Le congrès d’Amsterdam, du 14 au 20 août 1904, reflète bien les contradictions à l’œuvre au sein de la seconde Internationale. Jean Bourdeau, un journaliste français, le regarda de manière à la fois amusée et savante, décrivant avec sagacité le profond conflit se jouant à l’arrière-plan.
Au-delà de la question de la droite et de la gauche dans la seconde Internationale, il y a la question de la mise en perspective, social-démocrate comme Karl Marx et Friedrich Engels ou bien « socialiste ».
Voici comment Jean Bourdeau présente la chose dans la Revue des Deux Mondes :
« Les premières assises en ont été jetées au Congrès de Paris en 1889. L’Internationale s’est reconstituée au second Congrès de Paris en 1900, avec un bureau permanent : en 1904, elle réunissait à Amsterdam 5 délégués de l’Italie, 7 du Danemark, 66 de l’Allemagne, 3 de la Hongrie, 1 de l’Australie, 11 des Etats-Unis, 1 du Canada, 1 de l’Arménie, 101 de l’Angleterre, 2 de la République Argentine, 11 de l’Autriche, 38 de la Belgique, 3 de la Bohême, 2 de la Bulgarie, 5 de l’Espagne, 89 de la France, 33 de la Hollande, 1 du Japon, 2 de la Norvège, 29 de la Pologne autrichienne, russe et allemande, 45 de la Russie, 6 de la Suède, 7 de la Suisse, 1 de la Serbie : au total 470 délégués, qui représentent les organisations socialistes de ces divers pays.
Jamais les Russes n’avaient figuré aussi complètement à un Congrès (…).
En France, au contraire, où les députés socialistes, bourgeois en majorité, jouent le premier rôle à la Chambre, les organisations socialistes paraîtront extrêmement faibles.
Ç’a été une stupéfaction pour les Anglais d’apprendre que les bataillons sacrés de M. Guesde et de M. Vaillant ne comptent dans toute la France que 16 000 membres cotisans : ils ont fait élire 13 députés à la Chambre, et leurs candidatures multiples ont réuni 487 000 suffrages.
Quant aux jauressistes, ils ne dépassent pas 8 500 membres organisés, auxquels on a peine à arracher 30 centimes de cotisation par an !
Malgré un nombre si minime d’adhérents, qui diminue d’une année à l’autre, les jauressistes ont obtenu 406 377 voix aux dernières élections, un peu plus d’une trentaine de sièges à la Chambre, et, alliés aux radicaux et à 25 000 francs-maçons, ils gouvernent la Chambre, le Ministère et 38 millions de Français (…).
Les Allemands tiennent de beaucoup la tête, avec leurs trois millions de voix, qui les ont mis au premier rang des partis allemands dans le corps électoral, et au second rang au Reichstag avec leurs 81 députés.
De 1898 à 1903, ils ont gagné 900 000 voix. Ils n’ont devant eux que le centre catholique pour leur barrer la route ; mais ils subissent des échecs aux élections partielles, grâce au zèle de presque tous les partis à se grouper contre eux.
Les Belges, au nombre de 28 députés, ont perdu sept mandats au dernier renouvellement de la Chambre, mais au profit des libéraux, lesquels, s’ils arrivent au pouvoir, ne pourront se passer du concours des socialistes.
En 1900, les socialistes autrichiens ont perdu cinq sièges, et leur douzaine de députés ne joue au Reichsrath qu’un rôle modeste. En Italie, les socialistes comptent 42 000 membres régulièrement cotisants ; ils sont 27 au Parlement ; ils ont vu M. Giolitti, au début de son ministère, rechercher leur concours et leur offrir un portefeuille (…).
A partir de 1889, ce furent les socialistes allemands, les plus savants et les mieux organisés, les plus préoccupés de doctrines et de discipline, qui eurent la haute main sur ces Congrès.
Dans tous les pays où le socialisme s’est répandu, les partis socialistes se sont formés sur le modèle de la démocratie allemande. C’est le cas, par exemple, en Autriche, en Belgique, en Italie, en Espagne, etc.
Dans les pays où le socialisme allemand a trouvé plus de peine à se répandre, à cause de son caractère exotique, des sortes de succursales, de filiales de la Social-démocratie allemande, se sont maintenues à côté des organisations plus conformes au caractère national.
Ainsi, en Angleterre, la Social-democratic Federation ; en France, l’ancienne organisation guesdiste ; en Pologne, le parti social démocratique ; en Russie, le parti ouvrier social démocrate que dirige M. Plekhanoff, restent sous l’inspiration directe des socialistes allemands (…).
Enfin c’est en France, avec M. Jaurès, que le révisionnisme a trouvé sa plus éclatante expression.
M. Jaurès, qui fut le conseil, l’appui de M. Millerand, tant que dura le ministère Waldeck-Rousseau, et son plus ardent défenseur, M. Jaurès a repris en l’aggravant la politique ministérielle, il a fait de son parti à la Chambre le ciment du bloc radical, il a couvert de son approbation et de ses votes tous les actes du ministère Combes.
La motion Kautsky, édictée par le Congrès international de 1900, trop élastique, trop « Kaoutchousky, » selon le mot d’un plaisant, était donc restée lettre morte ; il s’agissait de la reprendre et de la renforcer.
Il suffisait pour cela d’internationaliser la motion de Dresde, en la faisant ratifier par le Congrès d’Amsterdam. Telle est la proposition que présentait au Congrès le parti de M. Vaillant et de M. Guesde, lequel joue en France le rôle d’une sorte de nonce apostolique de M. Bebel et de M. Kautsky.
La question fut d’abord discutée au sein d’une commission nommée à cet effet, car les socialistes sont dressés, depuis nombre d’années, aux jeux parlementaires, et deviennent en vérité des virtuoses.
Ce fut comme une répétition à huis clos de la grande scène attendue par le Congrès avec une impatience fébrile, répétition plus intéressante et plus passionnée que la pièce même. Dans une salle assez étroite où se pressaient les délégués qui avaient vidé le Congrès, M. Jaurès, le représentant le plus autorisé de la nouvelle méthode, était assis, assisté de quelques fidèles.
Il avait en face de lui Minos et Rhadamanthe : M. Kautsky ; Mlle Rosa Luxembourg, révolutionnaire exaltée, qui brandit parfois, dans les Congrès allemands, la torche de la Commune ; Bebel, le « Kaiser » de la social-démocratie allemande ; puis M. Guesde et M. Vaillant, le continuateur de la tradition blanquiste. Contrairement aux précédents Congrès, il n’y eut aucun tumulte.
M. Kautsky fit d’abord remarquer à M. Jaurès que son cas était bien plus grave que celui de M. Millerand, qui ne gouvernait pas en qualité de mandataire de son parti. La scène la plus vive se passa entre M. Guesde et M. Jaurès, à propos des résultats réciproques de leurs deux méthodes.
M. Jaurès reprochait à M. Guesde d’avoir fait perdre au socialisme, par son intransigeance, la place forte de Lille, et M. Guesde rendit au contraire le bloc responsable de cet échec.
Il constata que toutes les candidatures des socialistes ministériels furent des candidatures officielles, à peu d’exceptions près.
Devant la prétention de M. Jaurès d’avoir empêché la République de sombrer dans la tourmente nationaliste, M. Guesde douta que la République ait été en péril. Il opposa à la conception de M. Jaurès « que le socialisme sortira de la République, » la conception marxiste qui fait surgir le socialisme de l’évolution capitaliste.
Nous entendîmes Mlle Rosa Luxembourg s’étonner que M. Jaurès pût allier à une mine si florissante une si mauvaise conscience. Elle se plut à constater à quel point M. Jaurès était isolé, rencontrant une opposition dans son propre parti.
M. Jaurès n’eut pour alliés que des Belges, M. Furnémont, surtout M. Anseele. Ce n’est pas un ministère que M. Anseele, l’habile directeur du Vooruit de Gand, réclame du roi des Belges, c’est deux ministères, trois ministères, tous les ministères : que les socialistes s’emparent de toutes les places de la bourgeoisie, il n’y a pas de meilleure tactique.. — L’attaque de M. Bebel et la contre-attaque de M. Jaurès remplirent deux longues séances de la commission et deux séances du Congrès.
M. Jaurès se déclara, avec force, partisan de la lutte de classes, de la destruction de la propriété privée. Le fait pour le prolétariat de poursuivre son but par de violents combats, n’exclut pas l’alliance des radicaux bourgeois.
Cette alliance a porté ses fruits. La République, l’instrument indispensable à l’émancipation prolétarienne, a été sauvée. Les lois ouvrières ont abrégé le temps de travail ; les lois d’assurances, d’impôt sur le revenu, sont en préparation. Des ministres, tel M. Pelletan, fraternisent avec les syndicats (…).
Les deux conceptions contraires de la théorie et de la tactique socialistes s’exprimèrent par ces deux discours.
La doctrine marxiste, défendue par Bebel, considère les formes politiques comme subordonnées, et n’accorde d’importance qu’aux transformations économiques ; M. Jaurès attribue à la République bourgeoise la vertu mystérieuse de réaliser peu à peu le socialisme.
M. Jaurès, par ses attaques, a blessé les Allemands, très influents dans le socialisme international ; il aura donc à se débrouiller avec ses coreligionnaires d’outre-Vosges.
Comment d’ailleurs les socialistes pourraient-ils s’entendre ? Ils ne parlent pas la même langue.
Les délégués ouvriers anglais ne comprenaient rien au Congrès. Ils rejettent le shibboleth socialiste de la « lutte de classes, » qui n’exprime pas exactement, à leur sens, le conflit des intérêts économiques entre employeurs et employés. Pour eux, le socialisme consiste à gagner dix schellings par jour et à ne travailler que huit heures.
Les Français ne goûtent le socialisme qu’enguirlandé de phrases sonores : la Fraternité de l’avenir ! la République ! l’Émancipation du genre humain !
Les Allemands méprisent la rhétorique, construisent le socialisme sur la dialectique hégélienne, la conception matérialiste de l’histoire, l’infrastructure économique de la société, et autres formules alambiquées qu’ils démolissent ensuite, mais avec autant de logique.
En France, les polémiques entre socialistes vont se raviver.
— Vous n’êtes pas socialistes, disent les guesdistes aux jauressistes ministériels. — Vous n’êtes pas républicains, ripostent ces derniers ; — et cela ne sera pas pour fortifier les guesdistes devant le corps électoral.
Le bureau international a offert ses bons offices, en vue de faire cesser ces divisions fratricides ; il s’est chargé de la mission délicate de réconcilier M. Guesde et M. Jaurès, mais aucun des deux partis ne semble préparé à une entente. Ce qui peut nous toucher de plus près, c’est que M. Jaurès, afin de se laver du soupçon de réformisme et de modérantisme, tentera peut-être d’accentuer, dans le sens socialiste, la politique du bloc. »
C’est le grand paradoxe : la social-démocratie allemande tire à boulets rouges sur Jean Jaurès, mais en même temps appelle à l’unité de tous les socialistes, lui y compris. L’unité sera effective en 1905, comme Section Française de l’Internationale Ouvrière.
Il y avait, du côté de la social-démocratie allemande, avec Karl Kautsky à sa tête, une absence d’esprit de conséquence et de résolution.