L’histoire préparait les Slaves orientaux et la Russie à recevoir le christianisme de Byzance. Ce que l’on sait de la prédication du christianisme sur les bords du Dniepr remonte aux premiers siècles de notre ère, et la tradition la rattache au nom de l’apôtre André. Ces récits, puisés on ne sait où, figurent dans le Récit des temps passés (« après avoir prêché à Sinope, André vint à Korsoun1 … Il arriva à l’embouchure du Dniepr et remonta le fleuve. ») L’apôtre André aurait planté la croix sur l’emplacement futur de Kiev, et il aurait prédit que là se dresserait « une grande cité et que Dieu y établirait de nombreuses églises ».
Nous trouvons un écho de cette tradition chez les historiens de l’Eglise du IVe et du Ve siècle. Eusèbe de Césarée (mort en 340) raconte que les disciples du Christ se dispersèrent à travers le monde pour prêcher l’Evangile, et que la Scythie (c’est ainsi que les Byzantins continuaient d’appeler notre pays même au Xe siècle) échut à André. Eucher de Lyon (mort en 449) rapporte également que « André adoucit les mœurs des Scythes par sa prédication ». Epiphane de Chypre (IVe siècle) signale, lui aussi, qu’André évangélisa les Scythes. L’académicien V. Vassilievski, auquel nous empruntons ces précieux détails, cite une foule de faits à l’appui de cette thèse. Dans l’excellent ouvrage qu’il a écrit à ce sujet, il explique comment cette légende si intéressante a pu passer dans nos chroniques.
Laissant de côté la question de savoir ce qu’étaient le peuple ou les peuples qui vivaient en « Scythie » au premier siècle, disons que tout porte à croire que le christianisme y fut prêché de bonne heure, mais sans devenir religion dominante.
Il n’est pas douteux que Byzance s’est attachée à propager le christianisme chez ses voisins, et il est à présumer que, parmi les tribus slaves de l’Est, c’est d’abord sur les Tivertses, les Oulitches et les Polianes que les missionnaires grecs portèrent leur principal effort. Le territoire que devait occuper par la suite les Tivertses et les Oulitches fut incorporé à l’Empire romain sous Trajan (101-107 de notre ère), et rattaché à la province de Mésie inférieure2 où le christianisme se répandit dès le IIe siècle. Au IIIe siècle, après le départ des Romains, les Tivertses et les Oulitches restèrent en rapports avec la Mésie inférieure, connue aussi sous le nom de « Petite Scythie ». La ville de Tomi3 était, sous Dioclétien déjà (284-305), le siège d’un évêché. A l’embouchure du Dniestr se trouvaient la colonie grecque chrétienne de Tyras, et d’autres encore. Constantin Porphyrogène note que de son temps il y avait sur le bas Dniepr les ruines de six villes où l’on voyait les restes d’églises détruites et des croix taillées dans la pierre.
L’auteur du Récit des temps passés croit devoir mentionner l’existence de villes chez les Tivertses et les Oulitches, de son temps également (« leurs villes subsistent toujours »).
Sous l’empereur Justinien (527-565) Oulitches et Tivertses sont sans cesse en rapports avec Byzance, tantôt servant dans ses troupes, tantôt attaquant l’Empire de concert avec les autres Slaves. Sans être les voisins immédiats des Grecs, les Polianes se trouvaient avec eux en relations suivies. Les Grecs appelaient Scythie et les Romains Sarmatie tout le Sud de notre pays jusqu’au Don ; et les écrivains de l’Eglise aux IIIe-Ve siècles : Tertullien (mort en 240), Athanase d’Alexandrie (mort en 373), Jean Chrysostome (mort en 405), Jérôme (mort en 420) comptent la Scythie ou Sarmatie au nombre des pays où le christianisme est déjà implanté : « les frimas de la Scythie brûlent du feu de la foi » (Jérôme).
Certes, cela est insuffisant pour établir le degré de pénétration du christianisme en Scythie, parmi les peuples slaves et les Russes ; mais il n’est pas douteux que ces peuples connaissaient la religion officielle de l’Empire et, jusqu’à un certain point, les idées chrétiennes.
Il n’y a pas lieu non plus de mettre en doute la véracité de Photius, patriarche de Constantinople, qui déclare que la Russie « a abandonné la doctrine païenne impie des Hellènes … pour la foi chrétienne pure et sans mélange ». C’est dire que le christianisme avait fait en Russie des progrès incontestables, même avant d’y devenir la religion officielle et dominante.
La liturgie chrétienne était inséparable du Livre. Le culte était d’abord célébré en grec, mais il est à supposer que le slave y avait pénétré, et après que les frères Cyrille et Méthode eurent créé un alphabet slave, le service divin fut entièrement célébré en slave, donc d’après des livres slaves. On peut, ce semble, prendre au pied de la lettre le récit que nous trouvons dans la Légende de Cyrille4, et qui a tant troublé les historiens, à savoir qu’à Korsoun il rencontra un « Russe » et vit l’Évangile et le Psautier « en russe ». Il est fort possible qu’il s’agisse en l’occurrence d’un Russe authentique, et les livres pouvaient effectivement avoir été écrits en russe, mais nous ignorons dans quel alphabet.
Quoi qu’il en soit, le besoin d’une écriture s’était fait sentir en Russie bien avant la conversion, et une foule de données, assez vagues il est vrai, donnent à penser que les Russes connaissaient l’écriture avant que le christianisme fût proclamé religion d’Etat. Fadhlân a vu une inscription au-dessus des cendres d’un noble Russe ; Ibn al-Kedin, une inscription en russe sur une pièce de bois. Enfin, le moine Khrabr (écrivain bulgare du IXe siècle), fait, en parlant des Slaves, la remarque suivante : « Les Slaves, quand ils étaient encore païens, ignoraient l’alphabet, mais ils usaient de certains signes pour compter et pour se souvenir ». Cette mention de l’écriture chez les Slaves avant le christianisme peut en tout cas se rapporter au VIIIe siècle, car au IXe les Slaves de l’Ouest et du Sud étaient officiellement chrétiens.
Les Slaves ont eu d’abord recours aux caractères latins et grecs. « On fut obligé d’user des lettres latines et grecques pour rendre les mots slaves, mais cela n’était pas sans inconvénients. » « … Il en fut ainsi pendant des années » ajoute Khrabr. Et il signale aussitôt ces « inconvénients » : « Comment rendre fidèlement avec des lettres grecques les mots slaves Bog (Dieu), jizn (vie), tserkov (église), tchaïanié (aspiration) ou chirota (largeur) ? … » Dans les alphabets grec et latin les lettres manquent pour noter de nombreux sons slaves. Cyrille et Méthode remédièrent à cette lacune. Cyrille « imagina trente-huit signes, certains sur le modèle des lettres grecques, d’autres pour les sons spécifiquement slaves ».
Ces paroles du moine Khrabr trouvent une confirmation dans la chronique prussienne de Christian dont, malheureusement, il ne subsiste que des fragments. Dans l’un d’eux nous lisons que l’auteur eut entre les mains une chronique russe, écrite en russe, mais avec des lettres grecques. (« ein Buch in reuscher Sprache, aber mit greckschen Buchstaben geschrieben.5 »)
Cyrille n’a donc pas fait connaître l’écriture, mais seulement créé un alphabet slave. L’écriture existait avant lui. Le christianisme, que les Slaves, et en particulier les Slaves orientaux, connaissaient depuis longtemps, ne fut qu’un des facteurs qui en rendirent l’emploi plus pressant et, sans aucun doute, hâtèrent le perfectionnement de l’alphabet.
Pour Rome comme pour Constantinople la Russie avait toujours été une proie tentante.
Quand, après la prise de Korsoun, Vladimir entra en pourparlers avec les Grecs pour l’organisation d’une Eglise russe, le Pape envoya ses légats à Korsoun afin de détourner Vladimir de l’alliance religieuse avec les Grecs et attirer la Russie dans son orbite. Cette ambassade n’eut aucun succès, mais Rome ne se découragea pas et réitéra deux fois sa tentative auprès de Vladimir : en 991 et en l’an 1000.
Des députés des rois de Pologne et de Bohême accompagnaient l’ambassade de 991 ; des envoyés des rois de Bohême et de Hongrie celle de Pan 1000. Si l’on songe que le Récit des temps passés rapporte que Vladimir vécut « en paix avec les princes ses voisins : Boleslav de Pologne, Etienne de Hongrie et André de Bohême » ; que « la concorde et l’amour ne cessèrent de régner entre eux » (chronique de Laurent, année 996), cette participation concertée des voisins de la Russie aux tentatives faites pour la gagner prendra tout son sens. De son côté, Vladimir envoya à Rome ses ambassadeurs en 994 et en 1001.
L’ambassade de l’an 1000 lui avait été adressée par le Pape Sylvestre II, savant éminent pour l’époque, ancien précepteur de l’empereur Othon III, neveu par sa mère d’Anne, femme de Vladimir. Ainsi donc entre la Russie d’une part, les pays d’Occident et Byzance de l’autre, des rapports amicaux et très animés s’étaient établis. Le Pape et les souverains catholiques d’Occident avaient fondé bien des espoirs sur Vladimir, mais la Russie suivit sa politique à elle et resta fidèle à l’alliance grecque. Le premier métropolite russe, le grec Léon, écrivit même, à l’arrivée des envoyés du Pape, un pamphlet contre les Latins comme pour justifier la conduite de Vladimir.
L’enquête sur la meilleure des religions, telle que la relate le Récit des temps passés n’a rien d’invraisemblable. Il est très probable en effet que des ambassades nombreuses sont venues de différents pays pour traiter entre autres des questions de la foi.
La Russie resta donc fidèle à l’orientation byzantine. Allait-elle y perdre ? Ce n’est pas la première fois que la question se pose devant les historiens russes ; et elle se posera encore plus d’une fois. Je laisse de côté tout ce qu’on a pu dire à ce sujet, pour souligner uniquement que l’Eglise byzantine était, sans conteste, plus tolérante que Rome ; contrairement à cette dernière, elle admettait l’existence d’Eglises nationales indépendantes. Circonstance dont les effets ont été immédiats sur la culture des pays qui échappèrent ainsi à l’action niveleuse du Vatican.
Notons par ailleurs que bien que catholiques, ces mêmes Tchèques et Moraves dont le roi avait demandé à Vladimir d’unir la Russie à Rome, s’étaient adressés à Byzance plus d’un siècle auparavant pour faire traduire en slave les livres cultuels grecs, soulevant ainsi le grave problème de la création d’une Eglise nationale.
L’opinion de E. Goloubinski, historien de l’Eglise russe − selon lequel l’initiative dans ce domaine reviendrait à Cyrille qui aurait eu à surmonter la mauvaise volonté des Grecs et l’inertie totale des Moraves − nous semble peu probante. Sans le vif désir des Moraves eux-mêmes et le concours de Byzance, comment eût-on pu envoyer en Moravie, dans un but très précis, ce grand savant grec connaissant le slave ? Nous savons que l’activité déployée par Cyrille en Moravie fut un encouragement pour les autres Slaves et, avant tout, pour le prince slave Kotzel de Blaten, vassal de l’empereur d’Allemagne.
Quoi qu’il en soit, le christianisme emprunté aux Grecs, sans toutefois créer un fossé infranchissable entre la Russie et l’Occident, se trouva être finalement ni byzantin ni romain, mais purement russe. Cette russification de la religion et de l’Eglise commença très tôt et suivit deux voies différentes. Les sommets de la société russe : les princes, la cour, le haut clergé et certains établissements religieux, engagèrent le combat pour assurer à l’Eglise une organisation nationale. Dans les masses une lutte se poursuivait, qui tantôt revêtait la forme d’actions violentes, conduites par les volkhvs ou sorciers, pour le maintien de l’ancienne religion, tantôt se manifestait par la fidélité aux vieilles croyances en dépit des prédications du clergé chrétien et de la pression exercée par les autorités. Ces deux courants devaient conduire au même résultat.
Dans les dernières années du XIe siècle, cent ans après que le christianisme byzantin eut été proclamé religion d’Etat, les autorités ecclésiastiques et civiles de Russie instituèrent une fête pour commémorer le transfert des reliques de Nicolas-le-Thaumaturge6, fête inconnue à Byzance et dans l’église catholique, que le Pape n’a autorisée qu’à Bari comme fête locale. L’Eglise russe consacra de la sorte le culte, qui lui était particulier, de Nicolas-le-Thaumaturge depuis longtemps populaire en Russie.
Très tôt les hommes d’Etat et l’Eglise entreprirent de réaliser tout un programme de canonisation des saints russes ; et il est à noter que les premiers saints russes ont été exaltés, ainsi que Goloubinski en fait très justement la remarque, « pour des raisons politiques qui n’ont rien à voir avec la religion ». Et même en dépit du chef officiel de l’Eglise russe, le métropolite Georges, Grec de nation.
Comme le peuple, les pouvoirs publics tendaient manifestement à faire de l’Eglise russe une Eglise nationale. Cela ressort aussi de la situation dans laquelle se trouvèrent les premiers métropolites grecs envoyés par Byzance en Russie où ils se heurtèrent à un courant très fort en faveur de l’autonomie religieuse.
Nous ne savons au juste à quelles conditions le clergé grec se rendit en Russie sous Vladimir, mais nous voyons ce dernier prendre des mesures pour préparer un nombre suffisant de Russes instruits, dans l’acception grecque du mot. Ces mesures furent couronnées d’un plein succès, et Iaroslav, fils de Vladimir, fit une première tentative de substituer un Russe au métropolite grec.
Dans la chronique de Laurent7, nous lisons cette brève mention, à la date de 1051 : « Iaroslav, ayant réuni les évêques dans la cathédrale de Sainte-Sophie, établit comme métropolite le Russe (Roussine) Illarion ». Dans la chronique d’Ipatievski8, au lieu de « Roussine » il est écrit « Roussi », mais le sens de ces deux mots est évidemment le même.
De sa propre initiative Iaroslav réunit les évêques et leur propose son candidat − un Russe − pour métropolite. Et les évêques, parmi lesquels se trouvaient sûrement des Grecs, appuient cette candidature.
Illarion était un Russe très cultivé et du plus grand talent, prêtre à Bérestovo, village des environs de Kiev appartenant au prince.
Un des ouvrages d’Illarion qui nous est parvenu, le Dit de La loi et de la grâce, nous donne une très haute idée de son auteur, et aussi du niveau de culture atteint dès cette époque par les couches de la société russe qui avaient la possibilité de s’instruire. Ce qui frappe dans le Dit d’Illarion, ce n’est pas seulement la beauté et la rigueur du plan ; c’est encore qu’il traite un sujet philosophique.
Il n’est pas douteux qu’Illarion avait un auditoire capable de l’apprécier. Ne dit-il pas lui-même qu’il ne s’adresse point à des ignorants, mais à ceux « qui ont abondamment savouré la douceur de lire » ?
Pour donner une idée du style d’Illarion je citerai, traduit par moi, un fragment de son Dit où il s’adresse à Vladimir :
« Lève-toi de la tombe, noble héros ; lève-toi, secoue ton sommeil, car tu n’es pas mort ; tu n’es qu’endormi jusqu’au jour où tous se réveilleront.
Lève-toi, car tu n’es pas mort, puisque tu ne peux mourir, croyant en Christ, source de vie pour le monde. Secoue ton sommeil, lève les yeux et vois les honneurs que le Seigneur t’a réservés dans les cieux et la gloire qu’il t’a faite parmi tes fils.
Lève-toi, contemple ton fils Georges, ton rejeton chéri que le Seigneur a fait de ta chair et de ton sang ; vois le orner le trône de ta terre, réjouis-toi et sois heureux ! Tourne aussi tes regards vers Irène, ta pieuse belle-fille, vers tes petits-fils et tes arrière-petits-enfants, vois comme ils vivent et comme le Seigneur veille sur eux, comme ils professent pieusement la foi que tu leur as léguée, comme ils fréquentent souvent, les saintes églises, comme ils glorifient Christ et adorent son saint nom. Regarde aussi la ville, rayonnante de majesté, les églises florissantes, les progrès du christianisme ; regarde cette ville sanctifiée par les saintes icones, brillante et parfumée d’encens, qui retentit des louanges et des hymnes divins.
Et voyant cela, réjouis-toi et sois heureux, chante les louanges du Dieu bon qui créa tout ce qui existe. »
N’oublions pas que ceci fut écrit cent cinquante ans avant le Dit de la troupe d’Igor9.