Les notions de paradis et d’enfer ne sont nullement des « inventions » d’esprits manipulateurs, pas plus que les fantômes et les esprits ne relèvent de simples superstitions relevant de l’absurdité. Ce sont en effet pas tant des croyances relevant de l’idéalisme dans la confrontation avec des processus matériels que des expressions directement physiques et psychologiques de l’incapacité à saisir la forme de crise propre au développement de la matière.

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Le mouvement dialectique de la matière implique, en effet, un saut qualitatif, à travers un processus non linéaire. Ce processus est marqué par des avancées, des détours plus ou moins significatifs. Dans le passé, ces détours aboutissent de manière inéluctable à des reflets terriblement déformés dans les conscience profondément tourmentées.

En effet, une société très grandement statique comme avec le mode de production antique ou même féodal ne peut pas saisir le mouvement ; une société où le progrès n’est au mieux que quantitatif ne peut pas ne serait-ce qu’appréhender la qualité, ni la rupture ; une société se reproduisant elle-même ne peut pas saisir le principe de reculs et d’avancées comme moyen de parvenir à un saut historique.

Au niveau individuel, les mentalités sont étriquées, l’horizon borné, les capacités de saisie des phénomènes restreintes et marquées par le mysticisme, l’idéalisme. Les lectures des faits sont à court terme, les transmissions orales des événements marqués par les impressions, les exagérations, modifications, etc.

Les seules perspectives personnelles consistent en la reproduction du parcours individuel de ses ancêtres immédiats ; le patriarcat exige qui plus est une série de simplifications dans les approches, des comportements élémentaires, sans réflexion à leur sujet, leur valeur, etc. L’acceptation est la règle.

C’est là le terreau pour le reflet dans les consciences des drames propres à toute une période historique. Les attaques et les maladies, les famines et les meurtres, les guerres et les viols, les affrontements comme résolution des problèmes et le règne de l’arbitraire… forment une instabilité qui a beau être permanente à l’échelle historique, n’en intervient pas moins de particulière à chaque fois pour les individus concernés.

Ce qui relève de toute une époque intervient, sur le plan individuel, sous la forme d’une crise, d’autant plus incompréhensible malgré le contexte général qu’il était accordé une confiance absolue à un environnement immédiat se reproduisant socialement « depuis la nuit des temps ».

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Le caractère troublé des modes de production antique et féodal ne doit donc pas cacher le vécu humain personnel alors. Cela est d’autant plus vrai qu’un décalage immense existait entre une existence humaine individuelle très brève, dans des conditions immensément précaires, et la capacité de raisonnement, de compréhension, d’émotion.

Il faut en effet bien saisir que sur le plan naturel, les êtres humains d’alors avaient les mêmes capacités mentales et émotionnelles qu’aujourd’hui, ce qui implique un décalage énorme entre les faits vécus traumatisant apparemment relativement simples et leur écho approfondi dans une psychologie, traumatisée, ayant une densité potentielle énorme.

Ce qu’on appelle ainsi l’enfer n’est pas la vision d’un au-delà, mais le reflet dans les consciences de la capacité de l’arbitraire à systématiser son action à certains moments de l’existence précaire d’alors. Ce qui intervient parfois est conçu comme pouvant se généraliser, formant comme une ombre sur l’existence personnelle.

De la même manière, le paradis est le reflet du monde lorsqu’il est statique, se reproduisant lui-même sans aucun trouble. Il est une généralisation d’un aspect de la vie telle qu’elle était vécue alors dans ses aspects positifs.

La preuve de cette nature étant reflet réside précisément en le caractère systématique, actif, bruyant, marqué par le multiple, le caractère désordonné, de l’enfer, tandis que le paradis est toujours résumé à quelques personnes présentes, avec beaucoup de vide, dans une situation toujours passive, dans une ambiance somme toute familiale, d’aisance, sous une protection patriarcale.

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Il est frappant que malgré leurs prétentions, les religions ne proposent une vision du paradis correspondant justement, dans ses valeurs, qu’aux sociétés où elles sont nées. Les bénéfices d’une vie calme particulière dans le présent concret sont simplement transposés dans un au-delà universalisé et espéré pour l’avenir. Un vécu individuel commun sur le plan quotidien aide puissamment à cela, comme on le constate avec les esclaves (le christianisme), les soldats (le culte de Mithra), etc.

Il n’y a, de même, pas l’enfer sans le paradis. L’un est le pendant de l’autre, car leurs reflets n’existent pas indépendamment, mais sont le produit commun de la situation. Il est ici difficile d’appréhender sans un grand travail dans quelle mesure il s’agit de deux reflets formant un tout unique, ou s’ils n’existent immédiatement pas l’un sans l’autre, comme reflet unique.

Cependant, il faut bien prendre garde à ne pas se tromper et y voir une impression de symétrie ; cela serait ici rater qu’il s’agit là du reflet dialectique de la réalité, avec par conséquent déjà une asymétrie, l’un n’étant pas l’opposé de l’autre de manière formelle, et ensuite une présence systématique dans la conscience des esprits d’alors.

Au-delà en effet de la reproduction de la société, il existait un mouvement historique et le reflet ne pouvait pas ne pas le transporter. Le paradis avait ainsi tendance à l’emporter par rapport aux enfers ; il faut à ce titre noter également que toutes les nuances dans les conceptions du paradis et de l’enfer, la question de comment on y aboutit, etc., sont en fait redéfinis au fur et à mesure des avancées historiques, des changements de situation.

Il faut en effet bien distinguer ce qui relève du reflet individuel du paradis et des enfers et ce qui relève du reflet de la société, qui elle a la capacité à les faire tendre vers tel ou tel aspect selon ses besoins historiques. C’est cela qui explique la reconnaissance de Jésus, Mahomet, le Bouddha, Maïmonide, Zoroastre, Mani, Luther, Calvin, etc.

Ceci implique un autre aspect. L’impact social du paradis et des enfers s’appuie, plus que sur une croyance, sur les expériences doublement vécues dans le parcours individuel. S’il n’y avait pas d’écho dans les consciences au préalable, il ne pourrait pas y avoir d’interaction idéologique entre le vécu et la croyance.

Les masses n’ont jamais suivi des meneurs agitant la peur des enfers et l’espoir du paradis ; c’est parce que les enfers et le paradis étaient déjà présents dans les consciences que des dirigeants politiques ont pu appuyer différents aspects pour proposer un progrès concret. La bannière du spirituel a une base seulement matérielle.

Cela se lit précisément dans le fait que l’au-delà était considéré comme actif dans le monde matériel lui-même. Puisqu’en effet les enfers et le paradis étaient objectivement le reflet des conditions personnelles vécues, alors il fallait que subjectivement ceux-ci soient également présent avant même l’au-delà.

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Les masses n’ont jamais, à l’opposé des théologiens, cru ou conçu un au-delà qui serait « pur », sans liaison avec le monde réel. Chaque religion a toujours deux tendances : une de type mystique – populaire, une de type formaliste – cléricale.

Même dans ce dernier cas, les religions ont toujours été dans l’obligation de réviser leur prétention initiale et de ne plus considérer que le bien et le mal n’existent que dans l’au-delà. Ils sont présents déjà dans ce monde, ce qui est incohérent pourtant par rapport à la conception d’un monde séparé du paradis et des enfers, d’un Dieu uniquement bon.

Aucune religion ne peut d’ailleurs se passer de conceptions littéralement magiques « prouvant » l’interférence du paradis, des enfers, dans le monde matériel. Il faudra pour les religions inventer pour ce faire des zones intermédiaires plus ou moins nombreuses, tel le purgatoire catholique romain, facilitant « l’accès » au paradis. Même l’Islam djihadiste de « l’unicité divine » a été obligé, contre sa propre théologie initiale, de formuler la théorie de « passages » par le sacrifice individuel normalement interdit.

La croyance en le bien ou le mal faisant irruption dans la vie quotidienne correspondait ainsi littéralement à une impression de débordement des enfers ou du paradis. La religion puise sa légitimité précisément de cet affrontement dialectique de ce qui était vu comme le bien et le mal, dans le monde matériel lui-même.

Et la conception des enfers et du paradis puise directement dans la réalité personnelle, dans le vécu des crimes faisant irruption dans un vécu statique.


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