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Lénine : A quoi pensent nos ministres ?
Écrit à la fin de 1895 pour le journal « Rabotchéïé Diélo ».
Paru pour la première fois en 1924.
Conforme à une copie trouvée dans les archives du département de la police.
Le ministre de l’Intérieur Dournovo a adressé une lettre à Pobiédonostsev, procureur général du Saint Synode. Cette lettre, écrite le 18 mars 1805, porte le numéro 2603 avec la mention : « Strictement confidentiel ». Le ministre désirait donc qu’elle restât rigoureusement secrète. Mais il s’est trouvé des personnes qui ne partageaient pas les vues de Monsieur le Ministre, selon lesquelles les citoyens russes n’ont pas à connaître les intentions du gouvernement, et maintenant une copie manuscrite de cette lettre circule partout.
Que disait M. Dournovo à M. Pobiédonostsev ?
Il lui écrivait au sujet des écoles du dimanche. On lit dans cette lettre : « Il résulte des renseignements qui nous sont parvenus au cours de ces dernières années que des personnes politiquement suspectes, ainsi qu’une partie de la jeunesse étudiante d’une certaine tendance, cherchent, comme aux années 60, à entrer dans les écoles du dimanche en qualité d’instituteurs, de conférenciers, de bibliothécaires, etc. Ce désir systématique, qui n’est pas même justifié par la recherche de moyens d’existence, puisque le travail dans ces écoles n’est pas rémunéré, prouve qu’il s’agit là, pour les éléments antigouvernementaux, d’un moyen de lutter sur le terrain légal contre le régime et l’ordre social existant en Russie. »
Voyez comment raisonne M. le Ministre ! Parmi les personnes cultivées, il en est qui veulent faire part de leurs connaissances aux ouvriers, qui veulent que le savoir profite non seulement à eux-mêmes, mais encore au peuple ; c’est assez pour qu’aux yeux du ministre, ceux qui incitent les bonnes gens à fréquenter les écoles du dimanche soient des « éléments antigouvernementaux », c’est-à-dire des conspirateurs. Des personnes cultivées ne peuvent-elles pas éprouver le désir d’instruire leur prochain sans qu’il y ait pour autant « incitation » ? Mais ce qui déconcerte le ministre, c’est que les maîtres des écoles du dimanche ne reçoivent aucune rémunération. Il a coutume de voir que les espions et les fonctionnaires de son ministère ne le servent que contre rétribution, accordent leurs services au plus offrant ; or, voilà des gens qui travaillent, servent, enseignent, et tout cela… pour rien. C’est louche, pense le ministre ; et il envoie ses espions tirer les choses au clair. Il est dit plus loin dans la lettre :
« Les renseignements suivants » (fournis par des espions dont l’existence se justifie par les appointements qu‘ils reçoivent) « permettent d’établir que non seulement on compte dans le corps enseignant des personnes aux tendances pernicieuses, mais encore que bien souvent les écoles elles-mêmes se trouvent sous la direction occulte de tout un groupe de personnes suspectes qui, sans appartenir au personnel officiellement reconnu, font le soir des conférences et enseignent sur l’invitation d’instituteurs et d’institutrices qu’ils ont eux-mêmes placés là… Un état de choses qui permet à des personnes étrangères de faire des conférences, donne toute latitude à des personnes venues de milieux franchement révolutionnaires, de s’infiltrer parmi les conférenciers ».
Donc, si des « personnes étrangères » , qui n’ ont été ni approuvées ni vérifiées par les popes et les espions, veulent enseigner aux ouvriers, c’est ni plus ni moins qu’une révolution ! Pour le ministre, les ouvriers sont de la poudre, le savoir et l’instruction une étincelle ; et le ministre est persuadé que si l’étincelle tombe sur la poudre, l’explosion se produira avant tout contre le gouvernement.
Nous ne pouvons nous refuser le plaisir de noter que pour cette fois – une fois n’est pas coutume – nous sommes pleinement et sans réserve d’accord avec Son Excellence.
Le ministre apporte ensuite dans sa lettre des « preuves » du bien-fondé de ses « renseignements ». Jolies preuves !
Tout d’abord, « la lettre d’un instituteur d’une école du dimanche, dont le nom n’a pu encore être établi ». Cette lettre a été saisie au cours d’une perquisition. Il y est question du programme des cours d’histoire, de l’idée d’asservissement et d’émancipation des classes ; on y mentionne les révoltes de Razine et de Pougatchev.
Ce sont sans doute ces deux noms qui ont tant effrayé notre bon ministre : il a dû aussitôt voir surgir des fourches.
Seconde preuve :
« Le ministère de l’Intérieur est en possession d’un programme, qui lui a été secrètement communiqué, de cours publics pour une école du dimanche de Moscou, dont voici la teneur : » Origine de la société. La société primitive. Évolution de l’organisation sociale. L’Etat et à quoi il sert. L‘ordre. La liberté. La justice. Les formes d ‘organisation de l’Etat. Monarchie absolue et monarchie constitutionnelle. Le travail, fondement du bien-être général. Utilité et richesse. La production, l’échange et le capital. Répartition de la richesse. La recherche de l’intérêt particulier. La propriété et sa nécessité. L’émancipation des paysans avec attribution de terres. La rente, le profit, le salaire. De quoi dépend le salaire et ses différentes formes. L’épargne. »
« Ce programme, absolument déplacé dans une école populaire, donne au conférencier l’entière possibilité d’initier peu à peu ses auditeurs aux théories de Karl Marx, d’Engels, etc., et il est douteux que la personne désignée par les autorités diocésaines pour assister à ces cours soit en mesure d’y déceler les rudiments d’une propagande social-démocrate. »
Il est à croire que M. le Ministre redoute fort « les théories de Marx et d’Engels » s’il en découvre les « rudiments » même dans un programme où l’on n’en trouve pas la moindre trace. Qu’a-t il trouvé de « déplacé » ? Probablement qu’on y traitât des formes d’organisation de l’Etat et de la Constitution.
Que M. le Ministre prenne le premier manuel de géographie venu et il y trouvera toutes ces questions traitées !
Des ouvriers adultes n’auraient-ils pas le droit de savoir ce qu’on enseigne aux enfants ?
Mais M. le Ministre n’a pas confiance dans les personnes désignées par le diocèse : « il se pourrait qu’elles ne comprennent pas ce dont il s ‘agit ».
Pour terminer, la lettre énumère les instituteurs « suspects » qui enseignent à l’école paroissiale du dimanche auprès de la fabrique de la Société des manufactures Prokhorov de Moscou, à l’école du dimanche de Eletz et à l’école que l’on se propose d’ouvrir à Tiflis. M. Dournovo conseille à M. Pobiédonostsev de procéder à une « vérification minutieuse des personnes admises à enseigner dans les écoles ». Quand on parcourt à présent la liste des instituteurs, les cheveux se dressent sur la tête : ce ne sont qu’anciens étudiants et anciennes étudiantes. M. le Ministre souhaiterait que les instituteurs fussent tous d’anciens sous-officiers .
Ce que M. le Ministre note avec le plus d’effroi, c’est que l’école de Eletz « est sise au-delà du cours d‘eau de Sosna, où vivent surtout de petites gens (horreur !) et des ouvriers, et où se trouve un atelier des chemins de fer ».
Tenons les écoles bien loin, aussi loin que possible, « des petites gens et des ouvriers ».
Ouvriers ! Vous voyez que nos ministres ont une peur mortelle de voir se réaliser l’union du Travail et du Savoir ! Montrez-leur donc à tous que rien ne pourra ôter la conscience aux ouvriers. Privés du savoir, les ouvriers sont impuissants ; avec le savoir, ils sont une force !