L’Islam avait réussi à s’imposer dans toute la péninsule arabique, mais son drame historique est que Mahomet décède en 632 au moment où les conquêtes extérieures commencent et se concrétisent par d’importants succès.

Les dirigeants musulmans avaient nommé comme « calife », pour diriger le pouvoir arabo-islamique, Abou Bakr As-Siddiq, un important commerçant mecquois de la tribu Quraych, à laquelle appartenait Mahomet.

En apparence, cela ne posa pas de souci initialement, car Mahomet avait dans le Coran su combiner les exigences juridiques (propres aux commerçants et marchands) avec des principes encadrant la caste militaire s’étant formée.

Mahomet, en tant que chef, avait compris la nécessité de superviser par en haut l’expansion de l’Islam, seul moyen de systématiser le droit auprès de clans et de tribus divisés.

On a ainsi un impôt universel, le khoms, présenté comme suit dans le Coran, dans la sourate Le butin :

« Sachez (Ô vous les croyants !) que de tout ce que vous gagnez, le cinquième (Khoms) appartient à Allah, au Prophète et à ses proches, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs (à court d’argent), si vous croyez en Allah et à ce qu’IL a révélé à Notre Serviteur (Mohammad) le Jour du Discernement, le jour où les deux parties se sont rencontrées; et Allah est Puissant sur toute chose. »

A ce cinquième des gains s’ajoute une aumône destinée à la communauté, la zakat, présentée dans 80 versets du Coran. Elle s’élève à 2.5 % du chiffre annuel épargné sur les avoirs et les biens, les récoltes, les fonds de commerce, les animaux définis comme bétail. La zakat ne touche cependant pas les terrains et les bâtiments, le mobilier, les vêtements, les hypothèques, les bijoux personnels.

On a ici une franche séparation entre la vie personnelle (dans un logement, avec des vêtements, du mobiliser, des bijoux) et une activité relevant des échanges, les avoirs étant intégrés comme accumulation de richesse provenant des échanges.

Manuscrit du Coran, 7e siècle

La richesse sociale est clairement sous-entendue comme commerciale et marchande et c’est d’autant plus vrai que l’agriculture était peu développée et nécessitait qui plus est des grandes opérations à partir d’une force centrale. Il y a bien dans l’Islam un sens de la propriété, mais c’est un sens de la propriété commerciale.

Cette propriété commerciale exige un droit et l’Islam est l’étape de la systématisation de ce droit. Voilà pourquoi la tradition islamique insiste sur la capacité de Mahomet à faire sortir les Arabes de la Jahiliyyah, de l’ignorance. Un moment connu est celui où la Kaaba dut être reconstruite en raison de crues. Naturellement chaque chef de tribu veut remettre la pierre noire à sa place, une dispute s’ensuit mais l’un d’entre eux propose d’écouter la première personne entrant dans la pièce.

C’est bien entendu Mahomet, qui amène un grand tissu, pose la pierre noire dessus, chaque chef tirant un bout du tissu jusqu’au lieu où Mahomet lui-même remet la pierre à sa place.

L’expansion islamique en 750, avec en vert l’empire byzantin formant un verrou

Seulement voilà, avec les conquêtes hors de la péninsule arabique, on n’a plus simplement des chefs de tribus, mais des peuples entiers, avec des religions polythéistes, chrétiennes, ou encore juifs, zoroastriens, des langues différentes, des mœurs différentes, des traditions particulières, etc.

Le Coran, parfaitement adapté à un environnement arabe pour faire se généraliser la Mecque comme capitale juridico-commerciale, doit désormais répondre à l’élaboration d’un système dans un cadre bien plus large.

Cela amena que des concepts relatifs devinrent absolus. Ce que Mahomet avait mis en place pour des rapports épisodiques et relatifs, ce qui comptant étant la communauté comme système fermé, dut se généraliser pour des sociétés humaines dont les musulmans ne formaient qu’une partie, tout en dominant.

L’expansion islamique, en trois grandes étapes

Ainsi, les conquêtes étaient la source de nouvelles richesses, que ce soit par le butin, par l’impôt annuel appelé jizîa visant les hommes non musulmans en âge de faire le service militaire, par l’impôt appelé kharâj sur les provinces non-musulmanes non-conquises. Ce dernier impôt est très important, car dans la logique de départ, les terrains conquis, tout comme l’eau (en surface et souterraine) relève de la propriété publique.

Mais, de par la systématisation de tels rapports, il y a avec les conquêtes une contradiction acceptée entre un État islamique au service de la communauté musulmane et des rapports intermédiaires sur le long terme avec les populations non musulmanes.

C’est là en opposition avec la démarche même de l’Islam, qui se veut un système fermé destiné aux Arabes, puisque le moteur part des exigences des commerçants et des marchands depuis la Mecque, capitale commerciale-religieuse systématisant un cadre juridique.

Un Coran du 9e siècle

L’Islam se voit dès le départ travaillé par cette contradiction entre un capital commercial unifié dans la péninsule arabique et une caste militaire s’étant formée de par les premières victoires permises par l’unification arabe et en expansion grâce aux victoires.

Le califat, en tant qu’État islamique devant être un système communautaire arabe, un cadre juridique avec une idéologie religieuse justifiant les notions de bien et le mal, est devenu un espace militaire voyant son élargissement comme fin en soi.

Ce qui apparaît à l’origine comme une structure duale, avec d’un côté les commerçants aux commandes dans la péninsule arabique et de l’autre une caste militaire, est devenue un régime s’évertuant à des conquêtes amenuisant dès le départ la dimension arabe du mouvement et rendant secondaire l’aspect commercial interne par rapport aux conquêtes.

Miniature de l’artiste persan Behzad, 16e siècle, Le conseil de l’ascète, un exemple de remise en cause de l’interdiction arabo-coranique de représenter des êtres vivants

L’intégration des tribus turques fut ici décisive pour ce tournant.

L’Islam souffre historiquement du fait que si les conquêtes renforcent en apparence le droit islamique, qui s’étend et qui voit son appareil se renforcer, il le vide de son sens en le désarabisant et en le coupant de la base centrale qu’est la Mecque comme plaque tournante des échanges.

La caste militaire profite d’ailleurs d’une base arrière économique et juridique, ainsi qu’idéologique, pour appuyer et justifier ses entreprises et avoir son propre agenda, et elle réduit toujours plus la Mecque et la péninsule arabique à cette fonction d’outil justificatif.

C’est cela qui explique comment par la suite l’empire ottoman pourra aussi simplement prendre les commandes de l’Islam.

La carte de l’empire ottoman à son apogée à la fin du 16e siècle

Il n’y avait concrètement que deux options historiques : soit le capital commercial s’élargissait en englobant les nouveaux territoires et parvenait à établir un marché unique de très grande ampleur… ce qu’évidemment les commerçants et les marchands arabes n’avaient nullement la possibilité de faire…

Soit la caste militaire s’appropriait en fin de compte les territoires conquis par des moyens bureaucratiques et autoritaires. C’est ce qui s’est historiquement passé et une démarche par en haut ne pouvait que produire des contradictions en série.

Le troisième calife meurt assassiné en 656 et l’Islam explose en différents courants religieux, un quart de siècle après la mort de Mahomet.


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