En quelques années, le théâtre contemporain, a été valorisé par toute la bourgeoisie, y compris celle du social-impérialisme soviétique et de ses alliés. Il est connu que c’est le « théâtre de l’absurde » qui a servi de détonateur, avec le thème de la « condition humaine » qui est alors devenu le mot d’ordre d’une bourgeoisie faisant de « l’angoisse » individuelle l’alpha et l’oméga de l’existence.

L’expression « théâtre de l’absurde » a été développée par le Juif hongrois Martin Esslin, qui a fui aux États-Unis en 1938. Dans son article de 1960 sur Le théâtre de l’absurde, il constate dans les premières lignes que :

« Les pièces de Samuel Beckett, Arthur Adamov, et Eugène Ionesco ont été jouées avec des succès surprenants en France, en Allemagne, en Scandinavie et dans les pays anglophones.

Cette réception est d’autant plus déroutante si l’on considère que les publics concernés ont été amusés par ces pièces qu’ils ont applaudies, tout en étant pleinement conscients qu’ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’elles signifiaient ou ce que leurs auteurs visaient. »

Cette incapacité du spectateur à la synthèse est également celle du metteur en scène bien entendu, mais également de l’auteur lui-même. Ni Ionesco, ni Beckett, ni Adamov, pas plus que Camus, n’ont ainsi considéré que leur théâtre relevait de l’absurde. Leur démarche est entièrement individualisée.

Samuel Beckett assume entièrement cela dans une lettre (à Michel Polac), en janvier 1952, au sujet d’En attendant Godot, une pièce où deux personnages attendent Godot, dont on ne sait pas ce qu’il est, ni s’il viendra voire même s’il existe.

Il reconnaît qu’il n’a pas d’avis sur le théâtre, qu’il n’y va pas et qu’il n’a pas d’avis sur sa propre pièce :

« Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot, dont vous me faites l’honneur de donner des extraits au Club d’essai, et en même temps mes idées sur le théâtre.

Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible.

Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.

C’est malheureusement mon cas.

Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce.

Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple.

Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.

Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible.

Je n’y suis plus et je n’y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes. »

Et, pourtant, malgré ce refus assumé d’être autre chose qu’un individu balançant son subjectivisme, avec En attendant Godot datant de 1952, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel dès 1969. La pièce reste emblématique du théâtre de « l’absurde » et l’une des plus jouées au monde.

Il en va de même avec Eugène Ionesco, qui commence en mai 1950 sa carrière avec La Cantatrice Chauve. Au début des années 1960 il est déjà connu de manière internationale chez les intellectuels bourgeois ; il intègre l’Académie française dès 1970, où son discours de réception est une valorisation du subjectivisme :

« Les théories de la littérature sont insuffisamment ou pas du tout scientifiques, malgré les efforts de quelques critiques d’aujourd’hui qui répètent, dans un autre langage, les erreurs de Taine ou de Brunetière. Tout n’est, en fait, que subjectivité. »

La valorisation sera similaire progressivement dans le bloc sous le contrôle du social-impérialisme soviétique. Le théâtre de l’absurde est valorisé dans les années 1960 comme l’expression d’une situation nouvelle, celle d’une humanité en « paix » sous l’égide des deux blocs, mais livrée à elle-même et à ce titre sans orientation pour l’avenir. Son existence est comme congelée.

C’est le théâtre d’un monde sous la coupe des superpuissances américaine et soviétique, où toute politique, toute idée, toute conception doit s’effacer devant leur bataille pour l’hégémonie, se réduire à une lecture individualisée, si possible dans le cadre d’une consommation élargie.

Le théâtre de l’absurde est à ce titre auréolé de toute une gloire intellectuelle et il va servir de marche-pied à un théâtre contemporain se généralisant d’autant plus que le mode de production capitaliste élargit ses champs d’activité, que les théâtres se multiplient, que la consommation de « culture » devient plus large. Les théâtres et plus globalement le « spectacle vivant » forme un espace toujours plus grand de subjectivisme directement lié à la consommation capitaliste.

Au sens strict, on peut dire que le théâtre, avec le théâtre contemporain, s’est dissous dans ce principe du « spectacle vivant ».


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