Accueil → Analyse → Culture → La culture de la Russie de Kiev
Non moins typique à cet égard Cyrille de Tourov qui étonne moins par son talent que par son érudition. Tous les procédés littéraires des meilleurs auteurs grecs lui étaient familiers et il en usait avec virtuosité dans ses œuvres en russe.
Le métropolite de Kiev étant le plus souvent un Grec, les classiques grecs devaient nécessairement figurer dans sa bibliothèque. On peut en dire autant des bibliothèques épiscopales.
Les archives étaient, elles aussi, soigneusement conservées. L’église Saint-Elie de Kiev avait les siennes. On gardait plus ou moins clans chaque église des relations sur les faits et les personnages remarquables à quelque titre. On y prenait sur des tablettes pascales des notes concernant tels ou tels événements. Les cathédrales de Kiev, de Novgorod, de Polotsk, de Rostov, d’autres encore avaient à la fois leurs bibliothèques et leurs archives. A cet égard, Sainte-Sophie de Kiev présente un intérêt particulier. Comme à Sainte-Sophie de Novgorod, on y procédait au couronnement des princes ; c’est là qu’ils se rendaient pour mener des pourparlers ; c’est sur son parvis que la Vetché se réunissait. La relation des événements qui s’y déroulaient revêtait nécessairement un caractère politique.
Tel qu’il nous est parvenu, le Récit des temps passés est un ouvrage auquel ont travaillé des générations de chroniqueurs révisant et continuant l’œuvre de leurs devanciers. Chacun d’eux était bien de son temps et de son milieu, mais tous étaient les enfants d’une même patrie et s’efforçaient en somme de répondre à cette question : comment s’est constitué ce grand Etat « que l’on connaissait et dont on avait entendu parler sur toute la terre » ?
Mais pour que cette question pût se poser, il avait fallu que l’Etat grandit et qu’il occupât sa place dans le monde. Seul un peuple qui avait pris conscience de lui-même pouvait créer une œuvre digne de lui.
Quand Oleg proclama Kiev « mère des villes russes », la Russie avait déjà une longue histoire : il y avait eu les Slaves de Novgorod, les peuples non slaves de la Baltique, un contact permanent avec les Arabes et les pays scandinaves voisins, tantôt amis, tantôt hostiles ; les invitations adressées aux droujines mercenaires des Varègues et le chef de l’une d’elles usurpant le pouvoir à Novgorod.
Il y avait à dire davantage encore de Kiev – l’une des plus anciennes cités russes à l’intersection des voies de communication internationales entre l’Orient, avec sa brillante civilisation, et l’Occident, de ses rapports avec Byzance, le Caucase et l’Asie Centrale ; de ses premiers princes, des tentatives faites par les Varègues pour se rendre maîtres de cet important centre sur le Dniepr, etc.
Mais aux yeux de nos premiers chroniqueurs tous ces faits, si importants et si pleins d’intérêt, sont au second plan ; ce qui prime tout c’est la réunion des différentes parties de la Russie en un seul Etat sous le sceptre de la nouvelle dynastie des Rurikovitchs (ou plutôt des Igorévitchs, car le Récit des temps passés établit d’une façon très embrouillée et des plus factices la succession dynastique à partir de Rurik). Nos premiers chroniqueurs écrivaient sous le contrôle direct de cette dynastie et dans son intérêt qui, les chroniqueurs en étaient convaincus, ne faisait qu’un avec celui du peuple ; et ils ont tant insisté sur cet événement, que par la suite il a longtemps hypnotisé les historiens et que ceux-ci ont eu le grand tort de négliger la période d’avant Rurik. Tant ont été fortes l’influence du Récit des temps passés et la tradition.
L’archéologie, l’ethnographie, la linguistique et la critique des sources écrites ont fait définitivement justice de cette « tradition ». C’est avec d’autres yeux que nous lisons aujourd’hui le Récit des temps passés ; et nous le comprenons autrement que Schlözer, Karamzine et même Soloviev.
Byzance, l’Etat le plus éclairé d’alors, savait mieux que quiconque à quoi s’en tenir sur la Russie. Les rapports déjà anciens qui existaient entre elles avaient déterminé la Russie à recevoir le christianisme de Byzance. Mais elle risquait de le payer cher. Les complications qui en résultaient préoccupaient fortement les esprits aux XIe et XIIe siècles. La Russie était désormais une des métropolies du patriarche de Constantinople. Or, à Byzance les pouvoirs civil et religieux étaient étroitement rattachés l’un à l’autre. L’empereur dirigeait et l’Empire et l’Eglise. Aussi le métropolite envoyé par Byzance à Kiev pour être à la tête de l’Eglise russe, restait-il avant tout le représentant du patriarche de Constantinople, partant de l’empereur. Ce qui ne pouvait manquer de provoquer, sur des questions essentielles, des conflits entre les princes russes et Byzance, et au sein de la société russe elle-même.
D’où la tentative faite par Iaroslav pour mettre fin à cette situation équivoque. Il s’attache à rehausser l’importance de sa capitale qu’il organise à l’instar de Constantinople ; il jette les fondements d’un nouveau Kremlin, bâtit une « Porte d’or », construit Sainte-Sophie, ainsi qu’un nombre considérable d’églises et de monastères. Kiev rivalise avec Constantinople.
Depuis longtemps déjà (989), une Sainte-Sophie de bois à treize coupoles se dressait à Novgorod ; une autre ne tarda pas à s’élever à Polotsk ; avec celle de Kiev, elles symbolisaient l’unité culturelle et politique des trois principaux centres de la Russie. N’oublions pas qu’à Novgorod, à Kiev, et très probablement aussi à Polotsk, avait été implanté autrefois le culte unique de Péroun. Sainte-Sophie rattachait spirituellement la Russie à Byzance ; mais, les faits en témoignent, il ne s’ensuivait pas que la Russie fût disposée à se subordonner à Byzance, à perdre sa physionomie propre.
Iaroslav mena une politique résolument nationale, et son conflit avec l’Empire grec aboutit en 1043 à une campagne de son fils Vladimir contre Byzance − campagne qu’un politique byzantin a appelé une guerre des « barbares » contre l’« hégémonie » grecque. Elle se termina par un échec pour la Russie, mais Iaroslav ne déposa pas les armes et, en 1051, il prit une mesure extrêmement hardie : il plaça un Russe sur le siège du métropolite. Les Grecs saisirent parfaitement le sens de cette mesure, mais ils n’osèrent rompre complètement et acceptèrent un compromis : après la mort d’Illarion, Kiev reçut un métropolite grec, et Vsévolod, fils de Iaroslav, épousa une princesse de la maison des Monomaques.
C’est peu après l’intronisation d’Illarion, premier métropolite russe, qu’apparut le monastère Petcherski de Kiev. Antoine, son fondateur, se fixa même tout d’abord dans la grotte où avant lui Illarion exerçait son ministère.
Autour d’Antoine se groupèrent des hommes éminents qui, à différentes époques, furent appelés à jouer un rôle important dans la vie politique et religieuse de la Russie. Nous trouvons parmi eux « Nikon le Grand », continuateur des anciennes chroniques ; l’imposante figure politique et sociale que fut Théodose ; le futur évêque de Péréïaslav, Varlaam, fils d’Efrem, boyard de Kiev. Quatre ans après sa fondation, le monastère Petcherski de Kiev était déjà célèbre. Il était en contact permanent avec la cour du prince. Iziaslav, fils aîné de Iaroslav, venait au monastère avec les hommes de sa droujine demander à Antoine ses prières et sa bénédiction bien entendu, pour des affaires politiques importantes. D’autres princes, des boyards, des marchands s’y rendaient également pour demander à Théodose de bénir leurs entreprises ou pour rendre grâce à Dieu en cas de réussite ; ils priaient et demandaient aux moines de prier pour eux, « faisant don de leurs biens pour venir en aide à la communauté et pour les constructions du monastère » ; ils avaient de nombreux entretiens, méditaient ensemble, faisaient part de leurs réflexions au supérieur et à la communauté. «
Le monastère Pétcherski était comme un foyer où convergeaient les rayons dispersés de la vie russe, et à la lumière duquel un moine observateur pouvait voir le monde russe d’alors sous plus d’aspects que n’importe quel laïque » (Klioutchevski).
Dès sa fondation, le monastère fut un point d’appui pour Iaroslav, désireux d’assurer l’autonomie de l’Eglise russe ; il devint le centre de la pensée nationale russe, une pépinière et une école de prélats russes. « Il fournit beaucoup d’évêques (environ cinquante) à toute la terre russe », ainsi que le soulignait, vers 1225, l’évêque Simon dans une lettre au moine Polycarpe.
L’importance politique croissante du monastère et son orientation ne pouvaient manquer d’inquiéter le métropolite grec dont les nouvelles ouailles ne formaient pas un troupeau aussi « barbare » que les autorités de Constantinople avaient d’abord été tentées de le croire, mais un peuple énergique et actif, nullement disposé à marcher sous la houlette des Grecs, et qui avait pour s’en dispenser toutes les possibilités, tant matérielles que spirituelles.
Quelques faits montreront à quel point la situation était tendue. « Nikon le Grand » fut contraint de quitter le monastère à la suite du conflit qui s’était élevé entre celui-ci et le métropolite. II passa trois ans à Tmoutarakan. Antoine, à son tour, dut abandonner le monastère.
Rappelons qu’après la mort de Iaroslav le pouvoir passa à ses trois fils : Iziaslav, Sviatoslav et Vsévolod qui conclurent entre eux un accord. Mais ce triumvirat n’était pas solide. Chaque prince avait ses idées politiques et ses plans. Iziaslav, nettement occidentaliste et marié à une Polonaise, tendait à un rapprochement avec la Pologne et l’Occident. Vsévolod, marié à une princesse grecque de la maison des Monomaques, était pour l’orientation byzantine. Les intérêts nationaux russes étaient le mieux défendus par Sviatoslav.
Lorsqu’en 1068 les habitants de Kiev se soulevèrent contre Iziaslav, le monastère et Antoine lui-même prirent sans aucun doute une part active au mouvement ; et quand Iziaslav, avec l’aide des Polonais, reprit la capitale, Antoine, fuyant la colère du prince, quitta secrètement la ville pendant la nuit et suivit Sviatoslav à Tchernigov, fief de ce dernier. Théodose non plus n’était pas indifférent à ce qui se passait, mais son attitude vis-à-vis de Iziaslav était tout autre. Il le reconnaissait pour son souverain et lui fut fidèle jusqu’au bout, mais les sympathies d’Iziaslav pour le catholicisme et la Pologne l’inquiétaient. Théodose choisit pour agir sur lui la voie la moins périlleuse, celle des exhortations.
L’Epître qu’il adressa à Iziaslav pour l’admonester et le mettre en garde s’est conservée jusqu’à nous : « Mon fils, écrivait-il, méfie-toi des mécréants et de tous leurs propos, car cette religion funeste envahit notre terre. » « Il n’est pas bon, mon fils, de louer une foi étrangère, car celui qui loue une foi étrangère dénigre la sienne. » « Prends garde à eux, mon fils, et exalte toujours ta foi ; ne cherche pas à te rapprocher d’eux mais évite-les, et par de bonnes actions milite pour ta foi. » Il recommande à Iziaslav − marié à une Polonaise catholique, en rapports constants avec la Pologne et entouré de Polonais (son fils Mstislav avait même des gardes du corps polonais) − d’« épargner ses filles, de ne pas les donner en mariage à des Polonais, et de ne pas prendre femme chez eux ».
La générosité du sentiment national, chez ce moine de Petcherski, éclate dans le passage suivant de l’Epître où il fait cette restriction significative : « Viens en aide non seulement à ceux de ta religion, mais aussi à ceux d’une autre ; si tu vois un homme nu ou qui a faim, ou qui a froid, ou qui se trouve dans le besoin − Juif ou Musulman, Bulgare ou hérétique, catholique ou païen, peu importe − assiste-le et remédie à son malheur autant qu’il est en ton pouvoir. » Que nous voilà loin d’un nationalisme étroit ! L’Epître n’eut qu’un effet médiocre : Iziaslav, exilé pour la seconde fois, implora l’aide non seulement de son parent Boleslav, roi de Pologne, mais encore de Henri IV, empereur d’Allemagne, et même du pape Grégoire VII auquel il promit de reconnaître son autorité quand il serait réinstallé à Kiev.
Que Théodose ait été ou non informé des tractations d’Iziaslav à l’étranger, il persista à défendre avec la plus grande fermeté ses droits sur Kiev quand la ville fut occupée par Sviatoslav, frère d’Iziaslav. Entre Théodose et la cour du prince les rapports devinrent si tendus qu’une rupture semblait imminente. Sviatoslav se disposait même à faire incarcérer Théodose. Il fallut l’intervention des grands et l’intercession de la communauté pour arranger les choses. Théodose se réconcilia avec Sviatoslav et permit qu’on mentionnât son nom dans les prières, mais après celui d’Iziaslav. Nikon repoussa tout accommodement et préféra s’en retourner à Tmoutarakan.
De son côté Sviatoslav se montra tout disposé à accéder aux vœux du monastère : il lui fit don d’un champ voisin, posa la première pierre de l’église du monastère. Et quand, peu après, Théodose contracta la maladie qui devait l’emporter, Sviatoslav et son fils Gleb lui rendirent visite à son lit de mort et entendirent ses dernières volontés. Théodose demanda au prince de prendre le monastère sous sa protection. Ceci était très important, les métropolites grecs continuant à voir d’un mauvais œil l’activité du monastère. Théodose ne pouvait ignorer que sur ce point Sviatoslav pensait comme lui, car le prince s’était maintes fois élevé contre les prétentions byzantines en Russie. Sous son règne le métropolite résida non à Kiev, mais Péréiaslav, auprès du grécophile Vsévolod, également hostile à Sviatoslav.
Théodose mourut en 1074 ; deux ans plus tard Sviatoslav le suivait dans la tombe. Vsévolod monta sur le trône de Kiev. Six mois ne s’étaient pas écoulés que Iziaslav, dont Théodose avait si chaudement défendu les intérêts, revenait à son tour.
Les changements de supérieurs au monastère furent une conséquence fatale des fréquents changements de princes. Etienne fut chassé par la communauté et remplacé par un partisan d’Iziaslav, Nikon, qui était rentré à Kiev après la mort de Sviatoslav. Mais la fin inopinée d’Iziaslav tué sur le champ de bataille (3 octobre 1078) brouilla de nouveau toutes les cartes. Le pouvoir passa à Vsévolod qui, depuis longtemps, avait de fortes attaches à la cour de Byzance et jouissait d’une grande considération auprès de l’empereur Michel VII Ducas. Deux de ses lettres Vsévolod, que nous possédons encore et qui ont été brillamment commentées par V. Vassilevski, en sont la preuve.
Pour des raisons que l’on comprend sans peine, les rapports redevinrent amicaux entre le prince et le métropolite, et de nouveau le monastère Petcherski connut des jours difficiles. Pour contrebalancer son influence, Vsévolod fonda le monastère Mikhailovski-Vydoubitski1, à la prospérité duquel il veilla avec un soin jaloux. Le métropolite prit la part la plus active à la cérémonie organisée lors de la consécration de l’église de pierre du nouveau monastère, alors qu’il évitait ostensiblement de manifester la moindre bienveillance pour Petcherski.
Ce fut pour Nikon, supérieur de Petcherski, un moment bien dur à passer. Malheureusement nous ne possédons plus la chronique qu’il écrivit à cette époque. Cet ouvrage était certainement pénétré de l’esprit de son monastère, c’est-à-dire d’un patriotisme russe que ne pouvaient souffrir ni le métropolite grec ni ses partisans.
Du vivant même de Théodose, on composa encore au monastère d’autres ouvrages. Ils sont passés dans des écrits qui nous sont parvenus : le Panégyrique de Saint Vladimir2, la Légende de Boris et Gleb3. Ces deux ouvrages n’ont nullement un caractère académique ; ils respirent un patriotisme ardent et traitent de questions d’une actualité brûlante.
Les Grecs étaient loin d’applaudir à l’apparition de saints russes ; ils firent tout pour contrecarrer le désir des Russes de posséder leurs saints nationaux. Ce n’est qu’après beaucoup de difficultés, et de fort mauvaise grâce, que le métropolite canonisa Boris et Gleb, les premiers saints russes4. Les Grecs s’opposèrent plus longtemps et plus résolument encore à la canonisation d’Olga, de Vladimir et de Théodose. La lutte fut ardue. Une question d’une importance capitale était en jeu : la Russie aurait-elle sa culture à elle ou bien allait-elle rester sous la tutelle des Grecs ?
Ceux-ci ne tardèrent pas à constater tout le parti que leurs ouailles russes tiraient de ce premier succès. Très vite et de fort bonne grâce, la Russie tout entière reconnut Boris et Gleb. Princes ou non, les Russes élevèrent en leur honneur des églises qu’ils voulaient magnifiques.
Boris et Gleb devinrent pour Sainte-Sophie des concurrents redoutables. Sadko, riche marchand de Novgorod, leur bâtit à ses frais dans sa ville natale une église grandiose. Il choisit au Kremlin pour l’édifier bien entendu avec l’assentiment de la Vetché et de l’évêque de Novgorod – l’emplacement où s’élevait jadis la première Sainte-Sophie de bois : juste en face de la nouvelle Sainte-Sophie, comme pour la défier. A différentes époques on construisit à Novgorod sept autres églises en l’honneur de ces mêmes saints.