Le théâtre du vingtième siècle apparaît en France avec deux auteurs étrangers, ce qui est un fait notable. Présents en France, ils ont considéré faire partie d’une élite intellectuelle et spirituelle ; vivant de manière coupée de l’histoire française, ils n’ont pas hésité à lever le drapeau de la « condition humaine » dans le rejet de la politique et de la démocratie en général.
C’est cela qui a permis leur affirmation de type cosmopolite par une bourgeoisie se reconnaissant à l’international un relativisme commun. Les auteurs français étaient obligés de s’impliquer dans la réalité française, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en tant qu’intellectuel. Ce n’est nullement le cas d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett, formant littéralement des mythes, sur une base totalement cosmopolite valable de la même manière dans tous les pays où la bourgeoisie domine.
Ce qu’on appelle « l’américanisation » de la culture est en réalité un stade général de relativisme et de nihilisme propre au capitalisme développé ; les artistes, réels ou fictifs, sont ici totalement individualisés, séparés de la société, de l’Histoire.
Eugène Ionesco (1909-1994), d’origine roumaine, avait passé son enfance en France et le Français était en fait sa langue maternelle. Plus tard, il est resté en France après la défaite de la Roumanie fasciste alliée à l’Allemagne nazie ; il était, à partir de 1942, attaché de presse à l’ambassade de Roumanie auprès du régime de Vichy.
Samuel Beckett (1906-1989), d’origine irlandaise, est issu de la bourgeoisie ; étudiant, il est proche de l’écrivain « moderniste » James Joyce. Il devient un intellectuel, écrit sur Marcel Proust, s’installe en France (où il soutient à petit niveau et de manière individuelle un réseau de Résistance pendant l’Occupation).
Tant le Roumain Eugène Ionesco que l’Irlandais Samuel Beckett vivront en marge de la société française, tout en étant comblés des honneurs par la bourgeoisie ; ils passeront à côté, sur le plan de l’engagement et de l’assimilation personnelle, de tous les événements politiques, sociaux et culturels en France. Leur activité est entièrement individualiste, coupée de toute la réalité de la société française ; tout glisse sur eux, leurs approches sont strictement parallèles et assimilables.
Dans les faits, leurs pièces relèvent de la même mise en place. Dans un endroit inconnu, dans une période inconnue, on a des personnages ne parvenant pas à communiquer réellement entre eux, errant sans but et agissant de manière incohérente, tenant des propos relevant de l’inquiétude religieuse quant à la condition humaine.
Eugène Ionesco présente ainsi reçoit ainsi La Cantatrice Chauve :
« La Cantatrice chauve : Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre. C’est-à-dire libéré.
Personnages sans caractères. Fantoches. Êtres sans visage. Intrigues et actions dénuées d’intérêt. Mots sans suite et dénués de sens. Burlesque poussé à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique. C’est un tour de prestidigitation. »
La méthode, c’est le relativisme le plus général ; le contenu, c’est l’obsession pour les questions psychologiques ultra-individualistes. Eugène Ionesco le résume très bien lorsqu’il exprime sa conception :
« Ce qui personnellement, m’obsède, ce qui m’intéresse profondément, ce qui m’engage c’est le problème de la condition humaine, dans son ensemble, social ou extra-social. L’extra-social : c’est là où l’homme est profondément seul. Devant la mort, par exemple. Là, il n’y a plus de société. »
Eugène Ionesco et Samuel Beckett reflètent ici une démarche intellectualiste, fondée sur une conception ultra-individualiste aboutissant aux tourments mystiques sur le sens de l’existence.
Leur discours, à la marge de la société française, a été utilisé par la bourgeoisie directement au niveau international afin d’affirmer son idéologie relativiste et nihiliste, pour lever le drapeau de sa domination complète sur tous les états d’esprit – c’est littéralement sa réponse à la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire.