[Article publié dans le n°2 de la nouvelle revue « Crise »]
S’il y a une erreur à ne pas commettre, c’est celle de réduire la crise générale du mode de production capitaliste à sa dimension économique. Une telle lecture des choses est erronée, car elle fait de l’économie un domaine en soi, indépendant du reste de la réalité, ce qui revient à séparer abstraitement les choses.
Le principe de mode de production consiste, à l’inverse, à saisir la réalité comme transformée et transformante en même temps ; il s’agit d’une réalité matérielle qui change et qui connaît des changements. En effet, un mode de production est une manière concrète pour l’humanité de produire de quoi reproduire son existence, mais également se reproduire, et même d’étendre son existence.
Cette extension est quantitative dans la mesure où l’humanité est plus nombreuse, mais elle est également qualitative, l’humanité développant davantage de facultés, profitant d’une richesse matérielle et intellectuelle plus grande.
Si l’on ne s’en tient qu’à l’économie, on ne sait pas placer une partition de Jean-Sébastien Bach ni un tableau de Jules Breton, à moins de les définir de manière mercantile, en imaginant qu’on puisse les acheter, les vendre. Si l’on prend le mode de production, alors ces œuvres d’art relèvent du patrimoine intellectuel et matériel de l’existence humaine, dans le cadre de son développement.
Il est évident que le mode de production capitaliste, de par son amplitude, est bien plus complexe que les modes de production précédents. Il a produit de nouveaux domaines, il touche de nombreuses dimensions, il est planétaire, il a un impact direct et indirect sur la vie naturelle, etc.
Quand on parle par conséquent de la crise générale du mode de production capitaliste, il faut saisir tous les aspects de celui-ci et voir comment cela fournit un faisceau de contradictions. Le jeu de ces contradictions peut être qualifié de crise générale lorsque, dans les faits, le mode de production capitaliste se ratatine.
Si, par exemple, le mode de production capitaliste est capable de produire de nombreux talents musicaux en élargissant les possibilités d’accéder à la culture musicale, aux instruments de musique, à la production de musique, et qu’à un moment il n’est plus en mesure de le faire, alors cela forme une crise.
Lorsque de multiples indicateurs sont au rouge, alors c’est une crise générale. Et ces indicateurs doivent provenir des domaines les plus essentiels, tels que la politique, la culture, la science, l’économie, l’environnement, les animaux, la nature, etc.
Il est possible de dire que la politique est en crise si sa substance se ratatine. Cela veut dire que le personnel politique est d’une qualité toujours moindre, que les partis politiques ont de moins en moins d’adhérents, que le désintérêt pour les affaires publiques est toujours plus grand.
Pareillement, la science se ratatine si le niveau général est en chute libre, si les résultats concrets sont de moins en moins nombreux, si les recherches et les découvertes deviennent moins efficaces.
Il faut ici bien souligner qu’en aucun cas il ne faut tomber dans une lecture unilatérale. Le développement inégal fait qu’il y aura toujours, dans un domaine, un développement. Ce qu’il s’agit de saisir, c’est la tendance générale. Il peut y avoir un progrès dans les micro-processeurs sur le plan technique ou bien dans le domaine des mathématiques en général, mais la question est de savoir si, tendanciellement, les sciences se ratatinent ou non.
Ce qui compte, ce n’est pas qu’une petite partie des gens des pays capitalistes prennent davantage soin de leur santé, au moyen de la culture physique, d’une alimentation diététiquement bien agencée, de périodes de repos adéquates. Ce qui est en jeu c’est la tendance générale : la santé des gens, en général, se ratatine-t-elle ? L’aspect principal est-il la malbouffe, une absence d’activités physiques correctes, etc. ?
On est ici dans un jeu de tendance et de contre-tendance. Le développement du secteur de la santé peut masquer, gommer ou même contrecarrer certaines tendances. Aussi faut-il être capable de disposer d’une véritable analyse, fondé sur la dignité du réel, pour saisir le processus de décadence.
Un bourgeois niera la décadence, un petit-bourgeois la relativisera, un prolétaire qui n’a pas de vue d’ensemble, de conscience communiste, la regardera comme une sorte d’abstraction.
Cela est d’autant plus vrai alors que le mode de production capitaliste s’est largement développé. On ne peut pas s’attendre que parvienne à une saisie correcte de l’ensemble de la réalité un bourgeois collectionnant les œuvres d’art contemporain, un petit-bourgeois réduisant sa vie à la passion pour un club de football, un prolétaire entièrement tourné vers un art martial.
Ce qui joue dans les métropoles impérialistes, c’est le poids croissant de la subjectivité. Il faut un esprit de rupture pour être en mesure d’élever son niveau de conscience, de concevoir l’ensemble au moyen d’une vision du monde qui soit matérialiste dialectique.
Le prolétaire contestataire mais prisonnier d’une approche syndicale ne peut pas voir en quoi il y a, dans la dégradation de la qualité des articles du journal Le Monde, une expression de décadence, le reflet de la crise générale du mode de production capitaliste. Un intellectuel appréciant le cinéma et relevant de ce milieu ne peut pas saisir l’effondrement de la qualité cinématographique, étant noyé par la quantité de films, les moyens d’acquérir un certain prestige, le goût pour une vie contemplative de critique extérieur aux choses.
Il va de soi que lorsque la crise générale du mode de production capitaliste s’exprime, toutes les certitudes sont ébranlées, car il y a une profonde désorganisation dans tous les domaines. L’appareil productif, cœur même des moyens d’existence tant pour assurer les besoins vitaux que la culture, se voit ébranlé ; il est le lieu de passage de la crise dans les autres domaines, tout en étant lui-même le point de départ.
C’est pour cette raison qu’avec la crise générale du mode de production, le fascisme émerge comme proposition historique.
Le fascisme récuse le principe de décadence et considère que le système n’est pas mauvais en soi, mais qu’il a dégénéré. Il faudrait le revitaliser.
Les différents courants fascistes sont autant d’opportunismes de différentes nuances quant aux aspects à revitaliser.
Le concept communiste de décadence est tout à fait différent de celui de dégénérescence du fascisme. Le matérialisme dialectique ne considère pas que l’ordre dominant connaît des cycles, avec une naissance, une stabilité, une destruction, puis un nouveau cycle.
Le matérialisme dialectique considère que l’ordre dominant est le fruit de contradictions et que ces contradictions impliquent une révolution, où tout retour en arrière est impossible.
Le fascisme met ainsi en avant le principe de non transformation, de stabilité, avec une prétention de durabilité de la nation, l’État, la race, la petite production, etc. Les personnages Astérix et Obélix forment, dans une telle perspective, une propagande pétainiste, tout à fait en phase avec le fascisme à la française.
Le communisme met en avant le principe de transformation, avec une affirmation du caractère irréductible du mouvement et un agrandissement infini du cadre : du pays à une union socialiste internationale, à une planète socialiste, à une fédération socialiste des planètes, à une union interplanétaire, etc.
La crise générale du mode de production capitaliste doit être comprise ainsi comme un moment propre à un développement : c’est la fin de l’ancien et le début du nouveau.
C’est une étape qui a fait son temps et qui cède la place, de manière ininterrompue, à une nouvelle étape.
Comprendre la décadence de l’ancienne étape, c’est en même temps saisir ce qui est vivant dans la nouvelle étape.