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Nous reproduisons ci-après, le texte paru dans L’Homme communiste (édité chez Gallimard en 1946) ainsi que les notes de bas de pages ajoutés par Aragon. Ce texte a été écrit en février 1942, à l’aide des lettres des internés de Châteaubriant et des renseignements recueillis sur place – le tout transmis à Aragon par la direction clandestine du Parti.
Ces pages bouleversantes, imprimées en tracts répandus clandestinement dans toute la France, ont été lues à Radio-Londres et Radio-Moscou. La presse alliée les a publiées. C’est un texte qui a fait le tour du monde. Le lecteur y trouvera des faits déjà relatés dans les pages précédentes, mais nous n’avons pas cru devoir, dans un ouvrage consacré à Châteaubriant, apporter la moindre coupure à ce texte historique, à ce témoignage du courage français.
Je ne sais qui lira ce qui va suivre(1). Je m’adresse à tous les Français et aussi simplement à tous ceux qui, au delà des limites de la France, ont quelques sentiments humains dans le cœur, quelles que soient leurs croyances, leur idéologie, leur nation. Peut-être seront-ils retenus de m’accorder créance, parce que je ne signerai pas. J’atteste qu’il n’est rien au monde que je ne voudrais autant pouvoir faire que d’avoir l’honneur de signer ceci. C’est la mesure de l’iniquité et de la barbarie qu’aujourd’hui nous ne puissions dire notre nom pour appuyer une cause aussi juste, aussi généralement considéré comme noble et élevée, qu’est la cause de la France. Ceux qui meurent pour elle dans notre pays meurent anonymes ; le plus souvent, on ne dit même pas qu’ils sont morts, et tout ce qu’on ose écrire c’est qu’un individu a été exécuté. Je partage ici le glorieux anonymat de tant de morts que vous ne pouvez plus vous étonner de cet anonymat. Si j’élève une faible voix, c’est parce que certains des morts me l’ont demandé, c’est en leur nom que je vous parle. Ils sont tombés sous les balles allemandes. Ils sont morts pour la France.
on dira que c’étaient des communistes
Les faits sont simples et personne ne les nie. Le 22 octobre 1941, 27 hommes ont été exécutés par les Allemands à côté du camp de Châteaubriant (Loire-Inférieure) pour des faits datant de quelques jours, dont ils étaient notoirement ignorants, pour l’acte d’hommes qu’ils ne connaissaient pas, sans s’être solidarisés avec ces hommes, mais livrés à l’occupant afin d’être exécutés, et cela par le ministère de l’Intérieur d’un gouvernement qui se dit français, qui en avait lui-même dressé la liste. Pris dans le camp où ils étaient détenus sur une simple suspicion ou passibles de toute façon de peines moindres, ils ont été passés par les armes sur l’avis de ceux qui prétendent assurer la police dans le pays, y donnant ainsi l’exemple révoltant du crime.
On dira : c’était des communistes. Est-il possible que des Français, est-il possible que des hommes, unis à d’autres hommes, à d’autres femmes par les liens de la chair, de l’affection de l’amitié, puissent se satisfaire d’une phrase pareille ? Tous ceux qui diront, croyant se débarrasser ainsi de la chose : c’étaient des communistes, n’entendent-ils pas que cela n’excuse pas le crime allemand, mais que cela honore les communistes ? Ces hommes étaient prisonniers pour leurs idées, ils avaient défendu leurs croyances au mépris de leur liberté. Ils s’étaient refusés à suivre l’exemple de ceux qui , se reniant par lâcheté ou par intérêt, sont passés dans le camp de ceux qu’ils combattaient la veille. S’ils avaient voulu les imiter, ils auraient pu, comme certains, revêtir l’uniforme allemand et être libres, collaborer aux journaux, aux organisations que l’Allemagne contrôle, et être libres. Ils ne l’ont pas voulu. On les a envoyés à la mort. Il y a eu dans le monde des hommes comme ceux-là, et même ceux qui ne croient pas en Dieu, ceux qui haïssent l’Eglise dont ils sont martyrs ne sont jamais à ce point entraînés par la violence anticléricale, qu’ils ne reconnaissent pas la grandeur, la noblesse, la beauté du sacrifice des chrétiens jetés aux bêtes, qui chantaient dans les supplices. Vous pouvez haïr le communisme, vous ne pouvez pas ne pas admirer ces hommes. Ecoutez !
châteaubriant, 20 et 21 octobre…
Au camp de Châteaubriant, il y avait en octobre 1941, un peu plus de quatre cent prisonniers. On sait ce qu’est la vie dans ces camps, on ne sait pas assez le courage qu’y déploient des hommes et des femmes démunis de tout, mais qui paraissent se préoccuper que de maintenir le moral de tous. A châteaubriant, ils préparaient des divertissements communs, ils faisaient des cours pour mettre en commun le savoir particulier de chacun.
Le 20 octobre, un lundi, on y apprend qu’un officier allemand vient d’être tué à Nantes. Vers une heure de l’après-midi, un officier de la Kommandantur confère avec les directeurs du camp. Il s’agit de désigner les otages. Deux cent dossiers environ sont remis par le camp au chef de cabinet du sous-préfet qui les portera à Paris au ministère de l’Intérieur, où seront choisis les otages.
On ne peut s’en tenir à l’exposé nu des faits. Depuis qu’il y a des guerres, les belligérants ont considéré comme otage des hommes, des notables désignés d’avance pour porter les conséquences des actes de leurs concitoyens contre l’ennemi. Ici, c’est après l’acte que sont choisis de prétendus otages et parmi les hommes qui ne peuvent matériellement en être solidaires. Quels hommes ? Des notables dont la perte aurait un caractère retentissant ? Non ! Des hommes qui portent le poids de leurs idées, qui sont choisis par ceux-là qui prétendaient assurer l’ordre, leurs ennemis politiques qui y trouvent l’occasion de vengeances personnelles. Parmi eux, il y a des étudiants, des ouvriers. Quelques-uns sont presque des enfants. Ce n’est plus le bourgmestre qui répond de ses concitoyens comme jadis. – Otages ? – Non. – Martyrs ? – Oui.
Ce même 20 octobre, les troupes allemandes prennent la garde du camp, à la place des gardes mobiles français. Les prisonniers sont consignés dans les baraques jusqu’au lendemain 9 heures. Vers 9 heures du soir les sentinelles tirent dans le camp, croyant voir une ombre ; une balle entre dans la baraque 10 et siffle aux oreilles d’un prisonnier couché.
Le lendemain, la garde allemande est relevée. Des rumeurs circulent. Les prisonniers apprennent le départ pour Paris du chef de cabinet du sous-préfet avec les dossiers. On prétend que trente otages doivent être désignés dans le camp. Dans la baraque 19, il y a vingt et un hommes : une indiscrétion a fait savoir que c’est de cette baraque que viendra le gros du contingent exigé. Vers 9 heures du soir, les soldats allemands reprennent la garde..
La veillée et la journée sinistres
Imaginez-vous la veillée dans la baraque 19. Voici ce qu’écrit de cette nuit un de ceux qu’on appellera les » rescapés » :
Nous discutons cette nuit assez tard et nul ne se fait d’illusion sur le sort qui nous attend. C’est bien une veillée funèbre. Néanmoins, aucun de nous ne manifeste d’angoisse, ni même de crainte. Sans crânerie, chacun attend la suite du drame et la seule appréhension que l’on puisse avoir et de laquelle on discute, c’est » Serons-nous guillotinés ou fusillés ? » Dans la nuit, un nouveau coup de feu est tiré sur une ombre imaginaire. Cela nous rappelle la façon dont nous sommes gardés et l’interdiction de sortir qui nous est faite. Granet, Timbaud, Michels, Auffret, Grandel, Bartoli, Barthélemy sont assis sur mon lit et chacun dit son mot ou son appréciation sur la situation…
Voici ce qu’il écrit du mercredi matin :
Le réveil est plus sombre qu’à l’ordinaire. Chacun sent peser la menace sur le camp. A 9 heures, nous allons chercher le café. Vers 10 heures, le sous préfet, le lieutenant Moreau, le lieutenant Tonga passent devant la baraque et vont examiner la porte du camp qui donne sur la route nationale. Examinent-ils la possibilité de faire passer des voitures par cette porte ? C’est possible. Quelques minutes après, le lieutenant Tonga réunit ses gendarmes pour leur passer de nouvelles consignes. Tous sont consignés au camp et la brigade qui avait été relevée a été ramenée au camp après un ordre reçu en cours de route. La plupart d’entre nous font des déplacements au camp P. 1 et, pour beaucoup, c’est revoir une dernière fois les camarades.
Midi. Nous nous mettons à table, et notre camarade Poulmarch, aidé par Michels, fait cuire du poisson qu’ils ont reçu. A 13 heures, le repas est terminé, beaucoup se mettent à écrire à leur famille. Maurice, Victor et Jacques se promènent ensemble. Timbaud et Granet se promènent avec Poulmarch. De la fenêtre, on a vue sur tout le camp P.2. Barthélemy, qui partage ma table et qui est en train d’écrire à sa femme emprisonnée à Niort, pousse une exclamation d’étonnement. Il est 13h30. Les gendarmes viennent en ordre et au pas de marche se ranger vers la porte qui ouvre sur notre camp, venant du P.2. L’adjudant de gendarmerie poste les hommes tous les dix mètres. A ce moment, les Allemands apparaissent, suivis du lieutenant Tonga(2). Un mot dans les baraques : » Ca y est, c’est pour nous, ils viennent nous chercher. »
Les lettres sont interrompus, ainsi que les promenades. Tous se précipitent aux fenêtres pour voir ce qui se prépare. Les Allemands installent un fusil-mitrailleur au milieu de la cour du camp P.2, face à la baraque centrale n°6. Tous les internés sont enfermés dans leurs baraques respectives, un gendarme à la porte. Le lieutenant Tonga, suivi de l’officier allemand et des gendarmes, va ouvrir la porte qui commande l’entrée de notre camp, et cette troupe se dirige vers notre baraque. Le lieutenant ouvre la porte, salue cérémonieusement. Il entre suivi de l’officier allemand. Il prononce ces mots : » Salut, messieurs ! Préparez vous à sortir à l’appel de votre nom ! » Nous sommes tous prêts, massés devant mon lit, qui est le premier à gauche en entrant. Le lieutenant appelle alors Michels, Timbaud, Poulmarch, Granet, etc. Après en avoir appelé seize dans notre baraque, il demande Delavaquerie. C’est Jacques qui répond : » Il est au camp P.1. » Aussitôt après, le lieutenant se retire en fermant la porte. Les camarades sont entraînés au camp P.2, dans la baraque 6. Les six qui restons, non appelés, nous nous regardons avec stupeur.
l’appel
L’appel se poursuit dans les autres baraques, deux sont pris ici, un là. Kérivel, David, Batard, Delavaquerie, Lefevre, Tellier, Laforge, Lalet, Le Panse, pourchasse, Môcquet, tous sont emmenés au camp P.2. En passant devant l’infirmerie, ils prennent aussi Gardette qui est malade.
Voici les vingt-sept enfermés dans la baraque 6. Chacun reçoit une feuille et une enveloppe pour écrire ses dernières volontés. Kérivel est autorisé à faire ses adieux à sa femme internée dans le même camp.
J’ai sous les yeux le récit des mêmes heures faites par un autre interné qui se trouvait dans la baraque 10. Il traduit aussi cette angoisse sourde et montante des deux journées, les bruits qui courent encore incertains, les signes précis d’un événement qu’on doit deviner sans en être sûr. Puis l’arrivée de l’officier et des gendarmes.
Quand s’ouvre la baraque 10, le sous-lieutenant Tonga lance sans hésitation, avec un sourire pincé, un seul nom : Guy Môcquet. Le nom est un couperet qui tombe sur chacun de nous, une balle qui perce chacune de nos poitrines. Il répond d’un seul : présent ! et comme sans réfléchir, droit, plus grand que jamais, notre Guy s’avance d’un pas rapide et assuré, dix-sept ans, plein d’insouciance et de vie ! A peine éveillé aux premiers rêves d’amour, il est parti, notre Guy, comme serait parti un peu de nous.
On cherche à se persuader dans les baraques que la parti n’est pas jouée ; cependant, suivant un autre témoignage, les otages étaient si sûrs de leur sort que Timbaud avait décidé de liquider toutes ses provisions en un bon repas et demandé à deux de ses camarades d’écrire à sa femme et à sa fille s’il lui arrivait quelque chose. D’autres camarades faisaient remarquer à Pesqu é qu’il serait prudent de fumer tout de suite ses trois paquets de tabac. Quant à Poulmarch, il se faisait disputer après le repas de midi pour ne pas avoir fait chauffer l’eau du thé : » Dépêche-toi au lieu de dormir ; nous n’aurons même pas le temps de boire le thé. » En effet, l’eau du thé est restée sur le feu.
» la marseillaise »
Maintenant, dans les baraques, on attend. Chaque porte, chaque fenêtre a été condamnée avec un lit dressé contre les parois. Ils voient le curé de Béré entrer dans le camp. Cela en dit long. Le curé de Châteaubriant s’est récusé. On voit passer Mme Kérivel, autorisée à voir son mari. L’espoir disparaît. C’est à 14h22 que le prêtre sort de la baraque 6. Cinq minutes plus tard, des camions allemands apparaissent sur la route. Alors, de la baraque monte : » La Marseillaise « . Tout le camp P.1 reprend le chant à son tour. Oh ! les avez-vous jamais bien entendues, ces paroles françaises :
Ils viennent jusque dans nos bras
Egorger nos fils, nos compagnes !
A 15 heures, les camions sont rangés devant la baraque 6.
Voici les termes mêmes du récit d’un des rescapés :
Le lieutenant ouvre la porte et commence le dernier appel. A l’annonce de son nom, chacun d’eux se présente. Les gendarmes fouillent, vident les poches et leur attachent les mains, puis les font monter dans les camions. Chaque camion prend neuf camarades ; ceux-ci n’arrêtent pas de chanter et nous font des signes d’adieu, car ils nous voient à la fenêtre. Ténine interpelle l’officier allemand : » C’est un honneur pour nous, Français, de tomber sous les balles allemandes. » Puis, désignant le jeune Môcquet qui n’a que dix-sept ans : » Mais c’est un crime de tuer un gosse !… »
préparatifs de départ
Il faudrait tout citer, chaque récit, car ils s’éclairent l’un l’autre. Dans cet autre, il y a des larmes aux yeux de ceux qui assistent impuissant au drame. Le geste instinctif de se découvrir quand éclate » La Marseillaise » des condamnés. Ah ! ce n’est pas César qui salue ceux qui vont mourir, mais la France, mais l’avenir du pays pour lequel ils meurent. Comme ils reconnaissent les voix lointaines, celles de Timbaud, de Mocquet ! Après » La Marseillaise « , il y a » Le Chant du Départ » et comment lire, dans ce texte d’un homme simple, sans en avoir les yeux humides, cette remarque : » Qu’ils sont beaux, ces vers ; Un français doit vivre pour elle ! Pour elle un Français doit mourir. » Puis vient » L’Internationale « . Et une seule voix, jeune fraîche, entonne » La Jeune Garde « . C’est Môcquet, pour sûr, le benjamin des otages. On en peut pas couper ce récit-là :
Par la fenêtre, nous voyons des ombres s’agiter à travers les interstices de la palissade. Nous devinons que nos camarades prennent place dans les camions. Nous nous massons aux fenêtres, côté nord, pour voir le départ de nos héros. Les gendarmes sont toujours là, impassibles, postés de dix en dix mètres. Plus loin, sous le mirador, on distingue les silhouettes sombres des soldats allemands casqués et armés. Une voiture à cheval entre. Elle ne va pas loin. Un gendarme arrête le cheval par la bride et lui fait faire demi-tour. Le temps est superbe, le ciel d’une pureté exceptionnelle pour un 22 octobre. Pas une âme qui vive. La consigne est parfaitement respectée dans notre quartier. Seul Kiki, notre petit fox-terrier, se roule dans l’herbe, heureux de s’étirer et de s’ébattre au soleil. A côté de la 9e, des pas martèlent le plancher. Enfin, » La Marseillaise « , une fois de plus, s’élève de l’autre côté des palissades. Les moteurs sont mis en marche. Les camions vont partir. » La Marseillaise » s’envole des camions, irrésistible, gagne tout le camp, baraque par baraque. Les gendarmes rendent les honneurs militaires à nos camarades quand ils montent dans les camions et au moment où ceux-ci s’ébranlent…
Alors, mus par le chant qui les a gagnés, ceux dont les camarades viennent de partir pour le supplice, tous se trouvent soudain hors des baraques. Ils sont quatre cents à chanter. Deux couplets, deux refrains de » La Marseillaise « .
le silence tombe sur les bourreaux
Le lieutenant Tonga qui, tout à l’heure, serrait les mains de l’officier allemand qui venait de prendre livraison des vingt-sept martyrs, est bien embarrassé, mais il montre aux détenus la sentinelle allemande, et déjà il siffle. Eux, les détenus, sur un mot d’ordre qui circule parmi eux, se taisent et le silence tombe sur les bourreaux. Il faudra bien que le lieutenant consente quelques renseignements. De groupe en groupe, on se les passe, ainsi que la liste des otages. Tonga leur a déclaré qu’ils seront fusillés dans une heure, à 16h15. Aussitôt, on décide de se rassembler à cette minute-là.
L’heure est lente et lourde à passer dans les baraques. C’est pendant cette heure-là que, pieusement, dans la baraque n°6, certains vont recopier les instructions laissées par les condamnés.
Les planches où ils ont marché, qu’ils ont touchées, sont découpées et mises à l’abri comme des reliques.
A 16h15, les voilà tous ensemble comme pour l’appel, tête nue ; en silence, trois cent hommes réunis par camp. Dans chaque camp, l’appel est fait. Au nom des fusillés, un camarade répond : » fusillé ! » Une minute de silence. Cérémonial simple, sobre, spontané. Ils l’ont naturellement inventé. Et peut-être inaugureront-ils, pour la suite des temps, la commémoration qui fera du 22 octobre de chaque année, un anniversaire pour tous les Français, le deuil, l’orgueil aussi, parce que vingt-sept Français sont morts comme on sait mourir chez nous.
De la soirée qui suit, que rapporter ? Seulement le courage de Mme Kérivel. Cette femme admirable, quand elle est venue à la cellule des condamnés embrasser son mari, prise de pitié à la vue du jeune Guy Môcquet, a proposé aux officiers de prendre sa place. On le lui a refusé. Maintenant son calme fait l’admiration de tous. Elle se promène sur la piste avec ses amis, » Pourquoi se frapper ? Nous ne sommes pas ici pour cueillir des fleurs, la vie continue. » Et elle dit aux femmes : » Surtout, faites votre fête dimanche, rien n’est changé ! » Elle tiendra ainsi toute la soirée : ce n’est que dans sa baraque que la fièvre s’emparera d’elle. Mais le lendemain la retrouvera debout, courageuse.
les yeux non bandés, les mains libres
C’est le lendemain que l’on apprend les détails de l’hécatombe. C’est dans une carrière de sable, à deux kilomètres de Châteaubriant, qu’ils ont été fusillés. Ils avaient traversé la ville en chantant » La Marseillaise » dans les camions. Les gens se découvraient sur leur passage. On imagine l’émotion qui régnait dans la ville. A la ferme voisine de la carrière, les paysans étaient consignés par les Allemands, portes et volets clos, une mitrailleuse braquée sur leurs portes.
Par un raffinement singulier, l’exécution a eu lieu en trois fournées. Il y avait trois rangées de neuf poteaux dans la carrière. Les exécutions ont été faites en trois salves : à 15h55, à 16 heures et à 16h10.
Les vingt-sept condamnés ont voulu aller à la mort les yeux non bandés et les mains libres. Ces hommes, en tombant, ont étonné leurs bourreaux. Ils ont chanté jusqu’à la dernière minute. Ils criaient : » Vive la France, vive l’U.R.S.S., vive le Parti communiste ! » Le docteur Ténine a dit à l’officier allemand qui commandait le peloton : » Vous allez voir comment meurt un officier français ! » Et le métallurgiste Timbaud, avec cette décision qu’il a toujours montrée dans la vie, a choisi pour sa dernière parole un cri bien particulier qui risque de rester comme un souvenir dans les cœurs des hommes qui ont tiré sur lui, Français : » Vive le Parti communiste allemand ! » Il avait demandé du feu à un gendarme pour fumer une dernière cigarette. Au départ, dans le camion, il a dit quelques mots sévères au lieutenant Tonga. Il est mort comme il a vécu. C’est une image qui restera de l’ouvrier français, notre frère.
Les gendarmes ont rapporté la montre de l’un, une lettre de l’autre, l’alliance d’un autre. Ils ont dit aux détenus ce qui se disait dehors. Eux-mêmes partagent l’émotion du camp et de la ville. La municipalité a refusé d’enfermer les corps dans les cercueils ignobles que les autorités allemande avait apportés. Les corps ont passé la soirée au château de la ville. On les dispersera le lendemain dans divers cimetières de la région. Les familles pourront y aller, mais elles ne sauront pas quelle tombe est la leur, car les cercueils ne porteront pas de noms, mais un numéro correspondant à un registre, pour plus tard… et c’est tout. A la carrière, les gens du pays se sont rendus nombreux, en pèlerinage ; on voyait encore les poteaux, le sang sur le sable. On sait maintenant que le même jour, à Nantes, vingt et un otages étaient tombés dans des conditions semblables. Quarante-huit en tout pour la journée du 22 octobre. Le dimanche suivant, plus de 5.000 personnes ont défilé dans la carrière et déposé des fleurs.
guy moquet fusillé evanoui
C’est d’un garde mobile que l’on tient les détails de l’exécution. Cet homme déclare que les vingt-sept victimes lui ont donné une leçon de courage ineffaçable.
Guy Môquet, qui avait eu une faiblesse au départ mais dont le courage avait été égal à celui des autres en chemin, s’est évanoui dans la carrière. Il a été fusillé évanoui. Dans le pays, on se répète les mots des martyrs. Le jour de la Toussaint, les défilés ont recommencé, une gerbe de fleurs a été déposée à l’emplacement de chaque poteau dans la carrière tragique, des bouquets ont été portés dans les cimetières. Les autorités allemandes ont interdit les défilés et fait une enquête pour rechercher » les coupables » qui avaient apportés les fleurs.
Un détail terrible : lors de la mise en bière, l’un des cadavres (on frémit de le reconnaître) était trop grand pour la caisse. Un Allemand pris une barre de fer pour l’y faire entrer. Comme le fossoyeur municipal qui était présent protestait, l’autre cria : » Kommunist , pas Français ! » Ce mot-là, oui, il faudra qu’aucun Français ne l’oublie. Les brutes qui sont venues chez nous, jusque dans la mort, disposer de la nationalité des nôtres, d’un enfant de dix-sept ans, nous apprennent par là même ce qui nous unit conter eux. Il est seulement étrange et monstrueux que le mot de cette brute, il puisse se trouver parmi nous des gens pour le reprendre. Nous n’oublierons pas qui a envoyé au poteau cet enfant et ses vingt-six camarades ; qui tranquillement, du bureau d’un de nos ministères, a jeté aux balles allemandes ceux qui devaient mourir » La Marseillaise » à la bouche et la France au cœur, parce qu’il pensait comme les bourreaux : » Communistes, pas Français !(3) »
quelques détails sur les victimes
Il faudrait parler de ces vingt-sept hommes. Comment ne pas marquer à leur tête le député Michels qui portait aux yeux des autorité françaises, le seul crime d’avoir voté contre la guerre, contre cette guerre à l’Allemagne : voici qu’il est tombé sous les balles allemandes, désigné par les autorités françaises. Il laisse une femme et deux enfants. A côté de lui, Poulmarch, secrétaire de syndicat à Ivry ; sa femme reste avec un enfant de six ans et deux personnes à sa charge. Voici le métallurgiste parisien Timbaud qui laisse une femme avec un enfant de treize ans, et deux jours de travail par semaine. Voici Vercruysse de Paris, mutilé de la face de l’autre guerre, qui laisse une femme sas ressource avec un enfant de huit ans. Les soldats du Kaiser n’avaient pu que le défigurer, ceux de Hitler lui ont donné le coup de grâce. Voici Granet de Vitry ; sa femme fait des ménages pour élever un enfant de onze ans. Barthélemy de Tours, retraité des chemins de fer, cinquante-sept ans, dont le fils est marié, mais la femme de ce fils a été emprisonnée à Niort, Bartoli, qui avait cinquante trois ans, une femme un enfant. Batard, d’Angers, lui, n’avait que vingt et un ans ; une mère le pleure. Bourbis, dont l’ordre de libération est arrivé le soir même de l’exécution, instituteur à Saint-Brieuc ; il laisse une femme institutrice et un enfant de six ans. Laforge, instituteur, devait comme lui être libéré. Il laisse une femme, professeur de lycée, et un enfant de dix-sept ans. C’est Lalet, étudiant de vingt et un ans, déjà marié, dont la libération est arrivé pendant qu’il écrivait ses dernières volontés : cela ne l’a pas sauvé du poteau. Lefèvre, d’Athis-Mons, nous laisse une femme et quatre enfants. Le Panse, de Nantes, laisse une femme malade avec deux enfants de cinq et trois ans. Môquet, notre Guy, comme disaient les camarades, le martyr de dix-sept ans, avait à sa charge sa mère et son jeune frère de 10 ans, son père étant lui aussi emprisonné. Pesqué docteur à Aubervilliers, cinquante-six ans, laisse un enfant. Pourchasse, trente-trois ans, laisse une femme sans ressource avec deux enfants de dix et quatre ans ; sa sœur a été arrêtée. Renelle, ingénieur de Paris, laisse une fille de vingt ans qui devra faire vivre sa grand-mère. L’artisan imprimeur Tellier, d’Amilly (Loiret) quarante-quatre ans, veuf. Le docteur Ténine, trente-cinq ans, celui qui dit : » Vous allez voir comment meurt un officier français ! » médecin à Anthony, fils d’un chauffeur de taxi qui, sans travail, était à sa charge, venait de perdre son fils de huit ans, quelques jours plus tôt ; on dit que sa femme, apprenant l’exécution quelques jours après ce terrible deuil, s’est tué volontairement(4). Voici Kérivel, dont la femme eut le triste privilège, prisonnière à Châteaubriant, de l’embrasser à la dernière heure. Voici Delavaquerie, qui avait dix-neuf ans et en paraissait quinze. Houyn-Kong-Ha, Annamite dont le pays a été livré au Japonais tandis que lui était livré aux Allemands et que sa femme était jetée en prison à Rennes. Voici David, Grandel, Guéguen, Gardette… Tous des gens pauvres qui vivaient de leur travail.
est-ce bien la France ?
Est-ce bien la France, direz-vous, où se passent des choses pareilles ? Oui, c’est la France, soyez-en sûrs. Car ces vingt-sept hommes représentent la France mieux que ceux qui les ont désignés aux bourreaux allemands. Leur sang n’aura pas coulé en vain : il restera comme une tâche indélébile au visage de l’envahisseur. Ce sang précieux, c’est le rouge de notre drapeau qu’il a reteint et qui, mieux que jamais, se marie au blanc et bleu de la France pour marquer l’unité de notre pays contre l’ennemi installé sur notre terre et la poignée de traîtres pourvoyeurs de ces bourreaux.
J’ai essayé, en groupant et simplifiant les documents que j’ai pu lire et qui nous ont appris ce qui s’est passé le 22 octobre 1941, au camp de Châteaubriant, de donner à mes lecteurs inconnus une image fidèle, une image type de ces tragédies françaises dont l’occupant et ses valets s’emploient à étouffer les déchirants échos. On ne sait que trop que vingt et une victimes tombaient le même jour à Nantes ; sans parler des martyrs de Bordeaux, de ceux de Paris. J’ai sous les yeux le rapport concernant la Vallée-aux-Loups sur le territoire de Malabry, entre Châtenay et Robinson. C’est là que se font d’innombrables exécutions dont il n’est jamais parlé et où le sang des soldats allemands est aussi très souvent versé par leurs maîtres nazis. Combien y a-t-il de lieux semblables dans nos campagnes, près de nos villes, où ces terribles scènes écrivent pour l’avenir l’histoire de l’héroïsme français, de la révolte qui commence à gronder dans le peuple allemand(5) ? C’est dans la grandeur, la noblesse, le courage de ces hommes qui tombent que nous puisons la meilleure leçon d’espérance. Ce sont eux qui n’en ont jamais douté qui nous ordonnent de croire à la destinée de notre pays. Ils n’ont pas capitulé devant le vainqueur, ils n’ont pas, une fois pour toutes, plié l’échine aux volontés du vainqueur comme ceux qui veulent nous faire croire que nous n’avons rien de mieux à faire que d’aider à consolider cette victoire contre la France. Leurs derniers mots, les lettres qu’ils ont laissées, sont inscrites au livre d’or de notre pays. A côté de ceux de Châteaubriant, de Nantes, de Bordeaux, de Paris, tombés sous les balles allemandes, il faut inscrire le nom de ceux qui, devant l’ennemi, ont été guillotinés comme des assassins par les soins de ces mêmes gens qui, lorsqu’ils sont las de faire la besogne eux-mêmes, font appel aux fusils de l’envahisseur. Le député Catelas a été guillotiné comme le député Michels a été fusillé. La fraternité de leur sort souligne la complicité des bourreaux. Retenons que dans la baraque de Châteaubriant, les futurs otages ne trouvaient pas d’autre sujet de discussion : sera-t-on fusillé ou guillotiné ? Pas plus qu’ils ne connaissaient l’officier allemand tué à Nantes, ils n’avaient de raison pour décider entre la guillotine et le peloton d’exécution, pour considérer comme légitime le supplice ordonné par Vichy ou Berlin.
La même émotion s’empare de nous lorsque nous lisons la lettre de Jacques Vogt ou les lettres d’Auffret, de Môquet, fusillés à Châteaubriant ou la lettre d’Henri Darracq fusillé à Caen en même temps que Sampaix et quelques autres.
L’élévation des sentiments de ces lettres frappe au-dessus de tout.
Certes, j’aurais voulu vivre, écrit Guy Môquet, mais ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose… Un dernier adieu à tous mes amis, à mon frère que j’aime beaucoup ; qu’il étudie pour être plus tard un homme. Dix-sept ans et demi, ma vie a été courte. Je n’ai aucun regret.
Et Henri Darracq à sa femme :
Notre bonheur a été de courte durée, amis enfin c’est avec la fierté du devoir accompli que je m’en vais. J’aurais pu être tué bêtement aussi en Tunisie ou ailleurs pendant la guerre…
Pour on fils, il ajoute :
Je ne sais quand tu liras ces quelques mots de ton père, mort sans presque t’avoir connu, mais en tout cas, sache qu’il s’en va la tête haute et qu’il mourra avec honneur…
Jacques Vogt :
A mes amis, adieu mes compagnons ! La vie s’achève pour moi. Je ne veux pas vous cacher l’émotion que je ressens. Pour mieux la ressentir, on nous a donné une journée de plus, voici la cinquième nuit d’attente et c’est pour nous dans deux ou trois heures. J’ai, paraît-il, été jugé. Heureusement, c’est un autre jugement qui m’intéresse, c’est le vôtre, celui de ceux que j’aime. Ne vous effrayez pas trop de mon sort. Je préfère ma place à celle de ceux qui m’y ont placé.
C’est les deux mains enchaînées que Vogt a écrit cela. Il a été guillotiné comme un brave.
A sa femme, à ses enfants, Auffret qui mourut à Châteaubriant écrivait :
Honnête homme, j’ai vécu attaché profondément à mes enfants chéris, à toi, ma femme bien-aimée. Je pars pour toujours , mais le courage ne me fait pas défaut. La mort ne me fait pas peur, crois-le bien ; j’ai confiance que vous vivrez tous dans un profond souvenir du digne disparu qui est votre bien…
C’est avec un déchirement que l’on s’arrête de reproduire ces documents poignants, qu’on doit pourtant se permettre d’y choisir, de se borner à quelques lignes quand ces mots sont le sang et la vie de nos martyrs, le message que par les leurs, ils nous ont laissé à nous tous, Français, hommes de toutes conditions, mais qui voulaient de toutes leurs dernières forces, inspirer, encourager, éclairer sur la voie de la libération française.
Aussi comprendra-t-on que j’aie voulu garder pour la fin le texte qui les résume toutes, qui exprime ce que chacun d’eux a senti palpiter vaguement à le dernière minute. C’est donner la parole à tous, et à ceux –là qui n’ont rien dit, qui sont morts dans le secret horrible des bourreaux, que de terminer ces pages par quelques lignes extraites de la dernière lettre de Gabriel Péri. On sait que Péri, député comme Michels et Catelas, ennemi juré de Hitler, haï par les traîtres à notre patrie, précisément parce que sa vie a été droite et qu’il n’a jamais varié dans sa voie, était depuis des mois entre les mains des hommes de Vichy qui cherchèrent jusque dans son cachot à l’acheter par un honteux marché de reniement. Ils pouvaient le faire condamner à mort par leurs juges, comme Catelas. Mais l’horreur soulevée en France par cet usage infâme de la guillotine les arrêtait. Dix fois, on laissa courir le bruit de sa mort. Une dernière fois, on vint lui mettre en main le marché de la trahison. Il refusa. Le lendemain, il était fusillé par les Allemands. Cela ne vous rappelle rien ? Il y avait une fois un certain Ponce Pilate qui ne pouvait pas condamner un nommé Jésus : il laissa faire le travail par un certain Caïphe. Mais ici, ce n’est pas l’occupant qui s’est caché derrière les autorités locales ; ce sont ceux-ci qui assassinent, enroulés dans » notre » drapeau (comme ils ont l’imprudence et l’impudence de le dire), qui ont remis à l’occupant les justes, soigneusement choisis par eux sur les pièces de leurs dossiers, et qui ont ensuite, comme Pilate crié très fort : » Nous vous lavons les mains du sang de ces justes ! » Voici les derniers mots de Péri :
Que mes amis sachent que je suis resté fidèle à l’idéal de ma vie, que mes compatriotes sachent que je vais mourir pour que vive la France. Je fais une dernière fois mon examen de conscience ; il est positif. C’est cela que je voudrais que vous répétiez autour de vous : je crois toujours cette nuit que mon cher Paul Vaillant-Couturier avait raison de dire que le communisme est la jeunesse du monde et qu’il prépare » des lendemains qui chantent « . Je me sens fort pour affronter la mort. Adieu, que vive la France !
Péri nous a dicté note destin : préparer des lendemains qui chantent !
Notes
(1) Comme tous les textes de la clandestinité reproduits dans ce livre, celui-ci est imprimé sans corrections, tel qu’il a été d’abord livré à la circulation. Il comporte quelques inexactitudes de détail. L’auteur n’a pas cru devoir les rectifier.
(2) …Lieutenant Tonga. C’est Touya qu’il faut lire. Le nom avait été altéré dans la transcription des documents reçus de Châteaubriant. Un singulier hasard fait que le jour où je corrige les épreuves de ce livre et y ajoute cette note, je lis dans les journaux du matin que le lieutenant Touya qui, à la Libération avait été placé en résidence surveillée à Saintes, puis libéré, va être promu capitaine et décoré de la Légion d’honneur.
(3) On sait aujourd’hui que Pucheu, de qui en Algérie justice devait être faite, était avant guerre l’homme qui pour les trusts remettait à Doriot l’argent de la trahison de classe et de la trahison nationale. Cette même main qui payait la provocation livra les patriotes aux balles allemandes. Comment aujourd’hui s’étonner des journaux que payent en France les patrons sains et saufs de Pucheu, et du travail qu’ils font, du langage de Goebbels par eux repris ?
(4) Heureusement inexact. Ce bruit m’était arrivé d’une source dont je n’avais pas de raison de douter. Quelques mois plus tard, Mme Ténine nous rendait visite à Nice, dans cette petite pièce où j’avais écrit les martyrs.
(5) J’ai laissé cette phrase comme je l’ai écrite alors, en février 1942, comme alors naturellement un Français devait l’écrire, pour qui il était impensable qu’il pût en être autrement