Le matérialisme dialectique considère que l’esprit est façonné par la réalité, c’est-à-dire que les pensées ne sont que le reflet, plus ou moins synthétisé, de la matière.
C’est le propre du matérialisme, dans son opposition à l’idéalisme, de réfuter la théorie du « libre-arbitre », de la spiritualité, et ce au profit de la seule réalité matérielle.
Les sens sont ainsi les caractéristiques essentielles aux êtres humains dans leur liaison avec la réalité comme ensemble. L’être humain n’a pas de sens : il est ses sens ; l’esprit est une capacité de raisonnement qui s’est fondée non pas à côté des sens, mais à partir des sens.
C’est pour cette raison que, dès de le début de la Métaphysique, Aristote souligne l’importance de la vue. Il le fait avec raison, car des « cinq sens » (Aristote n’en reconnaissait que cinq, mais en fait il y en a beaucoup plus), c’est la vue qui nous semble le plus important, qui est celui le plus avancé dans le principe du reflet. La vue permet de cerner le plus rapidement une partie de la réalité, d’y agir.
« L’homme a naturellement la passion de connaître ; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c’est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens.
Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes; et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux.
Or, ce n’est pas seulement afin de pouvoir agir qu’on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens; on le préfère même quand on n’a absolument rien à en tirer d’immédiat ; et cette prédilection tient à ce que, de tous nos sens, c’est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d’informations et nous révéler le plus de différences. »
Aristote aborde directement la question du rapport entre la vue et le reflet, en parlant d’imitation dans la Poétique. Il préfigure ici absolument la conception matérialiste dialectique dans les arts, c’est-à-dire le réalisme socialiste.
Voici comment Aristote présente de manière magistrale le principe de l’imitation :
« I. Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument parlant, donner naissance à la poésie.
II. Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance; et ce qui fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation , et tout le monde goûte les imitations.
III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l’exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.
IV. Cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu’une faible part à cette jouissance.
V. Et en effet, si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d’autant plus que si, par aventure, on n’a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l’artifice ou la couleur, ou quelque autre considération.
VI. Comme le fait d’imiter, ainsi que l’harmonie et le rythme, sont dans notre nature (je ne parle pas des mètres qui sont, évidemment, des parties des rythmes), dès le principe, les hommes qui avaient le plus d’aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par des improvisations.
VII. La poésie s’est partagée en diverses branches, suivant la nature morale propre à chaque poète. Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d’un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme comme les autres célébraient leurs héros par des hymnes et des éloges. »
On voit ainsi que l’art apparaît comme imitation, avec toutefois un apport ; en effet, la pensée elle-même obéit au mouvement dialectique et par conséquent la représentation est travaillée par le mouvement dialectique donnant naissance à la représentation.
C’est ce qui a induit Hegel en erreur, voyant la dialectique dans la pensée elle-même et non plus dans la matière. Hegel a vu le mouvement dans la représentation, mais il n’a pas compris que ce mouvement était porté par ce qui était représenté, pas par la représentation.
Cependant, Hegel a bien saisi que l’art n’était pas uniquement une imitation, mais également un processus de synthèse. Voici comment, dans l’Esthétique, il montre que l’art comme imitation est quelque chose d’insuffisant :
« L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art est qu’elle consiste à imiter la nature…
Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous constituerait le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction.
Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel.
Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs: animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances.
En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deça de la nature. Car l’art est limité par ses moyens d’expression, et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens.
En fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant que la caricature de la vie.
On sait que les Turcs, comme tous les mahométans, ne tolèrent qu’on peigne ou reproduise l’homme ou toute autre créature vivante. J.Bruce au cours de son voyage en Abyssinie, ayant montré à un Turc un poisson peint le plongea d’abord dans l’étonnement, mais bientôt après, en reçu la réponse suivante: » Si ce poisson, au Jugement Dernier, se lève contre toi et te dit: tu m’as bien fait un corps, mais point d’âme vivante, comment te justifieras-tu de cette accusation? « .
Le Prophète lui-aussi, comme il est dit dans la Sunna répondit à ses deux femmes, Ommi Habida et Ommi Selma, qui lui parlaient des peintures des temples éthiopiens: « Ces peintures accuseront leurs auteurs au jour du Jugement » (…).
D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant. »
L’imitation n’est donc pas un reflet passif, mais une activité au sein de l’esprit. L’imitation est à la fois une réflexion de ce qui est extérieur à soi, mais en même temps une activité visant à reproduire à sa manière la réalité.
Hegel remarque par conséquent que :
« Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.
Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur.
Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement.
Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations.
L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.
Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. »
Aristote et Hegel ont réalisé de splendides apports au matérialisme en abordant de manière franche la question de l’imitation. Cette notion est incontournable pour comprendre l’Humanité.
Si l’on porte son attention sur ce qui fascine l’Humanité, on trouve d’ailleurs, outre l’art, les activités sportives. Or, il est frappant que lorsqu’on joue aux échecs ou qu’on joue au football, on se retrouve projeté dans une activité qui est menée en même temps par la personne en face de nous.
L’imitation joue dans le sport un rôle moteur, de par la nature dialectique de la réalité, du principe de reflet, d’écho. À ce titre, la recherche en neurologie a établi le principe des « neurones miroirs ».
L’imagerie médicale montre, en effet, que des neurones présents dans certaines régions du cortex cérébral s’activent lorsqu’on exécute une action ; ces mêmes neurones s’activent lorsqu’on voit quelqu’un faire cette même action, voire même seulement lorsqu’on pense que la personne va faire cette action.
On a ici une véritable perspective de recherche, dont la substance ne pourra être montrée que par le matérialisme dialectique qui seul saisit la perspective de tout cela.
L’imitation est au cœur du concept de matière, du principe de déterminisme ; l’imitation est, dans ses modalités, le témoignage de la validité de la théorie du reflet.