, et je puis garantir qu’elle ne renferme rien de faux ou d’inexact. Nous pouvons constater un essor général de l’industrie légère et, partant, une amélioration notable de la condition des ouvriers de Pétrograd et de Moscou. Dans les autres régions, cela s’observe dans une mesure moindre parce que là prédomine l’industrie lourde. Il ne faut donc pas généraliser ce fait.

Toujours est-il, je le répète, que l’industrie légère est incontestablement en progrès et l’adoucissement du sort des ouvriers de Pétrograd et de Moscou est indéniable. Au printemps de 1921, il y avait du mécontentement parmi les ouvriers de ces deux villes. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Nous qui suivons au jour le jour la situation et l’état d’esprit des ouvriers, nous ne nous trompons pas en cette matière.

La troisième question concerne l’industrie lourde. Je dois dire qu’ici la situation reste encore difficile. Un certain changement s’y est produit en 1921-1922.

Nous pouvons donc espérer, très prochainement, un tournant. A cet effet, nous avons déjà réuni, en partie, les moyens nécessaires. Pour améliorer l’état de l’industrie lourde dans un pays capitaliste, il aurait fallu emprunter des centaines de millions, sans lesquels le redressement eût été impossible. L’histoire économique des pays capitalistes montre que, dans les pays arriérés, seuls les emprunts à long terme de centaines de millions de dollars ou de roubles-or pourraient aider au relèvement de l’industrie lourde. Nous n’avons pas bénéficié d’emprunts de ce genre, et nous n’avons rien reçu jusqu’à ce jour. Tout ce qu’on écrit maintenant au sujet des concessions, etc., c’est à peu près lettre morte.

Ces temps derniers, nous avons beaucoup écrit à ce sujet et surtout à propos de la concession d’Urquhart.

Cependant notre politique de concessions me paraît très bonne. Cela n’empêche que nous n’avons pas encore de concession rentable. Je vous prie de ne pas l’oublier. De la sorte, l’état de l’industrie lourde est réellement une question très grave pour notre pays arriéré, car nous ne pouvions espérer d’emprunts dans les pays riches.

Néanmoins, nous observons déjà une amélioration notable, et puis nous voyons que notre activité commerciale nous a déjà rapporté un certain capital. Fort modeste, il est vrai, pour le moment : un peu plus de vingt millions de roubles-or. En tout cas, c’est un commencement : notre commerce nous procure des ressources que nous pouvons utiliser pour relever l’industrie lourde.

De toute façon, à l’heure actuelle, notre industrie lourde se trouve encore dans une situation fort difficile. Mais j’estime que nous sommes déjà en mesure d’économiser quelque peu. Nous le ferons à l’avenir également. Bien que, souvent, cela se fasse aux dépens de la population, nous devons quand même économiser dès maintenant. Nous travaillons en ce moment à réduire notre budget d’État, à comprimer notre appareil d’État.

Tout à l’heure, je dirai encore quelques mots de notre appareil d’État. Nous devons, en tout cas, le comprimer, nous devons économiser autant que faire se peut. Nous économisons sur tout, même sur les écoles, cela parce que nous comprenons que, si nous ne sauvons pas l’industrie lourde, si nous ne la relevons pas, nous ne pourrons construire aucune industrie, et à défaut de celle-ci, c’en sera fait de nous, en général, comme pays indépendant.

Cela, nous le savons bien.

Le salut pour la Russie n’est pas seulement dans une bonne récolte, — cela ne suffit pas encore, — et pas seulement dans le bon état de l’industrie légère qui fournit aux paysans les objets de consommation, — cela non plus ne suffit pas encore, — il nous faut également une industrie lourde.

Or, pour la mettre en bon état, il faudra bien des années de travail.

L’industrie lourde a besoin de subventions de l’État. Si nous ne les trouvons pas, c’en est fait de nous comme État civilisé, je ne dis môme pas socialiste. Donc, à cet égard nous avons fait un pas résolu en avant. Nous nous sommes procuré les ressources nécessaires pour mettre debout l’industrie lourde. La somme que nous nous sommes procurée jusqu’à présent dépasse à peine, il est vrai, vingt millions de roubles-or. En tout cas, cette somme existe, et son unique destination est de relever notre industrie lourde.

Je pense que, dans l’ensemble, je vous ai exposé brièvement comme je l’avais promis, les éléments essentiels de notre économie nationale. Et je pense qu’on peut conclure de tout cela que la nouvelle politique économique a donné, dès maintenant, un bon résultat. Nous avons, dès aujourd’hui, la preuve que nous sommes en mesure, en tant qu’État, de faire du commerce, de garder de solides positions dans l’agriculture et l’industrie et de marcher de l’avant. Notre activité pratique l’a démontré. Je pense que cela nous suffit pour le moment.

Nous aurons encore beaucoup à apprendre, et nous avons compris qu’il nous était encore nécessaire d’apprendre. Nous sommes au pouvoir depuis cinq ans, et cinq années durant nous avons été en état de guerre. Donc nous avons remporté un succès.

Cela se comprend : c’est que les paysans étaient pour nous. Il serait difficile d’être pour nous plus qu’ils ne l’ont été. Ils comprenaient que, derrière les gardes blancs, se tenaient les grands propriétaires fonciers qu’ils haïssent plus que tout au monde. Aussi étaient-ils pour nous avec le plus grand enthousiasme, le plus grand dévouement.

Il n’a pas été difficile de décider la paysannerie à nous défendre contre les gardes blancs. Les paysans qui, naguère, exécraient la guerre, faisaient tout pour la guerre contre les gardes blancs, pour la guerre civile contre les grands propriétaires fonciers. Néanmoins, ce n’était pas encore tout. Car, au fond, il ne s’agissait là que d’une chose : le pouvoir resterait-il aux grands propriétaires fonciers ou aux paysans ? Pour nous ce n’était pas assez.

Les paysans comprennent que nous avons pris le pouvoir pour les ouvriers et que notre but est de créer le régime socialiste à l’aide de ce pouvoir. Aussi, le plus important pour nous, c’était la préparation de l’économie socialiste.

Nous ne pouvions la préparer directement. Nous avons été obligés de le faire par voies détournées.

Le capitalisme d’État, tel que nous l’avons établi chez nous, est un capitalisme d’État particulier. Il ne répond pas à la notion ordinaire de capitalisme d’État. Nous détenons tous les leviers de commande ; nous détenons la terre ; elle appartient à l’État. Cela est très important, encore que nos adversaires présentent les choses de façon à faire croire que cela ne signifie rien. C’est faux. Le fait que la terre appartient à l’État est de la plus haute importance et a également une grande valeur pratique du point de vue économique.

Nous avons obtenu cela, et je dois dire que toute notre activité ultérieure doit se développer uniquement dans ce cadre. Nous avons déjà obtenu ce résultat que nos paysans sont satisfaits, que notre industrie revit, de même que notre commerce. J’ai déjà dit que notre capitalisme d’État se distinguait du capitalisme d’État pris à la lettre, en ceci que notre État prolétarien détient non seulement la terre, mais aussi tous les éléments les plus importants de l’industrie.

Avant tout nous avons donné à bail une certaine partie de la petite et moyenne industrie ; mais tout le reste demeure entre nos mains. Pour ce qui est du commerce, je tiens encore à souligner que nous nous efforçons de fonder des sociétés mixtes, que nous en fondons déjà ; ce sont des sociétés où une part du capital appartient aux capitalistes privés, aux surplus étrangers, et l’autre part, à nous. D’abord, nous apprenons ainsi à faire du commerce, — nous en avons besoin, — et, ensuite, nous avons toujours la possibilité, si nous le jugeons nécessaire, de liquider une telle société, de sorte que nous ne courons, pour ainsi dire, aucun risque. En revanche, nous nous instruisons auprès du capitaliste privé, nous tâchons de savoir comment nous pouvons progresser et quelles fautes nous commettons. Je crois pouvoir me borner à ce que je viens de dire.

Je voudrais encore toucher quelques points secondaires. Il est certain que nous avons commis et que nous commettrons encore des sottises en quantité énorme.

Personne n’est mieux placé que moi pour le voir et en juger. (Rires.)

Pourquoi donc commettons-nous des sottises ? Cela se conçoit : premièrement, nous sommes un pays arriéré ; deuxièmement, l’instruction, dans notre pays, est minime ; troisièmement, nous ne sommes pas aidés ; aucun Etat civilisé ne nous aide. Au contraire, ils œuvrent tous contre nous. Quatrièmement, la faute en est à notre appareil d’Etat. Nous avons hérité de l’ancien appareil d’Etat, et c’est là notre malheur. L’appareil d’Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l’appareil d’Etat nous a sabotés.

Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé : « Revenez s’il vous plaît. » Ils sont revenus, et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel.

En fait, il arrive très souvent qu’ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d’Etat, l’appareil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que, bien souvent, ils agissent contre nos dispositions.

Au sommet nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement, ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous. On ne saurait y remédier dans un court laps de temps, cela est certain. Nous devons travailler durant de longues années pour perfectionner l’appareil, le modifier et y faire participer des forces nouvelles.

Nous le faisons à un rythme assez rapide, trop rapide peut-être. Des écoles soviétiques, des facultés ouvrières ont été fondées ; des centaines de milliers de jeunes gens étudient. Ils étudient, peut-être trop vite, mais en tout cas, le travail a commencé, et je pense qu’il portera ses fruits. Si nous ne travaillons pas trop à la hâte, nous aurons dans quelques années une masse de jeunes gens capables de refondre radicalement notre appareil.

J’ai dit que nous avions commis une énorme quantité de sottises, mais, là-dessus, je dois dire aussi quelques mots de nos adversaires. Si nos adversaires nous reprennent et indiquent que, voyez-vous, Lénine lui-même reconnaît que les bolcheviks ont fait une énorme quantité de sottises, je réponds à cela : oui, mais nos sottises, vous savez, sont quand même d’une tout autre espèce que les vôtres.

Nous avons seulement commencé notre apprentissage, mais nous apprenons d’une façon assez systématique pour être certains d’obtenir de bons résultats. Et si nos adversaires, c’est-à-dire les capitalistes et les paladins de la IIe Internationale, soulignent les sottises faites par nous, je me permettrai, pour la comparaison, de citer ici, en les paraphrasant un peu, les paroles d’un célèbre écrivain russe : quand les bolcheviks font des sottises, ils disent : « Deux fois deux font cinq. » Mais quand ce sont leurs adversaires, c’est-à-dire les capitalistes et les paladins de la IIe Internationale, qui font des sottises, ils semblent dire : « Deux fois deux font une bougie. »

Cela n’est pas difficile à démontrer. Prenez, par exemple, le traité conclu avec Koltchak par l’Amérique, l’Angleterre, la France, le Japon. Y a-t-il au monde, je vous le demande, des États plus éclairés et plus puissants ? Or, qu’est-il arrivé ? Ils ont promis leur aide à Koltchak, sans avoir calculé, ni réfléchi, ni observé. Ce fut un fiasco difficile même à concevoir, selon moi, du point de vue de la raison humaine.

Et cet autre exemple, encore plus rapproché de nous et plus important : la paix de Versailles.

Qu’est-ce que les « grandes » puissances, « couvertes de gloire » ont fait là, je vous le demande ? Comment peuvent-elles maintenant trouver une issue à ce chaos et à ce non-sens ? Je pense ne pas exagérer en répétant que nos sottises ne sont rien en comparaison de celles que commettent, ensemble, les Etats capitalistes, le monde capitaliste et la IIe Internationale. C’est pourquoi j’estime que les perspectives de révolution mondiale — thème que je dois toucher brièvement — sont favorables. Et je présume qu’à certaines conditions, elles deviendront encore meilleures. C’est de ces conditions que je voudrais dire quelques mots.

En 1921, au IIIe Congrès, nous avons voté une résolution sur la structure organique des Partis communistes, ainsi que sur les méthodes et le contenu de leur travail. Texte excellent, mais essentiellement russe, ou presque, c’est-à-dire que tout y est tiré des conditions de vie russes. C’est là son bon mais aussi son mauvais côté.

Son mauvais côté, parce que je suis persuadé que presque aucun étranger ne peut la lire ; avant de dire cela j’ai relu cette résolution : premièrement, elle est trop longue : 50 paragraphes ou plus.

Les étrangers, d’ordinaire, ne peuvent aller jusqu’au bout de pareils textes. Deuxièmement, même s’ils la lisaient, pas un de ces étrangers ne la comprendrait, précisément parce qu’elle est trop russe. Non parce qu’elle a été écrite en russe, — on l’a fort bien traduite dans toutes les langues, — mais parce qu’elle est entièrement imprégnée de l’esprit russe. Et, troisièmement, si même quelque étranger, par exception, la comprenait, il ne pourrait l’appliquer.

C’est là son troisième défaut.

Je me suis entretenu avec quelques délégués venus ici, et j’espère, au cours du Congrès, sans y prendre part personnellement, — à mon grand regret, cela m’est impossible, — du moins causer de façon détaillée avec un grand nombre de délégués de différents pays. J’ai eu l’impression qu’avec cette résolution, nous avons commis une faute grave, nous coupant nous-mêmes le chemin vers de nouveaux progrès. Comme je l’ai dit, le texte est fort bien rédigé, et je souscris à tous ses 50 paragraphes ou plus. Mais nous n’avons pas compris comment il fallait présenter aux étrangers notre expérience russe.

Tout ce qui est dit dans la résolution est resté lettre morte. Or, à moins de comprendre cela, nous ne pourrons aller de l’avant. J’estime que le plus important pour nous tous, tant pour les Russes que pour les camarades étrangers, c’est que, après cinq ans de révolution russe, nous devons nous instruire. C’est maintenant seulement que nous pouvons le faire. Je ne sais combien de temps nous aurons cette possibilité. Je ne sais combien de temps les puissances capitalistes nous laisseront étudier tranquillement. Mais chaque instant libre, à l’abri des batailles, de la guerre, nous devons l’utiliser pour étudier, et cela par le commencement.

Tout le Parti et toutes les couches de la population de la Russie le prouvent par leur soif de savoir.

Cette aspiration montre que la tâche la plus importante pour nous, aujourd’hui, est de nous instruire, encore et toujours. Mais les camarades étrangers, eux aussi, doivent apprendre, non pas dans le même sens que nous, c’est-à-dire à lire, à écrire et à comprendre ce que nous avons lu, — ce dont nous avons encore besoin. On discute pour savoir si cela se rapporte à la culture prolétarienne ou bourgeoise.

Je laisse cette question en suspens. Une chose, en tout cas, est certaine : il nous faut, avant tout, apprendre à lire, à écrire et à comprendre ce que nous avons lu. Les étrangers, eux, n’en ont pas besoin. Il leur faut quelque chose de plus élevé : notamment, et avant tout, comprendre aussi ce que nous avons écrit sur la structure organique des Partis communistes, et que les camarades étrangers ont signé sans lire ni comprendre. Telle doit être leur première tâche.

Il faut appliquer cette résolution. On ne peut le faire en une nuit, c’est absolument impossible. Cette résolution est trop russe : elle traduit l’expérience de la Russie. Aussi est-elle tout à fait incompréhensible pour les étrangers ; ils ne peuvent se contenter de l’accrocher dans un coin, comme une icône, et de l’adorer.

On n’arrivera à rien de cette façon. Ils doivent assimiler une bonne tranche d’expérience russe. Comment cela se passera, je l’ignore. Peut-être que les fascistes d’Italie, par exemple, nous rendront un signalé service en montrant aux Italiens qu’ils ne sont pas encore suffisamment éclairés et que leur pays n’est pas encore garanti des Cent-Noirs [Les Cent-Noirs, bandes monarchistes, formées par la police tsariste pour la lutte contre le mouvement révolutionnaire. Elles assassinaient les révolutionnaires, attaquaient les intellectuels progressistes, organisaient des pogromes.]] ? Cela sera, peut-être, très utile.

Nous autres, Russes, devons aussi rechercher les moyens d’expliquer aux étrangers les principes de cette résolution. Sinon, ils seront absolument incapables de la mettre en œuvre. Je suis persuadé que nous devons dire, à cet égard, non seulement aux Russes, mais aussi aux camarades étrangers, que le plus important, dans la période qui vient, c’est l’étude. Nous, nous étudions dans le sens général du terme. Ils doivent, eux, étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire.

Si cela se fait, je suis persuadé qu’alors les perspectives de la révolution mondiale seront non seulement bonnes, mais excellentes. (Vifs applaudissements prolongés. Les acclamations : « Vive notre camarade Lénine ! » provoquent de nouvelles ovations enthousiastes.)

  1. Lénine fait allusion à son article : Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises.

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