La rêverie est une disposition particulièrement présente chez les êtres humains ; elle a toute sa dignité et reflète une intense activité cérébrale, c’est-à-dire un processus de synthétisation. Ce processus, pour autant qu’il soit réel, pour autant qu’il représente un rapport à la réalité, ne signifie cependant pas que sa production soit correcte.
Le romantisme a à la fois vu l’importance de ce processus de rêverie, par souci de se revendiquer interconnecté à la réalité des sens, et, en même temps, travaillé par l’individualisme de la bourgeoisie naissante, a cédé à une fétichisation de n’importe quel résultat de ce processus.
Lénine, dans ses notes sur la philosophie d’Aristote, souligne ce décalage possible entre la valeur du processus en lui-même et ce qu’il en sort. En effet, le reflet de la réalité n’est jamais formel dans l’esprit humain. Il écrit ces paroles pénétrantes :
« L’approche par l’intelligence (humaine) d’une chose singulière, la prise d’une empreinte (=concept), n’est pas un acte simple, immédiat, mort comme dans un miroir, mais un acte complexe, dédoublé, en zigzags qui inclut en soi la possibilité de l’envol imaginatif en-dehors de la vie ; et plus encore, il inclut la possibilité d’une transformation (et d’une transformation dont l’homme ne s’aperçoit pas, n’a pas conscience) du concept abstrait, de l’idée en imagination (en dernière analyse = Dieu).
Car, même dans la généralisation la plus simple, dans l’idée générale la plus élémentaire (la « table » en général) il y a une certaine dose d’imagination.
(Vice versa : il est absurde de nier le rôle de l’imagination même dans la science la plus rigoureuse : cf. Pissarev sur le rêve utile comme impulsion au travail et sur la rêvasserie vide.) »
Il faut donc opposer l’imagination, au sens de la rêverie, d’un travail prolongé de la pensée sur un objet particulier, sans s’en écarter, à la rêvasserie, qui est une réflexion fétiche sur un objet particulier, en s’en déconnectant.
Lénine se réfère à un article de Dmitri Pissarev, un critique littéraire et publiciste russe connu dans son pays. L’article auquel il est fait référence date de 1864 s’intitule « Les bévues d’une pensée qui n’est pas mûre ».
Ce dernier y présente la chose de la manière suivante :
« Ma rêverie peut prendre les devants du cours naturel des choses, ou bien elle peut passer complètement à côté, là où le cours des choses ne se présentera jamais.
Dans le premier cas, la rêverie n’apporte nul dommage ; elle peut même soutenir et renforcer l’énergie des gens laborieux.
Si l’être humain se voyait entièrement ôter la faculté de rêver de cette manière, s’il ne devançait pas de temps à autre et ne pouvait pas voir, au moyen de son imagination, la beauté totale et accomplie de l’œuvre qui justement commence seulement à prendre forme entre ses mains, alors je ne pourrai décidément pas me présenter quel mobile pourrait amener l’être humain à entreprendre et mener jusqu’au bout des œuvres denses et complètes dans les domaines de l’art, de la science et de la vie pratique…
En conséquence, cette discordance entre rêve et réalité n’amène aucunement de dommages, si la personnalité qui rêve croit sérieusement à son rêve, considère la vie avec attention, compare ses observations avec ses mondes imaginaires et travaille d’une façon générale consciencieusement à la réalisation de ses rêveries.
Lorsque le rêve et la vie en arrivent à se mettre en contact, alors tout va bien. Alors, ou bien la vie cédera au rêve, ou le rêve se vaporisera devant les réalités de la vie, et finalement il y aura quoiqu’il en soit un arrangement entre le rêve et la vie…
Mais il y a des rêveries d’un type tout à fait différent, des rêveries qui alanguissent les êtres humains – des rêveries qui émergent dans les temps de vide et d’absence de force et qui par leur influence appuient ces vides et cet alanguissement d’où elles sont issues. »
Pissarev compare également ces rêvasseries à de l’opium, qui fait croire à la conscience qu’il se déroule quelque chose positif, alors que le système nerveux est brisé. C’est en effet la caractéristique de la rêvasserie – par opposition à la rêverie – de faire croire que le sujet est réel, qu’on le saisit de manière plus approfondie, alors qu’en réalité on s’enfonce dans quelque chose sans rapport aucun avec la réalité.
La rêverie est par contre un processus naturel. Le sommeil, en apparence « inexplicable », relève substantiellement de la même démarche de reflet de la réalité dans la réalité corporelle, à la fois par les sens, mais également en tant que sens.
Il est évident que l’ampleur du reflet ne pouvait pas ne pas avoir un impact immense sur le corps et par le corps lui-même en activité dans le monde et dans le vécu du reflet.
Il est toutefois un autre aspect absolument fondamental. L’adoption par la pensée d’un concept, même correspondant à la réalité, n’est pas un reflet formel, unilatéral : comme le souligne Lénine, c’est « un acte complexe, dédoublé, en zigzags », parce qu’il est porté par quelqu’un, dans la contradiction entre le particulier et l’universel.
La rêverie se situe précisément à l’entrecroisement de cette contradiction, tant au départ qu’à la fin de ce processus. Et c’est dimension liée à une personne réfléchissant, rêvassant, qui explique les difficultés historiques d’expression conceptuelle structurée, d’où le rôle historique de « prophètes » dans les périodes de faiblesse intellectuelle humaine, et à l’inverse, dialectiquement, le rôle des pensées-guides à l’époque de la révolution sous direction de la classe ouvrière.