Le ballet n’a pas échappé à la tentative d’une modification complète dans l’esprit du proletkult, avant que le réalisme socialiste ne vienne rétablir la situation, comme les multiples ballets produits dans toutes les républiques d’URSS en témoignent.

Le premier ballet à prétention « prolétarienne » était de Fyodor Lopukhov (1886-1973), sur une musique de Vladimir Deshevov (1889-1955), avec Les tornades rouges en 1924. Il n’y eut que trois représentations, l’œuvre étant un échec complet.

Le ballet était trop abstrait, avec ce qui était littéralement des acrobaties, une sorte de représentation symbolique-allégorique (des partisans du compromis dansant de manière évasive par rapport à la danse franche des représentants du communisme, etc.), le tout étant combiné à un esprit de l’agit-prop et une volonté moderniste semblant au mieux obscur pour le public.

Fyodor Lopukhov oscilla ensuite entre classicisme et modernisme, mais son Casse-noisettes en octobre 1929 provoqua un véritable soulèvement, la revue Le travailleur et le théâtre parlant d’une « banqueroute artistique » et d’un « manque absolu de compréhension des tâches auxquelles fait face le théâtre soviétique ».

Deux autres exemples importants de ballets modernistes, tous deux sur une musique de Dmitri Shostakovich, furent L’Âge d’or et Le Boulon, en 1930 et 1931. Le premier compte un match de boxe en Europe de l’Ouest avec un arbitre raciste, le second traite d’un sabotage dans une usine. Là encore, l’échec fut complet et ce fut une défaite totale pour le « proletkult ».

La situation était d’autant plus intenable qu’en occident, Sergei Diaghilev faisait la promotion des « Ballets Russes », qui existaient depuis 1909 comme formation itinérante visant la haute bourgeoisie occidentale.

Les nombreuses tentatives de ballets prolétariens, plus ou moins délirants (dans Le beau Joseph de Kasian Goleizovsky en 1925, les danseurs pieds nus sont recouverts de peinture etc.), sont donc considérées comme une erreur et remplacées par une nouvelle mise en perspective.

Il y avait déjà eu d’excellents contre-exemples, comme avec Le Pavot Rouge en 1927. Furent marquant également Les flammes de Paris (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Vassili Vainonen) en 1932, Le lac des cygnes par Agrippina Vaganova en 1933, La Fontaine de Bakhtchissaraï (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Rostislav Zakharov) en 1934.

On retrouve ces trois ballets dans le film soviétique Les Maîtres du ballet russe en 1953 et dans leur version originale, on a la ballerine la plus fameuse alors, Galina Oulanova (1910-1998), en tant que Mireille de Poitiers dans Les flammes de Paris, Odette dans Le lac des cygnes, Maria dans La Fontaine de Bakhtchissaraï.

Elle recevra l’ordre de la bannière rouge du travail, devint Artiste honoré de la République Socialiste Soviétique Fédérative de Russie, puis Artiste national de cette république, ainsi que de la République Socialiste Soviétique du Kazakhstan. Elle remporta le prix Staline quatre fois (1941, 1946, 1947, 1950) et fut élu au Soviet de la ville de Leningrad, devenant une figure incontournable de la culture soviétique.

Un moment clef fut le ballet Le cours lumineux de Fyodor Lopukhov en 1935, qui fut critiqué le 6 février 1935, dans la Pravda, dans l’article Fraude au ballet. C’en était fini de la main-mise de l’esprit du proletkult dans ce domaine.

On y lit :

« Nous avons devant nous un nouveau ballet dont l’action et les auteurs ont tenté de tirer la vie collective actuelle du kolkhoze.

L’achèvement de la récolte et le festival de la récolte sont représentés dans la musique et la danse. Selon les auteurs du ballet, toutes les difficultés sont derrière. Sur scène, tout le monde est heureux, gai, joyeux. Le ballet doit être imprégné de joie légère et festive, de jeunesse.

On ne peut pas s’opposer à la tentative du ballet de rejoindre la vie de la ferme collective.

Le ballet est l’une de nos formes d’art les plus conservatrices. Il lui est très difficile de rompre avec les traditions des conventions insufflées aux goûts du public prérévolutionnaire.

La plus ancienne de ces traditions est la fantaisie fantoche de la vie. Dans le ballet, construit sur ces traditions, ce ne sont pas les gens qui agissent, mais les poupées. Leurs passions sont des passions fantoches. La principale difficulté du ballet soviétique est que les poupées sont impossibles ici (…).

Cela imposait de sérieuses obligations aux auteurs de ballets, aux metteurs en scène, au théâtre. S’ils voulaient représenter la ferme collective sur scène, il faut étudier la ferme collective, ses habitants, son mode de vie. S’ils voulaient représenter la ferme collective du Kouban, il était nécessaire de se familiariser avec ce qui était caractéristique des fermes collectives du Kouba (…).

Selon le livret de Lopukhov et Piotrovsky, la scène montre une ferme collective dans le Kouban. Mais en réalité il n’y a ni Kuban, ni ferme collective. »

Et l’article de dénoncer des « paysans clinquants sortant de la boîte de confiserie pré-révolutionnaire » avec des danses n’ayant rien à voir avec les danses populaires, pas plus que les costumes, le décor, etc.

Somme toute :

« Le non-sens du ballet au sens le plus méchant du mot domine la scène. Est présenté sous l’apparence du ballet de la ferme collective un mélange contre-nature de fausses danses folkloriques avec un certain nombre de danseurs en tutus. »

Ainsi :

« Nos artistes, maîtres de la danse, maîtres de la musique peuvent certainement montrer la vie moderne du peuple soviétique dans des images artistiques réalistes, en utilisant leur créativité, des chansons, des danses, des jeux. Mais pour cela, il est nécessaire de travailler dur, d’étudier de bonne foi la nouvelle vie des gens de notre pays, en évitant dans leurs œuvres, productions et naturalisme grossier et formalisme esthétique (…).

Les auteurs du ballet – à la fois metteurs en scène et compositeurs – semblent s’attendre à ce que notre public soit si peu exigeant qu’il accepte tout ce que les esprit légers et arrogants lui concoctent.

En réalité, seule notre critique musicale et artistique est peu exigeante. Elle fait souvent l’éloge d’œuvres qui ne le méritent pas. »

Le compositeur de la musique du ballet, Dmitri Chostakovitch, fut également critiqué. Les dernières œuvres significatives de cette première période furent Les Illusions Perdues, sur la musique de Boris Assafiev avec comme chorégraphe Rotislav Zakharov en 1935, qui réécrit le roman de Balzac en le plaçant dans le milieu musical, et Les jours des partisans, par le chorégraphe Vasili Vainonen, qui présente un affrontement avec l’armée blanche au Caucase.

On passait désormais au niveau soviétique. Les danseurs, en plus du bagage technique, devaient avoir un haut niveau culturel concernant l’art, l’histoire, la musique, les opéras, etc. Les ballets relevaient de la kul’turnost’ et inversement ; être cultivé, éduqué, était valable pour tous les citoyens soviétiques.


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