Cette étude est une partie d’un tout plus important. Vers 1875, le Dr Eugen Dühring, privat-docent1 à l’université de Berlin, annonça soudain et avec assez de bruit sa conversion au socialisme et se présenta au publie allemand avec une théorie socialiste complète, comportant tout un plan de réorganisation pratique dé la société : comme de juste, il tomba à bras raccourci sur ses prédécesseurs ; il s’en prit surtout à Marx sur qui il déversa les flots de sa rage.
Cela se passait à peu près au temps où les deux fractions du parti socialiste allemand – le groupe d’Eisenach et les lassaliens – fusionnaient 2 et acquéraient de ce fait, non seulement un immense accroissement de forces, mais ce qui est plus important encore, le moyen de mettre en jeu toute cette force contre l’ennemi commun. Le parti socialiste était en train de devenir rapidement en Allemagne une puissance. Mais pour devenir une puissance, il fallait que l’unité nouvellement conquise ne fût pas menacée.
Or le Dr Dühring se mit ouvertement à grouper autour de sa personne une coterie, le noyau d’un parti séparatiste de l’avenir. Il était donc nécessaire de relever le gant qui nous était jeté et, bon gré mal gré, d’engager la lutte.
L’affaire n’était pas extraordinairement difficile, mais de longue haleine. Nous autres Allemands, comme chacun le sait, nous sommes d’une Gründlichkeit terriblement pesante, profondément radicale ou radicalement profonde, comme il vous plaira de la nommer.
Chaque fois que l’un de nous accouche de ce qu’il considère comme une nouvelle théorie, il doit commencer par l’élaborer en un système embrassant le monde entier. Il doit démontrer que les premiers principes de la logique et que les lois fondamentales de l’univers n’ont existé de toute éternité que pour conduire l’esprit humain à cette théorie nouvellement découverte et qui couronne tout : sous ce rapport le Dr Dühring était à la hauteur du génie national.
Ce n’était rien de moins qu’un Système complet de philosophie de l’esprit, de la morale, de la nature et de l’histoire, qu’un Système complet d’économie politique et de socialisme et enfin qu’une Critique historique de l’économie politique – trois gros in-octavo, aussi lourds de forme que de contenu, trois corps d’armée d’arguments mobilisés contre tous les philosophes et économistes antérieurs en général et contre Marx en particulier, en réalité, une tentative de complet «bouleversement de la science» – voilà à quoi je devais m’atteler.
J’avais à traiter de tout et d’autres sujets encore; depuis les concepts de temps et d’espace jusqu’au bimétallisme, depuis l’éternité de la matière et du mouvement jusqu’à la périssable nature de nos idées morales, depuis la sélection naturelle de Darwin jusqu’à l’éducation de la jeunesse dans une société future. Néanmoins, l’universalité systématique de mon adversaire me procurait l’occasion de développer en opposition à lui, et pour la première fois dans leur enchaînement, les opinions que nous avions, Marx et moi, sur cette grande variété de sujets. Telle fut la principale raison qui m’engagea à entreprendre cette tâche, d’ailleurs ingrate.
Ma réponse, d’abord publiée en une série d’articles dans le Vorwärts de Leipzig, l’organe principal du parti socialiste, fut ensuite imprimée en un volume sous le titre: M. Eugen Dühring bouleverse la science. Une deuxième édition parut à Zürich en 1886.
Sur la demande de mon ami Paul Lafargue, je remaniai trois chapitres 3 de ce volume pour former une brochure qu’il traduisit et publia 4 en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique. Une édition polonaise et une espagnole furent faites d’après le texte français ; mais en 1883 nos amis d’Allemagne firent paraître la brochure dans sa langue originelle; depuis, des traductions faites sur le texte allemand ont été publiées en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de telle sorte qu’avec cette présente édition anglaise, ce petit volume circule en dix langues.
Je ne connais aucun autre ouvrage socialiste, pas même notre Manifeste communiste de 1848 et Le Capital de Marx, qui ait été si souvent traduit : en Allemagne il a eu quatre éditions formant un total de 20 000 exemplaires…
Les termes économiques employés dans ce livre correspondent, dans la mesure où ils sont nouveaux, à ceux de l’édition anglaise du Capital de Marx. Nous désignons par «production des marchandises» cette phase de l’économie dans laquelle les denrées ne sont pas produites seulement pour l’usage du producteur, mais en vue de l’échange, c’est-à-dire comme marchandises, et non comme valeurs d’usage.
Cette phase s’étend depuis les premiers débuts de la production pour l’échange jusqu’à nos jours; elle n’atteint son plein développement qu’avec la production capitaliste, c’est-à-dire avec les conditions dans lesquelles le capitaliste, propriétaire des moyens de production, occupe pour un salaire des ouvriers, gens privés de tout moyen de production à l’exception de leur propre force de travail, et empoche l’excédent du prix de vente des produits sur ses dépenses.
Nous divisons l’histoire de la production industrielle, depuis le moyen âge, en trois périodes :
1- L’artisanat, petits maîtres-artisans assistés de quelques compagnons et apprentis, où chaque ouvrier fabrique l’article entier.
2- La manufacture, où un assez grand nombre d’ouvriers, groupés dans un grand atelier, fabrique l’article entier selon le principe de la division du travail, c’est-à-dire que chaque ouvrier n’exécute qu’une opération partielle, de sorte que le produit n’est terminé qu’après avoir passé successivement entre les mains de tous.
3- L’industrie moderne, où le produit est fabriqué par une force, et où le travail de l’ouvrier se borne à la surveillance et à la correction des opérations accomplies par la mécanique.
Je sais parfaitement que ce travail ne sera pas accueilli favorablement par une partie considérable du public anglais. Mais si nous, continentaux, nous avions prêté la moindre attention aux préjugés de la respectabilité britannique, nous nous trouve-rions dans une position pire que celle où nous sommes.
Cette brochure défend ce que nous nommons le « matérialisme historique » et le mot matérialisme écorche les oreilles de l’immense majorité des lecteurs anglais. Agnosticisme serait tolérable, mais matérialisme est absolument inadmissible.
Et cependant le berceau du matérialisme moderne n’est, depuis le XVIIe siècle, nulle part ailleurs… qu’en Angleterre. Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».
Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme.
« Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes.
D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, tel-les sont les conditions principales d’une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l’expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.
Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’homme total dans l’éclat de sa poétique sensualité ; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’inconséquences théologiques.
Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale.
Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement.
Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du monde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms.
Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense.
Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin. C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu.
Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques. Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible.
C’est Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes. De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le théisme n’est qu’un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion. »
Ainsi écrivait Marx à propos de l’origine britannique du matérialisme moderne : si les Anglais d’aujourd’hui ne sont pas particulièrement enchantés de la justice rendue à leurs ancêtres, tant pis pour eux! Il n’en reste pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pères de cette brillante pléiade de matérialistes français qui, en dépit des victoires sur terre et sur mer remportées sur la France par les Anglais et les Allemands, firent du XVIIIe siècle le siècle français par excellence, même avant son couronnement par la Révolution française, dont nous essayons encore en Allemagne et en Angleterre d’acclimater les résultats.
Il n’y a pas à le nier : l’étranger cultivé qui, vers le milieu du siècle, élisait domicile en Angleterre, était frappé d’une chose, et c’était comme il était contraint de le comprendre, la stupidité et la bigoterie religieuse de la « respectable » classe moyenne anglaise.
Nous étions à cette époque tous matérialistes ou tout au moins des libres penseurs très avancés et il était inconcevable pour nous que presque tous les gens cultivés pussent ajouter foi à toutes sortes d’impossibles miracles et que même des géologues, comme Buckland et Mantell, déformassent les données de leur science pour qu’elles ne vinssent pas trop en contradiction avec les mythes de la Genèse : tandis que pour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facultés intellectuelles en matière religieuse, il fallait aller parmi les gens incultes, les great unwashed, comme on les dénommait, parmi les travailleurs, spécialement parmi les socialistes oweniens.
Mais, depuis, l’Angleterre s’est « civilisée ».
L’exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire : elle s’est graduellement internationalisée pour la nourriture, les mœurs et les idées, à un tel point que je me prends à souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent leur chemin sur le continent, comme d’autres coutumes continentales l’ont fait ici. N’importe, la propagation de l’huile à salade, que seule l’aristocratie connaissait avant 1851, a été accompagnée d’une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse, et il est arrivé que l’agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi comme il faut que l’Église d’Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, sur le même plan que le baptisme et incontestablement au-dessus de l’Armée du salut.
Je ne puis m’empêcher de songer que, dans la circonstance, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l’irréligion d’apprendre que ces «notions de date récente» ne sont pas d’origine étrangère et manufacturées en Allemagne, ainsi que beaucoup d’objets d’usage quotidien, mais qu’elles sont, sans contradiction possible, tout ce qu’il y a de plus Old England et que les Anglais d’il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n’osent encore le faire leurs descendants d’aujourd’hui.
En fait, qu’est-ce que c’est que l’agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu’a l’agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n’admet pas l’intervention d’une action extérieure ; mais il ajoute par précaution: «Nous ne possédons pas le moyen d’affirmer ou d’infirmer l’existence d’un être suprême quelconque au-delà de l’univers connu.»
Cela pouvait avoir sa raison d’être à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, lui demandant pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné le nom du créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. »
Mais aujourd’hui, avec notre conception évolutionniste de l’Univers, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un être suprême, mis à la porte de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.
Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les données fournies par les sens : mais il s’empresse d’ajouter : « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? »
Et il continue, en nous informant que, quand il parle des objets ou de leurs qualités, il n’entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu’ils ont produites sur ses sens. Voilà certes un genre de conception qu’il semble difficile de combattre avec des arguments,
Mais avant l’argumentation était l’action. Im Anfang war die Tat 5. Et l’action humaine a résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l’eût inventée. The proof of the pudding is in the eating 6. Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d’après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l’exactitude ou l’inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l’usage de l’objet qu’elles nous ont suggéré est faux ; par conséquent notre tentative doit échouer.
Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l’objet correspond à la représentation que nous en avons, qu’il donne ce que nous attendions de son usage, c’est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l’objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous.
Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d’une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d’autres perceptions. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d’éduquer et d’utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus.
Jusqu’ici il n’y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu’il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.
Et voici que paraît l’agnostique néo-kantien, et il dit : « Nous pouvons certes percevoir peut-être correctement les qualités d’un objet, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose elle-même. La chose en soi est au-delà de notre connaissance. » Hegel, depuis longtemps, a déjà répondu: « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste plus que le fait que la dite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, le célèbre inconnaissable, le Ding an sich de Kant. » 7
Il est juste d’ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, ce qui est plus, reproduites par les progrès gigantesques de la science : ce que nous pouvons produire, nous ne pouvons pas prétendre le considérer comme inconnaissable.
Les substances organiques étaient ainsi, pour la chimie de la première moitié du siècle, des objets mystérieux ; aujourd’hui, nous apprenons à les fabriquer les unes après les autres avec leurs éléments chimiques, sans l’aide d’aucun processus organique.
Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être fabriqué avec ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps albuminoïdes ; mais il n’y a pas de raison pour désespérer de parvenir à cette connaissance, après des siècles de recherches s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous arriverons à produire de l’albumine artificielle. Quant nous serons arrivés là, nous aurons fabriqué la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps albuminoïdes.
Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le plus fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien: « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement – l’énergie, comme on dit à présent – ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à un moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto.
Il vous dira: « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers; pour ce qui nous regarde, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme.
En tout cas, une chose me paraît claire : même si j’étais un agnostique, il est évident que je ne pourrais appeler la conception de l’histoire esquissée dans ce petit livre « agnosticisme historique ». Les gens pieux se moqueraient de moi, et les agnostiques s’indigneraient et me demanderaient si je veux les tourner en ridicule.
J’espère donc que même la « respectabilité » britannique ne sera pas trop scandalisée si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues, du mot matérialisme historique pour désigner une conception de l’histoire qui recherche la cause première et le grand moteur de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d’échange, dans la division de la société en classes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles.
On m’accordera d’autant plus facilement cette permission si je montre que le matérialisme historique peut être de quelque avantage même à la respectabilité britannique. J’ai déjà remarqué qu’il y a quelque quarante ou cinquante ans de cela, l’étranger cultivé qui s’établissait en Angleterre était choqué de ce qu’il nommait la bigoterie religieuse et la stupidité de la respectable classe moyenne. Je vais démontrer que la respectable classe moyenne de l’Angleterre de cette époque n’était pas aussi stupide qu’elle paraissait l’être à l’intelligent étranger. On peut expliquer ses inclinations religieuses.
Quand l’Europe émergea du moyen âge, la bourgeoisie grandissante des villes constituait chez elle l’élément révolutionnaire. Elle avait conquis dans l’organisation féodale une position qui déjà était devenue trop étroite pour sa force d’expansion. Le libre développement de la classe moyenne, de la bourgeoisie, devenait incompatible avec le maintien du système féodal : le système féodal devait donc être détruit.
Le grand centre international du féodalisme était l’Église catholique romaine. Elle réunissait toute l’Europe féodale de l’Occident, malgré ses guerres intestines, en un grand système politique, opposé aux Grecs schismatiques aussi bien qu’aux pays musulmans. Elle couronnait les institutions féodales de l’auréole d’une consécration divine. Elle avait modelé sa propre hiérarchie sur celle de la féodalité et elle avait fini par devenir le seigneur féodal le plus puissant, propriétaire d’un bon tiers au moins des terres du monde catholique. Avant que le féodalisme pût être attaqué en détail dans chaque pays, il fallait que son organisation centrale sacrée fût détruite.
Or, parallèlement à la montée de la bourgeoisie, se produisit le grand essor de la science ; de nouveau, l’astronomie, la mécanique, la physique, l’anatomie et la physiologie étaient cultivées. La bourgeoisie avait besoin, pour le développement de sa production industrielle, d’une science qui étudiât les propriétés physiques des objets naturels et les modes d’action des forces de la nature. Jusque-là, la science n’avait été que l’humble servante de l’Église, qui ne lui avait jamais permis de franchir les limites posées par la foi; elle était tout, sauf une science. Elle s’insurgea contre l’Église ; la bourgeoisie, ne pouvant rien sans la science, se joignit au mouvement de révolte.
Ces remarques, bien qu’intéressant seulement deux des points où la bourgeoisie montante devait fatalement entrer en collision avec la religion établie, suffiront pour démontrer d’abord que la classe la plus directement intéressée dans la lutte contre la position de force, de l’Église catholique était la bourgeoisie, et ensuite que toute lutte contre le féodalisme devait à l’époque revêtir un déguisement religieux et être dirigée en premier lieu contre l’Église.
Mais si les Universités et les marchands des villes lancèrent le cri de guerre, il était certain qu’il trouverait – et il trouva en effet – un puissant écho dans les masses populaires des campagnes, chez les paysans, qui partout devaient durement lutter pour leur existence même contre leurs seigneurs féodaux, tant spirituels que temporels.
La longue lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme fut marquée par trois grandes et décisives batailles.
La réforme protestante.
La première est la Réforme protestante en Allemagne. Au cri de guerre de Luther contre l’Église, deux insurrections politiques répondirent : l’insurrection de la petite noblesse dirigée par Franz de Sickingen (1523) et la grande guerre des Paysans (1525). Toutes les deux furent vaincues, surtout à cause de l’indécision des bourgeois des villes, qui y étaient cependant les plus intéressés ; nous ne pouvons ici rechercher les causes de cette indécision. Dès ce moment, la lutte dégénéra en une querelle entre les princes locaux et le pouvoir central de l’empereur, et pendant deux siècles, eut pour conséquence de rayer l’Allemagne du nombre des nations européennes jouant un rôle politique.
La réforme luthérienne enfanta néanmoins une nouvelle religion, la religion dont avait précisément besoin la monarchie absolue. Les paysans allemands du Nord-Est n’étaient pas plutôt convertis au luthéranisme, qu’ils étaient transformés d’hommes libres en serfs.
Mais là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habileté de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle.
Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues ; et cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que tous les anciens centres de commerce et toutes les routes commerciales étaient remplacés par d’autres, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économique les plus respectables par leur antiquité – la valeur respective de l’or et de l’argent – commençaient à chanceler et à s’écrouler.
De plus la constitution de l’Église de Calvin était absolument démocratique et républicaine, et là où le royaume de Dieu était républicanisé, les royaumes de ce monde ne pouvaient rester sous la domination de monarques, d’évêques et de seigneurs féodaux. Tandis que le luthéranisme allemand consentait à devenir un instrument docile entre les mains des petits princes allemands, le calvinisme fonda une République en Hollande et d’actifs partis républicains en Angleterre et surtout en Écosse.
La révolution anglaise, naissance du matérialisme.
Le deuxième grand soulèvement de la bourgeoisie trouva dans le calvinisme une doctrine taillée et cousue à sa mesure. L’explosion eut lieu en Angleterre 8. Les classes moyennes des villes se lancèrent les premières dans le mouvement, et la yeomanry des campagnes le fit triompher. Il est assez curieux que, dans les trois grandes révolutions de la bourgeoisie, la paysannerie fournisse les armées pour soutenir le combat et qu’elle soit précisément la classe qui doive être le plus sûre-ment ruinée par les conséquences économiques de la victoire.
Un siècle après Cromwell, la yeomanry avait vécu. Cependant sans cette yeomanry et sans l’élément plébéien des villes, jamais la bourgeoisie livrée à ses propres forces n’aurait pu continuer la lutte jusqu’à la victoire et n’aurait pu faire monter Charles Ier sur l’échafaud. Pour que ces conquêtes de la bourgeoisie, qui étaient mûres et prêtes à être moissonnées, pussent être assurées, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but – exactement comme en France en 1793 et comme en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois de l’évolution de la société bourgeoise.
Cet excès d’activité révolutionnaire fut suivi en Angleterre par l’inévitable réaction, qui, à son tour, dépassa le point où elle aurait pu se maintenir. Après une série d’oscillations, le nouveau centre de gravité finit par être atteint et il devint un nouveau point de départ. La grande période de l’histoire anglaise, que la « respectabilité » nomme la « grande rébellion », et les luttes qui suivirent parviennent à leur achèvement avec l’événement relativement mesquin de 1689, que cependant les historiens libéraux décorent du titre de « glorieuse révolution ».
Le nouveau point de départ était un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux. Ces derniers, bien que nommés alors comme aujourd’hui l’aristocratie, étaient depuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard : le « premier bourgeois du royaume ». Heureusement pour l’Angleterre, les vieux barons féodaux s’étaient entre-tués durant la guerre des Deux-Roses (9.
Leurs successeurs, quoique généralement issus des mêmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatérales si éloignées qu’ils constituèrent un corps tout à fait nouveau ; leurs habitudes et leurs goûts étaient plus bourgeois que féodaux ; ils connaissaient parfaitement la valeur de l’argent et ils commencèrent immédiatement à augmenter leurs rentes foncières, en expulsant des centaines de petits fermiers et en les remplaçant par des moutons. Henry VIII, en dissipant en donations et prodigalités les terres de l’Église, créa une légion de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois : les innombrables confiscations de grands domaines, qu’on recédait à des demi ou à de parfaits parvenus, continuées après lui pendant tout le XVIIe siècle, aboutirent au même résultat.
C’est pourquoi à partir de Henry VII, l’aristocratie anglaise, loin de contrecarrer le développement de la production industrielle, avait au contraire cherché à en bénéficier indirecte-ment; et de même il s’était toujours trouvé un grand nombre de grands propriétaires fonciers disposés, pour des raisons économiques et politiques, à coopérer avec les leaders de la bourgeoisie industrielle et financière. Le compromis de 1689 se réalisa donc aisément. Les dépouilles politiques – postes, sinécures, gros traitements – étaient abandonnées aux grandes familles nobiliaires, à condition que les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière ne fussent pas négligés. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l’époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation. Il y avait bien des querelles sur les questions de détail, mais l’oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prospérité économique était irrévocablement liée à celle de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
À partir de ce moment, la bourgeoisie devint un élément modeste, mais officiellement reconnu, des classes dominantes de l’Angleterre, ayant avec les autres fractions un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-même occupa la position de maître ou, comme on disait jusqu’à ces derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses ouvriers, commis et domestiques. Son intérêt lui commandait de leur soutirer autant de bon travail que possible ; pour cela il devait les accoutumer à la soumission convenable.
Il était lui-même religieux, la religion avait été le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs ; il ne fut pas long à découvrir les avantages que l’on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l’esprit de ses inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres que, dans sa sagesse impénétrable, il avait plu à Dieu de placer au-dessus d’eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait à prendre sa part dans l’oppression des « classes inférieures », de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d’oppression fut l’influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie: la naissance du matérialisme en Angleterre.
Cette nouvelle doctrine impie choquait non seulement les pieux sentiments de la classe moyenne, mais elle s’annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu’aux érudits et aux gens du monde cultivés, par opposition à la religion assez bonne pour la grande masse inculte, y compris la bourgeoisie.
Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l’omnipotence et des prérogatives royales; il faisait appel à, la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus 10 qu’était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc. ; la nouvelle forme déiste ou matérialiste demeura, comme par le passé, une doctrine aristocratique, ésotérique et par conséquent odieuse à la bourgeoisie et par son hérésie religieuse, et par ses connexions politiques anti-bourgeoises.
Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuart, continuèrent à constituer la force principale de la classe moyenne progressive et forment aujourd’hui encore l’épine dorsale du « grand Parti libéral ».
Matérialisme du XVIIIe siècle et Révolution française
Cependant, le matérialisme passait d’Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme avec laquelle il se fondit. Tout d’abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s’affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s’attaquèrent à toutes les traditions scientifiques et institutions politiques de leur temps; et afin de prouver que leur doctrine avait une application universelle, ils prirent au plus court et l’appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans une oeuvre de géants qui leur valut leur nom – l’Encyclopédie.
Ainsi sous l’une ou l’autre de ses deux formes – matérialisme déclaré ou déisme – ce matérialisme devint la conception du monde de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lors-que la grande Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, fournit leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l’homme.
La grande Révolution française fut le troisième soulèvement de la bourgeoisie ; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu’à l’anéantissement de l’un des combattants, l’aristocratie, et jusqu’au complet triomphe de l’autre, la bourgeoisie.
En Angleterre, la continuité des institutions pré-révolutionnaires et post-révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans la conservation respectueuse des formes féodales de la loi. La Révolution française fut une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme et créa, avec le code civil, une magistrale adaptation de l’ancien droit romain aux conditions du capitalisme moderne; il est l’expression presque parfaite des relations juridiques correspondant au stade de développement économique que Marx nomme la production marchande; si magistrale, que ce code de la France révolutionnaire sert aujourd’hui encore de modèle pour la réforme du droit de propriété dans tous les pays, sans en excepter l’Angleterre.
N’oublions pas cependant que si la loi anglaise continue à exprimer les relations économiques de la société capitaliste dans cette langue barbare de la féodalité, qui correspond à la chose à exprimer exactement comme l’orthographe anglaise correspond à la prononciation anglaise, – Vous écrivez Londres et vous prononcez Constantinople, disait un Français, – cette même loi anglaise est aussi la seule qui ait conservé intacte et transmis à l’Amérique et aux colonies la meilleure part de cette liberté personnelle, de ce self-govemment local et de cette indépendance à l’égard de toute intervention étrangère, celle des cours de justice exceptée, bref de ces vieilles libertés germaniques qui sur le continent ont été perdues pendant l’époque de la monarchie absolue et n’ont été pleinement reconquises nulle part. Mais revenons à notre bourgeois anglais.
La Révolution française lui procura une splendide occasion de détruire avec le concours des monarchies continentales le commerce maritime français, d’annexer des colonies françaises et d’écraser les dernières prétentions de la France à la rivalité sur mer.
C’est une des raisons pour laquelle il combattit la Révolution. L’autre était que les méthodes de cette Révolution lui étaient profondément déplaisantes. Non seulement son « exécrable » terrorisme, mais même sa tentative de pousser jusqu’au bout la domination bourgeoise.
Que deviendrait la bourgeoisie anglaise sans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manières (pour vilaines qu’elles fussent), qui inventait pour elle ses modes, qui fournissait des officiers à l’armée, pour le maintien de l’ordre à l’intérieur, et à la flotte, pour la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés ? Il est vrai qu’il y avait une minorité progressive de la bourgeoisie, dont les intérêts n’étaient pas aussi bien servis par ce compromis ; cette fraction, recrutée principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisa avec la Révolution, mais elle était impuissante dans le Parlement.
Ainsi, tandis que le matérialisme devenait le credo de la Révolution française, le bourgeois anglais, vivant dans la crainte du Seigneur, se cramponna d’autant plus à sa religion. Le règne de la Terreur à Paris n’avait-il pas montré à quoi on arriverait si la masse perdait ses sentiments religieux?
Plus le matérialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforcé par des courants théoriques similaires, en particulier par la philosophie allemande, plus le matérialisme et la libre-pensée devenaient, sur le continent, les qualités requises de tout esprit cultivé, plus la classe moyen-ne d’Angleterre se cramponnait à ses multiples confessions religieuses. Ces confessions différaient entre elles, mais toutes étaient résolument religieuses et chrétiennes.
Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre Watt, Arkwright, Cartwright 11 et d’autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. La richesse de la bourgeoisie grandit à une vitesse infiniment plus rapide que celle de l’aristocratie foncière. Dans la bourgeoisie elle-même, l’aristocratie financière, les banquiers, etc., étaient relégués au second plan par les manufacturiers.
Le compromis de 1689, même après les changements graduels qu’il avait subis à l’avantage de la bourgeoisie, ne correspondait plus aux positions relatives des parties contractantes. Le caractère de ces parties s’était également modifié ; la bourgeoisie de 1830 différait grandement de celle du siècle précédent. Le pouvoir politique, demeuré entre les mains de l’aristocratie, qui l’employait pour résister aux prétentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, devint incompatible avec les nouveaux intérêts économiques.
Une lutte nouvelle avec l’aristocratie s’imposait, qui ne pouvait se terminer que par la victoire de la nouvelle puissance économique. D’abord, sous l’impulsion imprimée par la Révolution française de 1830, le Reform Act passa en dépit de toutes les oppositions. Il donna à la bourgeoisie une position puissante et reconnue dans le Parlement. Puis l’abrogation des lois sur les céréales assura à jamais la suprématie de la bourgeoisie sur l’aristocratie foncière, principalement de sa fraction la plus active, les fabricants.
C’était la plus grande victoire de la bourgeoisie ; ce fut la dernière qu’elle remporta pour son profit exclusif. Tous ses autres triomphes, par la suite, elle dut en partager les bénéfices avec une nouvelle puissance sociale, d’abord son alliée, mais bientôt sa rivale.
La révolution industrielle avait donné naissance à une classe de puissants industriels capitalistes mais aussi à une classe d’ouvriers d’industrie bien plus nombreuse. Cette classe grandit au fur et à mesure que la révolution industrielle s’emparait branche par branche de toute la production, et sa puissance grandissait en proportion. Cette puissance se fit sentir dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à abolir les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l’agitation pour le Reform Act, les ouvriers formèrent l’aile radicale du parti de la réforme: le Reform Act de 1832 les ayant exclus du droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans la charte du peuple et s’organisèrent en opposition au grand parti bourgeois indépendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes.
Alors éclatèrent les révolutions continentales de février-mars 1848, dans les-quel-les le peuple ouvrier joua un rôle si prépondérant et formula, du moins à Paris, des revendications qui, à coup sûr, étaient inadmissibles du point de vue de la société capitaliste. Et alors survint la réaction générale.
D’abord la défaite des chartistes, le 10 avril 1848 ; puis l’écrasement de l’insurrection des ouvriers parisiens, en juin; puis les défaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l’Allemagne du Sud, et finalement la victoire de Louis Bonaparte sur Paris, le 2 décembre 1851. Enfin, pour un temps, l’épouvantail des revendications ouvrières était renversé, mais à quel prix! Si auparavant la bourgeoisie anglaise était déjà convaincue qu’il fallait maintenir l’esprit religieux dans la classe ouvrière, combien elle en sentit la nécessité plus impérieuse après toutes ces expériences !
Sans daigner prêter attention aux railleries de leurs compères continentaux, les bourgeois anglais continuèrent à dépenser millions sur millions, chaque année, pour l’évangélisation des classes inférieures ; non satisfait de sa propre machinerie religieuse, John Bull appela à son secours Frère Jonathan 12, le plus habile organisateur de l’époque en fait d’entreprise religieuse, importa d’Amérique le revivalism 13, Moody et Sankey 14 et leurs pareils, et finalement il accepta l’aide dangereuse de l’Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, déclare que les pauvres sont des élus, combat le capitalisme à sa manière religieuse et entretient ainsi un élément primitif d’antagonisme chrétien de classe, susceptible de devenir un jour dangereux pour les possédants qui sont aujourd’hui ses bailleurs de fonds.
Il semble que ce soit une loi du développement historique, que la bourgeoisie ne puisse, en aucun pays d’Europe, s’emparer du pouvoir politique – du moins pour un temps assez prolongé – de la même manière exclusive que l’aristocratie féodale l’a conservé au moyen âge. Même en France, où la féodalité fut complètement extirpée, la bourgeoisie en tant que classe n’a détenu le pouvoir que pendant des périodes très courtes. Pendant le règne de Louis-Philippe (1830-1848), une très petite fraction de la bourgeoisie seule-ment régna, la fraction la plus nombreuse étant exclue du suffrage par un cens très élevé 15.
Sous la deuxième République (1848-1851), la bourgeoisie tout entière régna, mais trois ans seulement ; son incapacité fraya la route à l’Empire. C’est seulement sous la troisième République que la bourgeoisie, en son entier, a conservé le pouvoir pendant plus de vingt ans ; elle donne déjà des signes réconfortants de décadence 16.
Un règne durable de la bourgeoisie n’a été possible que dans des pays comme l’Amérique, où il n’y avait pas de féodalité et où, d’emblée, la société se constitua sur la base bourgeoise. Cependant en Amérique, comme en France, les successeurs de la bourgeoisie, les ouvriers, frappent déjà à la porte. La bourgeoisie ne posséda jamais en Angleterre le pouvoir sans partage.
Même la victoire de 1832 laissait l’aristocratie foncière en possession presque exclusive de toutes les hautes fonctions gouvernementales. L’humilité avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeura pour moi incompréhensible, jusqu’à ce que j’eusse entendu dans un discours public le grand manufacturier libéral, M. W. A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d’apprendre le français pour faire leur chemin dans le monde; il citait sa propre expérience et racontait combien il s’était à lui-même apparu stupide, quand, en sa qualité de ministre, il se trouva brusquement dans une société où le français était au moins aussi nécessaire que l’anglais.
En effet, les bourgeois anglais étaient en moyenne à cette époque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d’abandonner bon gré mal gré à l’aristocratie les postes supérieurs du gouvernement, où il était nécessaire d’avoir d’autres qualités que l’étroitesse insulaire et la suffisance insulaire, épicées de roublardise 17 commerciale. Même aujourd’hui les dé-bats interminables de la presse sur l’éducation bourgeoise démontrent surabondamment que la classe moyenne anglaise ne se croit pas assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste.
Ainsi, même après l’abrogation des lois sur les céréales 18, on considéra comme une chose entendue, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc., devaient rester exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays; il leur fallut attendre vingt ans pour qu’un nouveau Reform Act 19 leur ouvrît les portes du ministère. La bourgeoisie anglaise est encore aujourd’hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu’elle entretient à ses propres frais et à ceux du peuple une classe décorative de paresseux pour représenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles, et qu’elle se considère hautement honorée quand un de ses membres est trouvé assez digne pour être admis dans ce corps exclusif, fabriqué après tout par elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerciale n’était donc pas encore parvenue à éliminer l’aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un nouveau rival, la classe ouvrière, fit son apparition La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (communément attribué au seul libre-échange, mais dû bien plus au colossal développe-ment des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communications en général) avaient une fois encore courbé la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré-chartistes l’aile radicale.
La revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible; tandis que les leaders whigs 20 du Parti libéral s’effaraient, Disraeli montra sa supériorité en forçant les tories 21 à saisir l’occasion et à introduire une extension du droit de vote selon l’habitat (pouvait voter quiconque habitait une maison individuelle) aux districts urbains et un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le vote secret et, en 1884, l’extension du suffrage selon l’habitat à toutes les circonscriptions, même les circonscriptions rurales (comtés) et un nouveau remaniement de celles-ci qui les rendaient à peu près égales. Toutes ces mesures augmentaient considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans 150 à 200 collèges électoraux, les ouvriers forment maintenant la majorité des votants.
Mais le parlementarisme est une excellente école pour enseigner le respect de la tradition ; si la bourgeoisie regarde avec vénération et crainte religieuse ce que lord Manners appelle plaisamment « notre vieille noblesse », la masse des ouvriers regarde avec respect et déférence ceux qu’on appelait alors la « classe supérieure », les bourgeois, qu’elle est habituée à considérer comme ses « supérieurs ». L’ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d’années, l’ouvrier modèle, dont la respectueuse déférence pour son maître et la timidité à réclamer ses droits consolaient nos « socialistes de la chaire 22 » des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.
Mais les bourgeois anglais, qui sont des hommes d’affaires, virent plus loin que les professeurs allemands. Ce n’est qu’à contrecœur qu’ils avaient partagé leur pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris à l’époque du chartisme de quoi était capable le peuple ce puer robustus sed malitiosus; et depuis ils avaient été contraints d’accepter la plus grande partie de la charte du peuple et de l’incorporer dans la constitution de la Grande-Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d’action sur les masses est et reste encore la religion. De là les majorités d’ecclésiastiques dans les School boards, de là les dépenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s’impose pour encourager toute sorte de démagogie dévote, depuis lé ritualisme jusqu’à l’Armée du Salut.
Et c’est alors qu’éclata le triomphe de la respectabilité britannique sur la libre pensée et le relâchement religieux du bourgeois continental. Les ouvriers de France et d’Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme ; et pour de bonnes raisons ils n’avaient pas de préjugés sur la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir.
Le puer robustus était devenu de jour en jour plus malitiosus. Il ne restait aux bourgeoisies française et allemande, comme dernière ressource, qu’à jeter tout doucement par-dessus bord leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure du mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant: l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum. qu’il était impossible d’éviter.
La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s’étaient fourvoyés avec leur matérialisme. Die Religion muss dem Volk erhalten werden – il faut conserver la religion pour le peuple, – elle seule peut sauver la société de la ruine totale. Malheureusement pour eux, ils ne firent cette découverte qu’après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours. Et, maintenant, c’était au bourgeois britannique de prendre sa revanche et de s’écrier: « Imbéciles ! il y a deux siècles que j’aurais pu vous dire cela ! »
Cependant, je crains que ni la religieuse stupidité du bourgeois anglais, ni la conversion post festum 23 du continental ne puissent opposer une digue à la marée montante du prolétariat. La tradition est une grande forte retardatrice, elle est la vis inertiae 24 de l’histoire, mais comme elle est simplement passive, elle est sûre de succomber ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde éternelle pour la société capitaliste. Étant donné que nos idées juridiques, philosophiques et religieuses sont les produits plus ou moins directs des conditions économiques régnant dans une société donnée, ces idées ne peuvent pas se maintenir éternellement une fois que ces conditions se sont complètement transformées. Et à moins de croire à une révélation surnaturelle, nous devons admettre qu’aucune prédication religieuse ne peut suffire à étayer une société qui s’écroule.
La classe ouvrière de l’Angleterre, de nouveau, se met en mouvement. Elle est sans doute entravée par des traditions de toute sorte. Traditions bourgeoises : telle cette croyance si répandue qu’il ne peut y avoir que deux partis, les conservateurs et les libéraux, et que la classe ouvrière doit conquérir son émancipation à l’aide du grand Parti libéral 25. Traditions ouvrières, héritées des premières tentatives d’action indépendante: telle l’exclusion des vieilles et nombreuses trade-unions de tout ouvrier n’ayant pas fait son temps réglementaire d’apprentissage, ce qui aboutit à la création de ses propres briseurs de grève par chacune de ces trade-unions. Malgré tout, la classe ouvrière est en mouvement ; même le professeur Brentano a été dans la pénible obligation d’en informer ses confrères du « socialisme de la chaire ».
Elle se meut, comme toute chose en Angleterre, d’un pas lent et mesuré, ici avec hésitation, là avec des résultats plus ou moins heureux; elle se meut ici et là avec une méfiance exagérée du mot socialisme, tandis qu’elle en absorbe la substance, et le mouvement s’étend et s’empare des couches ouvrières, l’une après l’autre. Il a déjà secoué de leur torpeur les manœuvres de l’East-End de Londres et, tous, nous avons vu quelle énergique impulsion ces nouvelles forces lui ont à leur tour imprimée.
Si la marche du mouvement est trop lente au gré des impatiences de tel ou tel, n’oublions pas que c’est la classe ouvrière qui préserve, vivantes, les plus belles qualités du caractère anglais, et quand un terrain est conquis en Angleterre, il n’est d’ordinaire jamais perdu. Si, pour les raisons dites plus haut, les fils des vieux chartistes n’ont pas été à la hauteur de la situation, les petits-fils promettent d’être dignes de leurs ancêtres. Mais le triomphe de la classe ouvrière européenne ne dépend pas seulement de l’Angleterre : il ne pourra être obtenu que par la coopération au moins de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Dans ces deux derniers pays, le mouvement ouvrier est bien en avant de celui de l’Angleterre.
En Allemagne, on peut déjà mesurer la distance qui le sépare du succès : ses progrès, depuis vingt-cinq ans, n’ont pas de précédent ; il avance avec une vitesse toujours croissante. Si la bourgeoisie allemande s’est montrée lamentablement dépourvue de capacités politiques, de discipline, de courage, d’énergie et de persévérance, la classe ouvrière allemande a donné de nombreuses preuves de toutes ces qualités. Il y a près de quatre siècles, l’Allemagne fut le point de départ du premier soulèvement de la bourgeoisie européenne ; au point où en sont les choses, serait-il impossible que l’Allemagne soit encore le théâtre de la première grande victoire du prolétariat européen?
Londres, 20 avril 1892.