Après la période des années 1920 qui fut marquée par le développement des tendances cubo-futuristes relativement organisées (constructivisme, suprématisme, etc.) et la question des compagnons de route de la révolution socialiste de 1917, le Parti Communiste de Russie (bolchévik) décida que le moment était venu de réaliser un saut qualitatif.
La figure clef dans ce processus est l’écrivain Maxime Gorki, qui est le principal contributeur à l’émergence du concept de réalisme socialiste, notamment par un article comme « Comment j’ai appris à écrire », publié le 30 septembre 1928 à la fois dans la Pravda et les Izvestia.
Gorki y expose la nécessité d’assumer l’héritage, et de dépasser le clivage entre le réalisme et le romantisme ; il formule ainsi le chemin pour une littérature vivante, partisane, collant à la réalité. En ce sens, Gorki reprend directement la conception formulée par Lénine dans Tolstoï, miroir de la révolution russe.
On y trouvait exprimé toute la conception léniniste de la théorie comme reflet de la réalité, avec une évaluation matérialiste dialectique des différents aspects.
Lénine, dès le début de Tolstoï, miroir de la révolution russe, expliquait justement la complexité du reflet :
« Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.
Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.
Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses oeuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution. »
Ce faisant, Lénine procédait à une présentation du double caractère de Tolstoï, dans un modèle d’évaluation matérialiste dialectique :
« Les contradictions dans les œuvres, les opinions et la doctrine de l’école de Tolstoï sont, en effet, criantes. D’une part, un artiste génial qui, non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des œuvres de premier ordre. D’autre part, un propriétaire foncier faisant l’innocent du village.
D’une part, une protestation d’une énergie remarquable, directe et sincère contre l’hypocrisie et la fausseté sociales ; de l’autre, un « tolstoïen », c’est-à-dire cet être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe, qui, se frappant publiquement la poitrine, dit : « Je suis un méchant, je suis un vilain, mais je m’occupe d’autoperfectionnement moral ; je ne mange plus de viande et je me nourris maintenant de boulettes de riz.»
D’une part, la critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie de la justice et de l’administration de l’État, la révélation de toute la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de la sauvagerie et des souffrances des masses ouvrières ; d’autre part, l’innocent qui prêche la « non-résistance au mal par la violence. »
D’une part, le réalisme le plus lucide, l’arrachement de tous les masques quels qu’ils soient ; d’autre part, la prédication d’une des choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à savoir : la religion, la tendance à substituer aux popes fonctionnaires d’Etat des popes par conviction, c’est-à-dire une propagande en faveur du règne des popes sous sa forme la plus raffinée et, par suite, la plus abjecte. »
Cependant, l’œuvre de Tolstoï est un reflet, et il faut le considérer tel quel :
« les contradictions dans les vues et les enseignements de Tolstoï ne sont pas l’effet du hasard, elles sont l’expression des conditions contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le dernier tiers du XIXe siècle.
La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer du servage avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise à sac. Les vieux fondements de l’économie paysanne et de la vie paysanne, qui s’étaient maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable.
Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe.»
Il ne faut donc pas comprendre l’artiste tel que lui s’est compris ; vue de l’extérieur, la question risque d’amener à des erreurs d’interprétation :
« Tolstoï prête à rire en tant que prophète qui aurait découvert de nouvelles recettes pour le salut de l’humanité, – et c’est pourquoi ils sont vraiment pitoyables, les « tolstoïens », étrangers et russes, qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus faible de sa doctrine. Tolstoï est grand comme interprète des idées et des états d’âme qui se sont formés chez les millions de paysans russes, à l’avènement de la révolution bourgeoise en Russie. »
Ce qu’il faut, c’est voir la portée historique de ce que représente l’oeuvre, sa signification dans la correspondance avec la matière en mouvement :
« Le désir de balayer d’une façon radicale et l’Église officielle et les grands propriétaires fonciers et le gouvernement de ces propriétaires fonciers, d’anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de propriété foncière, de nettoyer la terre, de créer à la place de l’État policier de classe une communauté de petits paysans libres et égaux en droits, – ce désir traverse comme un fil rouge toute l’action historique des paysans dans notre révolution, et il n’est pas douteux que le contenu idéologique des écrits de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu’à l’« anarchisme chrétien » abstrait, comme on définit parfois le « système » de ses idées.»
La grandeur d’une œuvre peut donc tenir à la représentation de la faiblesse d’une époque, selon le principe du typique :
« Les idées de Tolstoï sont le miroir de la faiblesse, des insuffisances de notre insurrection paysanne, le reflet de l’apathie de la campagne patriarcale et de la lâcheté foncière du « moujik aisé ». »
« Le soldat était rempli de sympathie pour la cause paysanne ; ses yeux s’allumaient au seul mot de terre. Plus d’une fois, le pouvoir passa, dans l’armée, aux mains de la masse des soldats – mais il n’y eut presque pas d’utilisation résolue de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ; au bout de quelques jours, quelquefois au bout de quelques heures, après avoir tué quelque chef haï, ils rendaient la liberté aux autres, entraient en pourparlers avec les autorités et se laissaient ensuite fusiller, fouetter, se mettaient de nouveau sous le joug – tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï ! »
En définitive, Lénine suit donc l’enseignement de Friedrich Engels, qui considérait Balzac comme :
« l’un des plus grands maîtres du réalisme, bien plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir (…).
Son œuvre capitale est une constante élégie sur l’irrémédiable déclin de la bonne société ; ses sympathies se tournent entièrement vers la classe condamnée à s’éteindre. Mais malgré tout, sa sature n’est jamais aussi tranchante, son ironie jamais plus amère qu’au moment où il met en mouvement les seuls hommes et femmes avec qui il sympathise le plus profondément – les nobles (…).
Que Balzac ait donc été contraint d’aller à l’encontre de ses propres sympathies sociales et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu la nécessité de la chute de ses nobles favoris, et qu’il les ait décrits comme des personnes ne méritant pas un sort meilleur, et qu’il ait vu les véritables hommes de l’avenir, au seul endroit où, en attendant, on pouvait les trouver – c’est ce que je considère comme étant l’un des plus grands triomphes du réalisme, et l’une des plus grandes caractéristiques du vieux Balzac.»
Ce paradoxe – conforme à la théorie du reflet – permet de comprendre les arts et les lettres comme reflet le plus fidèle de la réalité.
Dans la Literaturnaja Gazeta du 23 mai 1932, Ivan Gronski qui était le directeur des Izvestia explique :
« Le problème de la méthode ne doit pas être posé de façon abstraite, l’écrivain n’aura pas à suivre des cours de matérialisme dialectique avant de pouvoir écrire.
Le principe de base à inculquer à chaque écrivain est le suivant : écrivez la vérité, reflétez de façon véridique notre réalité, qui est dialectique en elle-même. La méthode fondamentale de la littérature soviétique est donc celle du réalisme socialiste. »
La réalité est « dialectique en elle-même », il n’y a pas besoin de « forcer » le trait ou d’imposer un mouvement à la réalité, et ce d’autant plus dans une société construisant le socialisme. La base du réalisme socialiste était posée.