Le grand paradoxe de l’art contemporain, c’est qu’il se veut le dépassement de l’abstraction américaine des années 1950, qu’il insiste sur sa dimension multiforme occupant des espaces, mais qu’en pratique c’est toujours la peinture qui prédomine.

Ainsi, autour de 42 % des œuvres relèvent de peintures, mais ce n’est pas tout, celles-ci ont le dessus en termes de valeur, puisqu’elles représentent autour de 73 % du chiffre d’affaires. Autour de 82 % de toutes les « œuvres » dépassant le million de dollars sont également des peintures.

C’est là une défaite historique pour l’art contemporain, qui part de l’abstraction pour affirmer la toute-puissance de « l’absolu » et du « vécu », méprisant les musées et la peinture.

Anselm Kiefer, Die berühmten Orden der Nacht, 1997, wikipédia

Anselm Kiefer, Die berühmten Orden der Nacht, 1997, wikipédia

En pratique, les musées d’art contemporain sont également devenus des emblèmes de la modernité capitaliste, profitant d’un immense prestige. C’est le MoMA de New York, la Tate Modern à Londres, le Palazzo Grassi de Venise, le 21st Century Museum of Contemporary Art à Kanazawa et le MOMAT de Tokyo, le Stedelijk Museum d’Amsterdam, le Musée Guggenheim de Bilbao… ainsi qu’à Paris le Palais de Tokyo, le Centre Georges Pompidou, la Fondation Louis Vuitton.

Cela signifie que l’art contemporain, ce sont des peintures et des sculptures, des installations, des dessins et photographies, des vidéos et des « NFT », mais que l’horizon indépassable reste la peinture placée dans un environnement traditionnel de la culture.

Cela reflète une contradiction fondamentale dans l’art contemporain. Il y a en effet deux tendances de fond : celle affirmant qu’il faut que l’individu parvienne individuellement à l’absolu, celle posant l’art comme le témoignage subjectif (en fait subjectiviste) d’une personne (en fait d’un individu).

Il y a en effet deux postures chez les artistes contemporains. Les premiers cherchent l’absolu, ils sont influencés par les mysticismes et les drogues, pour eux les activités de l’art contemporain sont en fait des équivalents de la poésie contemporaine, au sens d’une sorte de « troisième œil ».

Voici un tableau formulé par Georges Mathieu, un peintre français ayant une importance considérable dans « l’abstraction lyrique » c’est-à-dire l’abstraction à la française. On y voit comment les « signes » c’est-à-dire les éléments sur le tableau sont censés avoir été assimilés par l’abstraction, puis modifiés, distordus, jusqu’à aboutir à des œuvres censées porter quelque chose d’ultime.

Les seconds ne cherchent pas cet absolu, car pour eux une œuvre n’existe qu’en tant qu’elle est vécue par des gens, dans une sorte d’échange de contenu subjectif (en fait subjectiviste). L’art n’est pas ici un ressenti individuel « maximal » mais au contraire une expérience minimale accumulée, approfondissant l’individualité.

Il ne s’agit pas de chercher l’intime, mais une relation active entre l’œuvre et le spectateur. C’est une sorte de quête commerciale au nom de l’émotion, avec le maquillage du subjectif pour accorder une pseudo « valeur » humaine.

D’où les « installations », que définit comme suit le Fonds Régional d’Art Contemporain de la région Centre :

« La spatialité inhérente à l’installation implique un rapport physique à l’œuvre. Le corps humain tout entier se trouve sollicité dans ses déplacements, soit en tournant autour de l’œuvre (dECOi), soit en la traversant (BIOTHING).

Qu’elles prennent place au sein d’un environnement naturel (Ettore Sottsass Jr, Ant Farm), muséal (OCEAN) ou urbain (Ugo La Pietra), elles entretiennent souvent un rapport étroit avec le contexte dans lequel elles prennent place.

Elles peuvent alors être qualifiées d’œuvres in situ dans la mesure où elles tirent parti du lieu dans lequel elles s’inscrivent et en modifient la perception initiale.

L’installation est également indissociable de considérations temporelles et évènementielles. Elle n’a pas nécessairement vocation à durer dans le temps et l’espace.

Elle peut entretenir une relation privilégiée avec la performance artistique, en constituer le cadre ou le résultat. Cette dimension temporelle est plus forte encore dans certaines installations impliquant un séquençage ou à un chronométrage précis.

Le dispositif s’éprouve alors dans la durée : il s’illumine (Electronic Shadow), se laisse recouvrir de sciure (Miguel Palma), se disperse ou s’étale (Kader Attia).

L’œuvre devient ainsi changeante, évoluant sur le plan perceptif et formel. Parfois réalisées avec des matériaux communs (Jordi Colomer), existant le temps d’une prise de vue photographique (Ettore Sottsass Jr), les installations revendiquent parfois une certaine forme de fragilité et de précarité. »

D’où l’inflation dans les expériences menées, notamment avec des occupations massives d’espace, tel l’emballage de l’arc de triomphe parisien par Christo, Monumenta au Grand Palais à Paris, Turbine Hall à la Tate Modern à Londres. C’est un moyen de compenser le rapport direct à la peinture.

Car, que ce soit pour l’installation comme pour l’abstraction « absolue », le but est de contourner la peinture comme représentation. L’une comme l’autre sont non-figuratives et non-objectivistes : elles ne montrent rien, elles ont coupé tout rapport à la réalité.

L’art contemporain est, dans son essence même, une guerre au réalisme. Comme le dit le Manifeste de l’art Gutaï publié au Japon en décembre 1956, l’art consiste à faire plier la matière selon les desiderata du subjectivisme :

« L’art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l’esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée ni soumise et qui, une fois révélée en tant que telle se mettra à parler et même à crier.

L’esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l’introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l’élévation de celui-ci. »


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