Ce que remarque Lénine, c’est que les auteurs attaquant le matérialisme dialectique utilisent les découvertes en physique de telle manière à appuyer leur offensive. A chaque fois est trouvé par ces gens un nouveau prétexte pour affirmer que le matérialisme est dépassé, que ce qui a été découvert change tout, qu’il faut modifier, changer, réviser les conceptions anciennes, etc.
Lénine note ainsi ce qu’il y a de révisionniste dans cette entreprise :
« Il nous est, d’autre part, impossible de toucher à la littérature de l’école de Mach ou à la littérature traitant de cette doctrine sans y rencontrer des références prétentieuses à la nouvelle physique, qui a, paraît‑il, réfuté le matérialisme, etc., etc.
Ces références sont‑elles sérieuses, c’est là une autre question. Mais les rapports de la nouvelle physique, ou plutôt d’une certaine école de cette physique, avec la doctrine de Mach et avec les autres variétés de la philosophie idéaliste contemporaine ne soulèvent aucun doute.
Analyser la doctrine de Mach en ignorant ces rapports, comme le fait Plékhanov, c’est se moquer de l’esprit du matérialisme dialectique, c’est sacrifier dans la méthode d’Engels l’esprit à la lettre. Engels dit explicitement : « avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles » (à plus forte raison dans l’histoire de l’humanité) « le matérialisme doit modifier sa forme » (Ludwig Feuerbach, p. 19, édit. allemande).
Ainsi, la révision de la « forme » du matérialisme d’Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n’a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; le marxisme l’exige au contraire.
Ce n’est pas cette révision que nous reprochons aux disciples de Mach, c’est leur procédé purement révisionniste qui consiste à trahir l’essence du matérialisme en feignant de n’en critiquer que la forme, à emprunter à la philosophie bourgeoise réactionnaire ses propositions fondamentales sans tenter ouvertement, en toute franchise et avec résolution, de s’attaquer par exemple à cette affirmation d’Engels, qui est indéniablement dans cette question d’une extrême importance : « … le mouvement est inconcevable sans matière » (Anti‑Dühring, p. 50). »
C’est ici une dimension particulièrement essentielle, surtout pour nous. La seconde moitié du XXe siècle a été le témoin d’une offensive tous azimuts dans le domaine des sciences physiques, afin de contrer le matérialisme dialectique. La théorie du « Big Bang » est un exemple fameux, mais on connaît également la « théorie des cordes », « l’énergie sombre », la « matière noire », le « big bounce », le « big crunch », le « big rip », etc.
La vision bourgeoise du monde tente de contrecarrer le matérialisme dialectique dans tous les domaines, sur chaque aspect, afin d’empêcher que ne se forme un esprit de synthèse. Lénine cite abondamment des remarques de physiciens sur les dernières théories ; il mentionne notamment le français Henri Poincaré (1854-1912).
Le dénominateur commun des entreprises bourgeoises est de nier la matière, de prétendre qu’on ne peut pas la saisir. Il y a quelque chose de littéralement baroque dans cette conception d’une matière insaisissable, n’obéissant qu’à l’imprévue, au hasard.
En fait, sous prétexte de rejeter le dogmatisme féodal, les scientifiques se précipitent dans un relativisme qui n’amène qu’à l’idéalisme également.
Voici comment Lénine voit les choses :
« Le matérialisme dialectique insiste sur le caractère approximatif, relatif, de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés, sur l’absence, dans la nature, de lignes de démarcation absolues, sur le passage de la matière mouvante d’un état à un autre qui nous paraît incompatible avec le premier, etc.
Quelque singulière que paraisse au point de vue du « bon sens » la transformation de l’éther impondérable en matière pondérable et inversement ; quelque « étrange » que soit l’absence, chez l’électron, de toute autre masse que la masse électromagnétique ; quelque inhabituelle que soit la limitation des lois mécaniques du mouvement au seul domaine des phénomènes de la nature et leur subordination aux lois plus profondes des phénomènes électro‑magnétiques, etc., tout cela ne fait que confirmer une fois de plus le matérialisme dialectique.
La nouvelle physique a dévié vers l’idéalisme, principalement parce que les physiciens ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme métaphysique (au sens où Engels employait ce mot, et non dans son sens positiviste, c’est-à-dire inspiré de Hume) avec sa « mécanicité » unilatérale, et jeté l’enfant avec l’eau sale.
Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments de la matière connus jusqu’alors, ils ont glissé à la négation de la matière, c’est-à-dire de la réalité objective du monde physique. Niant le caractère absolu des lois les plus importantes, des lois fondamentales, ils ont glissé à la négation de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles, ont-ils déclaré, ne sont que pures conventions, « limitation de l’attente », « nécessité logique », etc.
Insistant sur le caractère approximatif, relatif, de nos connaissances, ils ont glissé à la négation de l’objet indépendant de la connaissance, reflété par cette dernière avec une fidélité approximative et une relative exactitude. Et ainsi de suite à l’infini. »
Inévitablement, en réfutant le matérialisme dialectique, les penseurs bourgeois sont obligés de procéder à la liquidation du concept même de matière. Il ne reste plus que la pensée, qui prend les choses à sa manière, qui ne prétend plus comprendre la réalité, mais en saisir certains aspects seulement, pour ses besoins, les voyant à sa manière.
On bascule toujours plus dans le subjectivisme ; les physiciens de l’époque de Lénine se précipitaient dans le kantisme, leurs conceptions étaient en physique une copie des idéalistes en philosophie.
Or, Lénine considère que seul le matérialisme dialectique peut guider la physique, lui donner une base authentiquement scientifique. L’idéalisme nie la matière, invente des « mouvements » qui seraient indépendants, tombés du ciel ; il y aurait un « dynamisme », un « vitalisme », etc.