[Article publié dans la revue au format PDF « Crise » numéro 20]

1. La nature du régime russe

La bureaucratie capitaliste russe s’est jetée dans la guerre de par l’accumulation des pressions du mode de production capitaliste, dans le cadre du déclenchement de la seconde crise générale du capitalisme.

Cette accumulation des pressions a d’abord eu lieu à marche forcée et chaotique dans les années 1990, puis dans le cadre d’une mise en forme institutionnelle structurée autour de grands groupes monopolistiques, issus des conglomérats soviétiques privatisés, et du complexe militaro-industriel depuis le début des années 2000.

Cette bureaucratie soudant l’appareil de sécurité et de répression, issu de la décadence sociale-impérialiste de l’URSS révisionniste à partir des années 1960, aux oligarques, c’est-à-dire aux groupes semi-mafieux ayant mis la main sur les appareils de production industrielle ou minière dans la foulée de l’effondrement de l’Union soviétique, est donc directement le fruit, sinon l’aboutissement de la Perestroïka menée par Mikhaël Gorbatchev dans les années 1980.

Pour le dire de manière très claire, l’aspect principal à saisir pour comprendre la situation de la Russie aujourd’hui, et donc son engagement dans la guerre impérialiste contre l’Ukraine, c’est avant tout la réussite de son entrée et de son insertion dans le mode de production capitaliste.

On doit bien entendu comprendre que le capitalisme dont il est ici question est un capitalisme bureaucratique, appuyé sur une bourgeoisie faible, étroite et liée à un État militarisé. En ce sens, nous pouvons parler de « capitalisme national-bureaucratique ».

Ce capitalisme national-bureaucratique ne laisse aucun espace réel au développement d’une soi-disant « démocratie bourgeoise », c’est-à-dire d’un régime libéral sur le plan politique comparable aux États bourgeois plus avancés, comme ceux d’Europe de l’Ouest notamment.

Cela est d’autant vrai plus qu’il ne doit son émergence et son développement qu’à son insertion périphérique dans le capitalisme mondialisé, largement dominé par les pays occidentaux, qui conservent et entendent tout faire pour conserver une position hégémonique face à un pays comme la Russie.

La Russie est donc entrée dans le capitalisme par un chaotique mélange entre les magouilles et les corruptions souvent violentes prolongeant la Perestroïka, et par la « transition » économique vers une économie de rentes, minières et plus largement énergétiques, permettant le maintien d’une industrie se polarisant de plus en plus autour du complexe militaro-industriel.

On peut considérer cette émergence comme une sorte de succès si on s’en tient aux standards du capitalisme, et c’est ce que le régime de Vladimir Poutine, qui a structuré sous sa forme actuelle le capitalisme bureaucratique russe, a toujours entendu promouvoir. En cela, la Russie est conforme à d’autres États dits « émergents » dans le capitalisme mondialisé depuis les années 1980-1990, des États semi-capitalistes bureaucratiques semi-coloniaux comme l’Inde, le Brésil ou la Turquie voire l’Iran, avec lesquels on retrouve avec la Russie des traits communs sur tous ces plans.

Bien sûr, et forcément, des tensions ont été générées au fur et à mesure du développement de cette « émergence » de nombreux États comme puissance impérialiste (pour la Russie et la Chine), ou comme puissance expansionniste (comme l’Inde, l’Iran, le Brésil, la Turquie).

Des tensions externes tout d’abord, poussant ces pays à vouloir de plus en plus se faire une « place au soleil », alors que l’hégémonie militaire et diplomatique de l’Occident était de plus en plus contestée. Qui a vécu cette époque a forcément vu comment dans les années 2000 ces États ont entretenu l’idée d’une « mondialisation alternative » de manière toujours plus agressive.

Cela va aussi avec des tensions internes : avec l’émergence d’un marché national, il y a notamment l’élévation relative mais réelle du niveau de vie et la multiplication des contradictions démocratiques au sein du peuple, face à l’appareil d’État et face au capitalisme bureaucratique national, ses oppressions et sa corruption.

De toutes ces contradictions, c’est l’émergence de la Chine, ayant quasiment réussi à se hisser au niveau des pays les plus avancés du capitalisme, qui a les effets les plus dangereux. C’est aussi ce qui ouvre un espace aux confrontations de plus en plus directes entre pays capitalistes, avancés et émergents, en mesure de se jeter dans l’aventure impérialiste pour solder ces contradictions.

La Russie est donc avant tout un tel pays.

Cela dit, le développement du capitalisme national-bureaucratique russe s’est accompagné de celui d’une culture nationale propre et reformulée, en mesure de donner une certaine profondeur au processus et d’entraîner les masses à le soutenir. Cela était fondamentalement nécessaire car sans les masses, rien n’est possible.

Sur ce plan, le régime de Vladimir Poutine a ainsi permis à l’État russe de développer une quasi-idéologie pour habiller ce processus en lui donnant une perspective. La croissance économique et le retour à une certaine stabilité au début des années 2000 a permis aussi de donner un certain élan à cette idéologie.

Bien sûr, les commentateurs bourgeois n’ont ici rien compris à ce processus, cherchant tantôt à l’expliquer comme une sorte de retour au « stalinisme ».

Il est par là de fait en rien réellement question de l’héritage de Staline en terme socialiste, mais en l’espèce à la formation d’un régime centralisé, policier ou du moins répressif, et pratiquant le « culte de la personnalité », ou tantôt comme une sorte de retour à une « civilisation » russe profonde et millénaire dont, comme de bien entendu, tous les traits caractéristiques (c’est-à-dire en substance les mêmes que ceux du « stalinisme » de fantaisie précédemment évoqué, le christianisme orthodoxe en plus) se retrouvaient dans le régime actuel.

Il n’est dans un tel cadre pas question du mode de production capitaliste en tant que tel, sinon pour dire que cela expliquerait la « puissance » russe retrouvée, ni de la Perestroïka, sinon pour en déplorer « l’échec » bien peu vérifiable pourtant, ni bien sûr de l’impérialisme occidental et de ses permanentes provocations à l’égard de la Russie tout au long de ces années, notamment à travers l’action toujours plus agressive de l’OTAN.

Un Staline de pacotille ou un Ivan le Terrible de foire, ce sont les explications les plus significatives de notre bourgeoisie paniquée face à une Russie produite par le succès même de son développement capitaliste. Si on peut parler ici de succès bien sûr.

Il faut dire que le régime capitaliste bureaucratique de Poutine a tout fait de son côté pour aller dans ce sens sur le plan formel-idéologique. Mais de son point de vue, c’était là avant tout un processus interne destiné à gagner les masses et à les entraîner dans la fuite en avant quand les tensions se sont accumulées, jusqu’au déraillement actuel.

Il a ainsi déjà été analysé très exactement et précisément la question idéologique de l’Eurasianisme, comme vision du monde développée par le régime en direction des masses, et éventuellement du reste du monde. Mais cette idéologie intellectuelle semi-féodale manque de relais institutionnels pour enserrer franchement les masses.

Le régime ne contrôle ni complètement les médias, ni les structures éducatives, notamment universitaires, ni les organisations de jeunesse par exemple, en raison même des nécessités relatives du développement du capitalisme. Il entend donc surtout peser par la force de la propagande et des « valeurs » et représentations véhiculées comme partagées par la majorité, sinon l’ensemble, de la population russe.

On serait donc bien en peine de pouvoir structurer clairement et de manière doctrinale cette idéologie du régime, en ce qu’elle entend à la base même se définir de manière intuitive et élémentaire, comme étant un ensemble de certitudes et de valeurs partagées de manière « naturelle ».

Aussi longtemps que le régime était relativement dans son élan, cela pouvait en soi suffire à donner au moins l’illusion que le régime et les masses convergeaient de manière « naturelle » sur le plan idéologique et que cela donnait au régime sa légitimité.

Les pressions de l’OTAN dans le Caucase au début des années 2000, puis en Ukraine dans les années 2010 ont entraîné un mouvement vers la guerre, commencée dès 2008 en Géorgie, puis approfondie en 2014 avec l’annexion de la Crimée et le séparatisme des « Républiques du Donbass ».

Incapable d’assumer un capitalisme complet, le régime russe a développé toujours plus l’idée que son capitalisme bureaucratique était en soi une sorte d’horizon abouti, ce qui impliquait nécessairement de laisser toujours plus s’exprimer les tendances semi-féodales, déjà élancées depuis les tendances révisionnistes de l’URSS de la fin des années 1950.

À défaut d’aller à la post-modernité du capitalisme, à l’image des métropoles de celui-ci dans les pays avancés (ce que l’on peut appeler le « turbo-capitalisme »), l’appui aux tendances réactionnaires semi-féodales, une fois celles-ci soudées au capitalisme bureaucratique du régime, a donné un souffle romantique inspirant aux idéologues gravitant plus ou moins autour du régime.

Cette même tendance a permis de donner une profondeur pseudo-historique à la modernité relative du capitalisme russe national-bureaucratique, en masquant ses contradictions internes derrière une opposition externe artificielle au capitalisme post-moderne des métropoles du capitalisme avancé.

Bien sûr seul le matérialisme dialectique permet de comprendre cet état de fait et son absurdité : c’est pourquoi nous pouvons dire que dans notre situation historique, le capitalisme se fait désormais face à lui-même, de fait.

Les capitalistes de Russie pensent défendre des valeurs face à la décadence post-moderne des métropoles des pays avancés, dans le cadre arriéré de leur propre capitalisme bureaucratique. Les capitalistes des pays avancés pensent affronter un nouveau « Staline » ou un « tyran asiatique » propre à la civilisation russe « réveillée ».

À proprement parler, comme nous l’avons dit, on pourrait suivre un processus comparable par exemple dans des pays comme l’Iran ou la Turquie, avec ici la forme « islamiste » de ces « valeurs » opposées aux métropoles du capitalisme avancé.

C’est de fait là tout un ensemble de reflets différents dans la forme du même phénomène sur le fond de ces tensions, entre pays capitaliste aux niveaux de développement contrastés et pris dans le jeu déterminé de leurs propres contradictions internes, externes et selon la toile de relations toujours plus complexes et inextricables.

2. La nature de l’Église catholique-orthodoxe de Russie

Comme illustration de ce processus de pseudo-opposition idéologique concernant la Russie, il est ici significatif de prêter attention aux évolutions idéologiques de l’Église catholique-orthodoxe de Russie.

Rappelons brièvement que sur le plan historique, cette Église est détachée du patriarcat de Rome, c’est-à-dire de l’Église catholique latine dirigée par le Pape depuis le Vatican, et appartient formellement aux Églises orthodoxes de tradition « byzantine », dont elle est un prolongement.

D’ailleurs, sa fondation, située par la tradition à la fin du Xe siècle, s’est faite dans le cadre de la Kievskaja Rusʹ, la « Russie de Kiev », qui a été la commune matrice féodale des nations ukrainiennes et russes modernes.

Les relations avec les autres Églises orthodoxes se sont toutefois considérablement tendues depuis la première invasion de l’Ukraine en 2014, notamment avec les « Patriarcats arabo-grecs », qui revendiquent sur le « Patriarcat » de Moscou une antériorité traditionnelle devant s’imposer à lui.

Ces Patriarcats sont : Antioche, Jérusalem, Alexandrie auquel il est suggéré d’ajouter Chypre pour remplacer Rome. Mais cela est l’avenant selon les versions.

Il y a ici la question de ce que ces Églises appellent « l’autocéphalie », c’est-à-dire une relative autonomie dans leur gestion interne, avec la reconnaissance d’une allégeance à un « Patriarcat » supérieur.

En théorie, les Églises autocéphales deviennent des membres de droit du « concile » des Églises orthodoxes selon le principe que l’Église russe appelle de son côté le « sobornost », ou Assemblée conciliaire des Églises, chacune en étant un membre égal aux autres en théorie, selon l’ordre de leur fondation.

Le Patriarcat de Constantinople, siégeant dans le quartier du Pharnar à Istanbul, dont le titulaire actuel est le Patriarche Bartholomée, se revendique de plus en plus depuis la fin des années 1990 comme pleinement œcuménique, c’est-à-dire qu’il aurait, lui seul ou avec les quatre autres patriarches « apostoliques » la pleine direction des Églises orthodoxes.

Le plus important est que cela revient à nier l’idée du « sobornost » défendu par l’Église russe.

En 1996, le Patriarche de Constantinople a ainsi détaché du Patriarcat de Moscou l’Église orthodoxe d’Estonie de manière complètement unilatérale.

Ceci dit, face à ces prétentions, la juridiction du Patriarcat de Moscou, et des Églises autocéphales qui en sont les satellites, est sans commune mesure avec celle des autres Patriarcats orthodoxes, y compris celui prétendument « œcuménique » de Constantinople.

Le Patriarcat de Moscou dispose d’une surface quasiment planétaire, recouvrant la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, le Japon, la Chine, la Mongolie, avec des antennes dans presque tous les pays.

Par exemple, près de 10% des chrétiens en Italie se déclarent aujourd’hui orthodoxes, et pour beaucoup d’entre eux, liés à Moscou.

Le Patriarcat de Moscou est aussi parvenu à étendre son influence hors de sa juridiction traditionnelle, par exemple, les quelques 250 000 Gagaouzes ou Gök-Oguz d’Ukraine et de Moldavie ont rallié son obédience dans les années 1990 plutôt que celle de Constantinople.

Mais une rupture nette a été engagée en 2018, lorsque le Patriarche de Constantinople Bartholomée a reconnu unilatéralement l’autocéphalie de l’Église d’Ukraine, et son rattachement à sa juridiction. Ce schisme n’a eu jusqu’alors qu’un succès limité, la plupart des cadres religieux et des fidèles orthodoxes d’Ukraine étant restés dans le giron de l’Église russe, mais sur le plan symbolique, ses effets ont été désastreux.

Cela d’autant plus que le Patriarche Bartholomée a le soutien appuyé du Pape catholique de Rome, semblant ainsi constitué un « front » contre l’Église russe.

Naturellement, le Pape catholique de Rome est également en première ligne dans le soutien au régime ukrainien, parlant au sujet de l’invasion russe d’un « massacre insensé, où chaque jour se répètent des horreurs et des atrocités », faisant en sorte fin mars 2022 de réaliser un « Acte solennel de consécration de l’humanité, et particulièrement de la Russie et de l’Ukraine, au cœur immaculé de Marie », étant en relation avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, etc.

Il y a là une concurrence religieuse acharnée. C’est que largement soutenue par le régime de Poutine, l’Église russe est en plein essor depuis la fin des années 1990, y voyant une sorte de réveil messianique dans le cadre de la modernité relative du capitalisme bureaucratique russe : de nombreuses fondations nouvelles ont été mises en place, le nombre de fidèles a augmenté, des écoles théologiques de haut niveau, comme l’Institut des Hautes Études Saints Cyrille et Méthode, ont ouvert, formant même désormais des cadres femmes et dont les diplômes sont mêmes reconnus par l’État.

L’Église russe constitue donc pour le régime une institution de choix pour le relais de sa propagande auprès des masses. Et de fait, la conjonction s’est opérée, l’une et l’autre allant dans le même sens. L’Église russe a ainsi progressivement mis au point une notion idéologique destinée à justifier l’hégémonie russe et sa dignité : celle de Russkii mir ou de « Monde russe », qui postule que la Russie est la dépositaire impériale de la véritable chrétienté, comme bastion eschatologique de la vertu.

Dans cette perspective, Kiev est vue comme le berceau de l’orthodoxie russe, et toute velléité de détachement de l’Ukraine est considérée comme un assaut impie contre le bastion russe, et donc contre Dieu au bout du compte.

La tentative de schisme de l’Église ukrainienne opérée en 2018 par le Patriarcat de Constantinople a donc été analysée dans ce cadre comme une illustration de la faillite de toute la chrétienté non russe, même orthodoxe, laissant le Patriarcat de Moscou comme seul et unique dépositaire de la foi orthodoxe et catholique.

C’est pourquoi l’Église russe a par exemple immédiatement rattaché toutes les Églises orthodoxes d’Afrique à sa juridiction, les coupant du Patriarcat d’Alexandrie, allié de Constantinople dans cette affaire, au point que cette dernière Église parle même d’une « invasion russe » en Afrique, accompagnant la présence militaire et parfois économique de l’État russe (notamment concernant l’accès à certaines ressources minières comme la bauxite en Guinée).

Il est aussi à noter que la direction de cet « exarchat » dissident en Afrique, c’est-à-dire de cette antenne de l’Église orthodoxe inféodée à Moscou, a été confiée à l’archevêque Léonide d’Erevan et d’Arménie, avec le titre d’exarque patriarcal d’Afrique, ayant la charge d’administrer le diocèse du nord de l’Afrique et, à titre temporaire, celui du sud du même continent. Ce cadre religieux n’est pas un membre de l’Église apostolique d’Arménie, majoritaire en Arménie, mais ce choix illustre aussi à sa manière la satellisation de cet État en vue de consolider le bloc russe dans le Caucase.

Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine toutefois, l’Église russe n’a pas produit ouvertement de doctrine permettant d’alimenter le mysticisme « géopolitique » de l’Eurasianisme appuyé par le régime, se contentant d’entretenir et de développer sa position traditionnelle-féodale de la Sainte Russie comme « troisième Rome » et bastion de la véritable chrétienté.

3. Le ralliement de l’Église russe au régime

Le tournant de 2018 a ouvert un espace au développement de la tendance à la guerre, appelant nécessairement le capitalisme national-bureaucratique russe à structurer de manière plus élaborée son idéologie. En ce sens, Vladislav Sourkov, a formulé dès ce moment très clairement les choses.

Vladislav Sourkov est à la base un agent de la Perestroïka, notamment formé dans le cadre de la firme Transneft, entreprise monopolistique de l’exploitation pétrolière liée au régime. Il est lui-même d’origine tchétchène, et surtout connu pour avoir conceptualisé les notions de « verticale du pouvoir » et de « démocratie souveraine » produite par le régime national-bureaucratique de Vladimir Poutine pour se définir au début des années 2000.

Voici comment il expose les choses :

« La solitude ne signifie pas l’isolement total, mais l’ouverture infinie n’est pas envisageable non plus : chacune de ces options reviendrait à reproduire des erreurs passées. Or, le futur connaîtra ses propres erreurs ; celles du passé ne lui sont d’aucune utilité.

La Russie, sans aucun doute, va commercer, attirer des investissements, échanger des savoirs, combattre (car la guerre est aussi une manière de communiquer), prendre part à des projets communs, intégrer des organisations, rivaliser et collaborer, susciter de la peur et de la haine, de la curiosité, de la sympathie, de l’admiration. Seulement, elle le fera sans faux objectifs et sans désamour de soi.

Cela sera difficile. Plus d’une fois nous reviendra ce grand classique de la poésie nationale : « Tout autour, des ronces, des ronces, des ronces… mais putain, quand viendront les étoiles ? »

Ça sera quelque chose à voir… Et il y aura des étoiles. »

Cet intellectuel de grande envergure pour le régime pose ainsi clairement dès 2018 la tendance à la guerre dans le cadre d’un partage du monde capitaliste assumé, qui prendra selon lui la forme pour la Russie non d’un impérialisme de conquête, mais plutôt d’un repli, d’un isolement, assumant sa position eurasiatique. Reste donc à définir les limites de cette position « géopolitique », impliquant forcément l’Ukraine, et à donner la perspective, les « étoiles » ainsi qu’il le formule de manière poético-romantique, pour entraîner les masses dans cette fuite en avant.

Ce sont ces mêmes sinistres étoiles noires de la guerre impérialiste que le Patriarche de Moscou, Cyrille, entend allumer comme autant de cierges devant guider le peuple russe dans les ténèbres de l’effondrement du capitalisme, entraîné toujours davantage dans la crise qui le conduit à la guerre impérialiste générale.

Le Patriarche Cyrille a ainsi prononcé une homélie, alignant définitivement l’Église orthodoxe russe sur le régime après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, le 6 mars 2022, soit le dimanche de la Saint-Jean, (« dimanche du pardon » pour l’Église orthodoxe de Russie), dernier dimanche avant le Carême, qui est dans la perspective idéologique-religieuse du christianisme orthodoxe-catholique, un temps mystique de rédemption, de purification, avant l’entrée, par le Sacrifice du Christ, dans le monde du Royaume des Élus.

Voici comment il présente la chose :

« Il s’agit de quelque chose d’autre et de bien plus important que la politique. Il s’agit du Salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur, qui vient dans le monde en tant que Juge et Créateur de la création. »

La guerre en Ukraine n’est donc pas moins selon le Patriarche, considéré comme un guide religieux par des millions de personnes en Russie et dans les pays de sa juridiction, qu’une épreuve de vérité eschatologique, devant révéler au monde et devant Dieu qui sont les fidèles, et qui sont les infidèles.

C’est d’ailleurs pour appuyer cette dimension mystique abstraite que le Patriarche Cyrille a commencé son propos par une métaphore construite sur le printemps, afin de naturaliser sa perspective, de faciliter son impression dans l’esprit des masses comme une chose prolongeant les sens, la perception, donnant à sa perspective mystique une prétendue profondeur, et donnant au réel une dimension « spirituelle » qu’il prétend décoder, en proposant ainsi d’élever en apparence la conscience :

« De nombreux adeptes considèrent le carême comme un printemps spirituel. Il coïncide avec le printemps de la vie physique et est en même temps considéré par la conscience de l’Église comme un printemps spirituel.

Et qu’est-ce que le printemps ? Le printemps est la renaissance de la vie, le renouveau, une nouvelle force. Nous savons que c’est au printemps que la sève puissante éclate à dix, vingt, cent pieds de haut, donnant vie à l’arbre.

C’est en effet un étonnant miracle de Dieu, un miracle de la vie. Le printemps est la renaissance de la vie, un certain grand symbole de la vie. Et c’est pourquoi ce n’est pas tout à fait par hasard que la principale fête de printemps est la Pâque du Seigneur, qui est aussi un signe, un gage, un symbole de la vie éternelle.

Et nous croyons qu’il en est ainsi, et cela signifie que toute la foi chrétienne, que nous partageons avec vous, est la foi qui affirme la vie, qui est contre la mort, contre la destruction, qui affirme la nécessité de suivre les lois de Dieu pour vivre, pour ne pas périr dans ce monde, ni dans l’autre. »

Il faut souligner ici à quel point les analystes bourgeois manquent complètement la substance idéologique de cette perspective.

C’est du moins, et logiquement d’ailleurs, ceux de la couche intellectuelle de la bourgeoisie en France qui représentent son aile libérale « post-moderne », en particulier les intellectuels, très en vue dans le milieu de l’analyse « géopolitique » de l’actualité, participant au site « le Grand Continent », qui connaît un énorme succès. Ce site a d’ailleurs fort justement proposé une traduction en français de ce sermon, avec ce qui est présenté comme une analyse linéaire de mise en perspective de celui-ci.

On peut trouver utile le travail de traduction et de publication, gratuite, ce qui est à saluer, mais la superficialité de l’analyse mériterait à elle seule un article, tellement elle est significative de l’incapacité des intellectuels bourgeois de saisir le réel. Cela signifie que forcément la revue Crise ne pourra que croître, car comprendre le réel implique une juste possession de la science, appuyée sur une ligne idéologique solide, articulée à la pratique et à la connaissance des masses, arrimée à elles.

Les intellectuels bourgeois proposent ainsi de réduire le sermon à un « discours », en prétendant déconstruire son « complotisme », sa mauvaise foi, son alignement complet sur l’idéologie du régime (ce qui est ici la seule chose exacte), sans manquer de préciser comme « au temps de l’Union soviétique », mais sans préciser non plus de quel temps de l’URSS il est ici question. Mais on saisit de toute façon le clin d’œil « anti-totalitaire » propre aux libéraux post-modernes.

Le plus grave, est de penser que ce sermon ciblerait les orthodoxes d’Ukraine comme « l’ennemi à abattre », faisant dire au Patriarche ce qu’il ne dit pas, de manière très significative, car en fait le Patriarche Cyrille dit très clairement au sujet des adversaires de la Russie dans cette guerre :

« Nous ne condamnons personne, nous n’invitons personne à monter sur la croix, nous nous disons simplement : nous serons fidèles à la parole de Dieu, nous serons fidèles à sa loi, nous serons fidèles à la loi de l’amour et de la justice, et si nous voyons des violations de cette loi, nous ne supporterons jamais ceux qui détruisent cette loi, en effaçant la ligne de démarcation entre la sainteté et le péché, et surtout ceux qui promeuvent le péché comme modèle ou comme modèle de comportement humain. »

Il n’y a pas ici l’ombre de la construction d’un ennemi au sens par exemple où le fascisme le construirait. C’est même là l’illustration d’une perspective mystique-religieuse qui différencie de manière caractéristique cette proposition idéologique avec celle que proposerait une ligne nationaliste de type fasciste, qui serait d’ailleurs plutôt le propre d’un État avancé du capitalisme, qui disposerait d’un appareil policier plus développé et aurait à faire face à une société civile plus complexe.

Dans le principe, une énorme partie des masses de la planète se retrouverait dans l’esprit de ce sermon. Il pourrait tout aussi bien s’énoncer dans le cadre de l’islam ou du nationalisme « néo-confucéen » du régime chinois par exemple. Adressé aux Ukrainiens, dont une partie importante se considère comme fidèles de l’Église orthodoxe liée au Patriarcat de Moscou, il en appelle au rejet du schisme, à l’unité et à la fidélité, au nom de la pureté théologique et morale qu’incarnerait l’Église russe.

Il ne s’agit pas de désigner un ennemi, mais de lutter pour des « valeurs ». C’est là une perspective semi-féodale anti-moderne qui se distingue justement du fascisme au sens strict. Ne pas le comprendre, c’est prouver que l’on ne comprend ni le fascisme, ni même la pensée semi-féodale des religions, sur laquelle s’appuient volontiers les régimes du capitalisme bureaucratique comparables à la Russie pour se donner une profondeur et une perspective idéologique.

Cela ne veut pas dire que cette ligne ne peut dériver éventuellement vers un régime authentiquement fasciste. C’est là une étape qualitative dans l’effondrement d’un régime du mode de production capitaliste. Et c’est une étape qu’il faut prendre au sérieux, car elle cherche à se donner une charge culturelle très précise :

« Aujourd’hui, il existe un test de loyauté envers ce pouvoir, une sorte de laissez-passer vers ce monde « heureux », un monde de consommation excessive, un monde de « liberté » apparente. Savez-vous ce qu’est ce test ?

Le test est très simple et en même temps terrifiant : il s’agit d’une parade de la gay pride. La demande de nombreux pays d’organiser une gay pride est un test de loyauté envers ce monde très puissant ; et nous savons que si des personnes ou des pays rejettent ces demandes, ils ne font pas partie de ce monde, ils en deviennent des étrangers.

Mais nous savons ce qu’est ce péché, qui est promu par les soi-disant « marches de la fierté » (gay pride). C’est un péché qui est condamné par la Parole de Dieu – tant l’Ancien que le Nouveau Testament. Et Dieu, en condamnant le péché, ne condamne pas le pécheur. Il l’appelle seulement à la repentance, mais ne fait en aucun cas du péché une norme de vie, une variation du comportement humain – respectée et tolérée – par l’homme pécheur et son comportement.

Si l’humanité accepte que le péché n’est pas une violation de la loi de Dieu, si l’humanité accepte que le péché est une variation du comportement humain, alors la civilisation humaine s’arrêtera là.

Et les gay pride sont censées démontrer que le péché est une variante du comportement humain. C’est pourquoi, pour entrer dans le club de ces pays, il faut organiser une gay pride. Pas pour faire une déclaration politique « nous sommes avec vous », pas pour signer des accords, mais pour organiser une parade de la gay pride.

Nous savons comment les gens résistent à ces demandes et comment cette résistance est réprimée par la force. Il s’agit donc d’imposer par la force le péché qui est condamné par la loi de Dieu, c’est-à-dire d’imposer par la force aux gens la négation de Dieu et de sa vérité. »

Si le Patriarche Cyrille relie la guerre en Ukraine à la Gay Pride (qui d’ailleurs n’existe plus, ayant été liquidé par le turbocapitalisme et remplacé par la « pride » LGBTQ+), ce n’est pas par « complotisme », mais par pure idéologie. Dans toute sa perspective, les fidèles orthodoxes en Ukraine sont soumis à un assaut des puissances avancées du capitalisme, en externe comme en interne.

Et c’est la dimension « post-moderne » du turbo-capitalisme qu’entend dénoncer le Patriarche, évacuant d’emblée la question du mode de production dans l’intelligence du processus qui a conduit à la guerre, pour redimensionner la question sur le plan des « valeurs ».

Cela lui permet aussi justement de ne nommer aucun ennemi, car cette perspective se pose comme universelle, et le Patriarche Cyrille sait bien par exemple que dans les pays du capitalisme avancé, il y a aussi une lutte d’appareil qui est mené par la bourgeoisie conservatrice et nationaliste-populiste sur ce terrain contre les théories post-modernes de la bourgeoisie libérale.

C’est aussi un aspect qui rend inutile la perspective strictement fasciste dans sa dimension interne, en ce que la lutte opposant formellement une tendance de la bourgeoisie à une autre, l’antagonisme du Socialisme n’a pas besoin de s’exprimer encore avec toute sa force.

La « Gay Pride » est donc brandie comme effigie symbolique de cette décadence des valeurs qui perdrait les infidèles ou les égarés de l’Église universelle, dont le Patriarcat de Moscou serait le bastion seul en mesure de défendre la « pureté » chrétienne. Le capitalisme n’est pas remis en cause, ni les pays occidentaux, ni même d’ailleurs fondamentalement l’Ukraine, qu’il s’agit de libérer de cette décadence et d’y construire un régime moral fidèle et vertueux, dont le Patriarche dresse ainsi les caractéristiques :

« Lorsque vous demandez pardon à quelqu’un qui a enfreint la loi ou vous a fait du mal et injustement, vous ne justifiez pas son comportement mais vous cessez simplement de le haïr. Il cesse d’être votre ennemi, ce qui signifie que par votre pardon vous le livrez au jugement de Dieu. C’est la véritable signification du pardon mutuel pour nos péchés et nos erreurs.

Nous pardonnons, nous renonçons à la haine et à l’esprit de vengeance, mais nous ne pouvons pas effacer la faute humaine au ciel ; c’est pourquoi, par notre pardon, nous remettons les fautifs entre les mains de Dieu, afin que le jugement et la miséricorde de Dieu s’exercent sur eux.

Pour que notre attitude chrétienne à l’égard des péchés, des torts et des offenses des hommes ne soit pas la cause de leur ruine, mais que le juste jugement de Dieu s’accomplisse sur tous, y compris sur ceux qui prennent sur eux la plus lourde responsabilité, creusant le fossé entre les frères, le remplissant de haine, de malice et de mort. »

L’armée russe et le régime de Vladimir Poutine exercent selon cette perspective une mission divine et en ce sens, civilisatrice. C’est précisément pourquoi toute cette idéologie est criminelle, en ce qu’elle vise à paralyser les masses derrière l’armée et le régime.

Autant on peut dire que l’Église russe entend lutter contre une notion universelle, le péché, en s’appuyant sur l’État russe dans sa forme capitaliste nationale-bureaucratique, ce qui est déjà en soi une totale chimère, autant cet État décadent lui ne peut que lutter contre les masses et leur inévitable tendance à la Démocratie et à la Paix.

En externe, le Patriarche Cyrille lève le drapeau noir de la Réaction et du conservatisme, qui trouvera des échos partout dans le monde, aidant la Russie à solidifier son bloc et à alimenter son élan guerrier.

Et dans le même mouvement, l’Église russe offre en interne à l’État et au régime de Vladimir Poutine le temps, les moyens et un espace pour développer son système policier, traquer les opposants, étouffer la société civile, si étroite fut-elle en Russie. Dès lors, à mesure que grandira l’opposition populaire, y compris d’ailleurs aussi celle de la bourgeoisie libérale et de la petite-bourgeoisie urbaine en Russie, le régime construira sa figure de l’ennemi interne. C’est là que se place la perspective qui mènera précisément au fascisme en tant que tel.

L’offensive culturelle à laquelle le Patriarche Cyrille participe est à prendre pour ce qu’elle est : un habillage idéologique permettant au régime de contourner les causes matérialistes de la guerre et de donner un souffle pseudo-romantique, une charge civilisatrice à celle-ci en ciblant le turbo-capitalisme post-moderne comme l’adversaire, espérant rallier à cette cause tous les courants semi-féodaux et conservateurs qui se reconnaîtront dans cette lutte, et qui entendent eux aussi résoudre les contradictions du mode de production capitalisme en le « purifiant » d’une façon ou d’une autre.

C’est aussi pourquoi cette offensive est une déclaration de guerre à toute perspective révolutionnaire, toute perspective de guerre populaire menée en Russie selon une ligne démocratique, visant à abattre le régime et le complexe militaro-industriel et policier qui précipite la Russie dans l’abîme.

L’Église russe a choisi clairement son camp. C’est un coup porté au peuple en Russie. C’est aussi un pas en avant dans son inévitable prise de conscience de la nécessité de la révolte et de la lutte.

Pour nous en France et en Belgique, c’est un signal envoyé aux forces réactionnaires pour rendre responsables de la guerre les libéraux post-modernes, notamment pro-américains, et renforcer de toute façon la tendance au durcissement de l’État bourgeois et à l’affirmation de son complexe militaro-industriel.


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