La Russie joue, au sein du bloc en voie de constitution autour de la Chine, le même jeu perturbateur que la Turquie dans celui formé autour des États-Unis d’Amérique. Dans les deux cas ce sont des expansionnismes, qui sont en décalage avec le déploiement des puissances impérialistes plus avancées. Et il y a acceptation de cette infériorité, pour tenter d’en faire une force, avec une approche agressive, en profitant de la dimension monopoliste.

Concrètement, la Russie comme la Turquie ont accumulé dans le capitalisme suffisamment de moyens pour être en mesure de penser qu’elles peuvent peser, ou du moins tirer leur épingle du jeu dans la violente confrontation impérialiste qui se développe. Elles le pensent d’autant plus qu’il s’agit là de puissances frustrées qui se flattent d’un passé militaire « glorieux » qui appuie aujourd’hui le déploiement toujours plus important d’un complexe militaro-industriel en leur sein.

Pour les régimes en place dans ces pays, c’est même là le seul véritable intérêt de l’approfondissement du mode de production capitaliste, tout relatif qu’il soit. Ce ne sont pas les principaux protagonistes, que sont la superpuissance américaine et son challenger chinois.

Pour autant, ce sont des obstacles aux uns et aux autres. Ainsi, en ce qui concerne la Russie, le fait que ce pays soit entré dans l’orbite de la Chine le place droit dans la ligne de mire de l’impérialisme américain, par la voie de l’OTAN. Démolir la Russie, ce serait porter un rude coup à la Chine, même indirectement.

Inversement, du point de vue de son expansionnisme, la priorité pour la Russie est aussi de tenir éloigné autant que possible les forces de l’OTAN. C’est ce qui explique son agressivité à ses frontières : dans les pays baltes, en Ukraine et dans le Caucase en particulier.

Pour autant, la Russie n’est pas non plus totalement alignée sur la Chine. C’est inévitable, de par le développement inégal et l’universalité de la contradiction ; on voit pareillement les frictions de la Turquie avec les États-Unis, alors que de par le passé l’alignement était parfait.

En l’espèce, le régime russe considère ainsi que son alliance avec la Chine passe par sa capacité à contrôler notamment le déploiement de la présence chinoise le long des « Nouvelles Routes de la soie ». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’acharnement russe à maintenir une présence au Tadjikistan, verrou de l’Asie centrale, en Mer Caspienne, sur la Mer Noire, voire en Méditerranée orientale.

Il y a ici une espèce de volonté d’envelopper la présence chinoise sur ses axes de déploiement, sans la confronter directement, mais en installant à ses bords de puissants moyens militaires de pression éventuels.

Les effets de cette confrontation sont dévastateurs pour les pays visés par cet expansionnisme. Dans le Caucase, la Russie s’appuie ainsi sur ses bases en Arménie, à Gyumri notamment, où est stationnée la 102e armée, avec un potentiel de 15 000 hommes, et maintenant au Karabagh arménien, avec une force d’occupation de 5 000 hommes. Il y a là de quoi peser lourd sur la situation militaire au Sud-Caucase, notamment en exerçant directement une pression sur l’Azerbaïdjan.

Plus délétère encore, la Russie exerce depuis 2008 une énorme pression sur la Géorgie en occupant directement deux districts peuplés de minorités nationales : l’Ossétie du Sud (sur la route militaire du Caucase, à portée de la grande base militaire de Vladikavkaz) et l’Abkhazie, sécessionniste depuis 1992, et réoccupée par la Russie de facto depuis 2008.

Cette occupation militaire a entraîné le déplacement de plus de 120 000 personnes et fait l’objet d’un litige à la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg, qui a rendu le 21 janvier 2021 un Arrêt reconnaissant l’accusation d’occupation, mais se contentant de demander à la Russie d’organiser une enquête sur des violations supposées des Conventions internationales dont la Russie est signataire.

L’Abkhazie a fait au cours de la dernière décennie l’objet d’un renforcement de la présence militaire russe : installation d’une puissante base à Gauduta, reliée par le rail à Sotchi, avec des blindés T90 et le déploiement du système contre-missile S-4 Triumph (supérieur au « Patriot » américain), en mesure à la fois de bloquer des missiles et de riposter, avec une puissance de feu de 160 missiles, en mesure d’accrocher 80 cibles en même temps. En outre, la Géorgie accuse régulièrement Moscou d’y entreposer des armes chimiques et biologiques.

Cet armement redoutable appuie les interventions russes en Ukraine et même en Syrie, depuis l’aéroport de Soukhoumi-Dranda, en pleine rénovation, qui a ouvert des liaisons vers le Venezuela, le Nicaragua et la Syrie notamment. Le fait que la base de Gauduta et l’aéroport de Soukhoumi-Dranda jouent un rôle majeur dans le commerce clandestin d’armement sous contrôle russe est aussi un secret de polichinelle. Cela d’autant plus que la base de Gauduta permet un décollage au ras de flot d’appareil de chasse, ce qui limite leur détection aux radars et permet un appui considérable pour les possibles agressions russes, notamment sur l’Ukraine.

Il est probable que les forces armées locales soient entièrement passées sous contrôle russe, comme cela est le cas en Ossétie, au moins en ce qui concerne les forces aériennes. Toutefois, le soutien de la population et du régime en place à Moscou n’est pas total. Le régime essaye de tisser des liens vers la Turquie par exemple, et on a pu voir des voix critiquer le rapprochement opéré avec la Corée du Nord, voulu par Moscou.

De même, le président pro-russe Raul Khadjimba est renversé quasiment par un coup d’État en janvier 2020, au point que cela suscite de vives inquiétudes au Kremlin. Mais son successeur, Aslan Bjania, qui prend ses fonctions dans des circonstances rocambolesques (il tombe mystérieusement dans le coma durant deux mois durant lesquels il est hospitalisé dans un hôpital russe) accroît encore davantage l’annexion de fait avec la Russie : la double citoyenneté doit être reconnue, le principal monastère orthodoxe de la République doit être rattaché à l’Église de Russie, les contrôles douaniers avec la Russie sont encore allégés. Aslan Bjania lui-même a d’ailleurs la double citoyenneté russe et il a voté en faveur de la modification constitutionnelle devant autoriser Vladimir Poutine a occupé le pouvoir jusqu’en 2036.

La Géorgie de son côté refuse de reconnaître cette occupation de ses districts, et a minima pousse à reprendre le contrôle sur les communautés géorgiennes restées sur place. Pour Moscou, il s’agit de maintenir une instabilité permanente afin d’empêcher tout rapprochement effectif avec l’OTAN, bien que l’engagement pro-américain des forces armées géorgiennes est de facto très avancé.

Il suffit de relever à ce titre que l’autoroute reliant l’aéroport de la capitale, Tbilissi, à celle-ci porte le nom de George W. Bush, et est ornée des portraits de ce président lorsque l’on arrive, pour comprendre à qui on a affaire avec le régime local. Mais cela se heurte aussi en partie aux intérêts chinois.

L’Azerbaïdjan et la Géorgie sont respectivement les 3e et 4e pays ayant reçu le plus d’investissement dans le cadre de la diplomatie des « Nouvelles routes de la soie ». La Géorgie intéresse la Chine a plus d’un titre. Sa position géographique lui confère le rôle de troisième axe vers l’Europe, outre celui suivant la Sibérie, jusqu’à Moscou et l’Europe centrale et celui par l’Iran et la Turquie. Ici, il s’agit de contrebalancer l’importance de la Russie et de l’Iran dans le déploiement de l’impérialisme chinois, d’autant que cet axe, liant l’Azerbaïdjan à la Géorgie, a le mérite de passer par des États plus faibles.

La Géorgie est aussi le seul pays du Caucase à avoir signé un DCFTA (Deep and Comprehensive Free Trade Agreement), un accord de libre-échange, avec l’Union Européenne et même avec les États-Unis d’Amérique. La Chine a ainsi pris le contrôle de 75% de la zone industrielle du port de Poti et a lancé le projet d’une vaste plateforme logistique dans la ville de Koutaïssi, la seconde agglomération du pays. Le site en lui-même se situe sur l’axe Bakou-Poti que cherche à développer la Chine sur le plan commercial, et rencontre par ailleurs le corridor énergétique de l’Oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, reliant Bakou les hydrocarbures d’Azerbaïdjan à la Turquie.

Le contrôle de Koutaïssi verrouillerait donc totalement les circulations de marchandises dans la région sur tous les plans, d’autant que Koutaïssi est aussi un nœud des échanges entre la Russie et l’Iran. Un aéroport international y a ainsi été inauguré en 2012 et le parlement géorgien y a transféré ses activités. Il est a noté que le renforcement de cet axe participe à isoler encore davantage l’Arménie, totalement exclue de ces échanges et de ces axes, ce qui la constitue en « point faible », à la merci de toutes les manœuvres, comme l’illustrent justement les pressions turques et russes qui s’exercent sur ce pays.

La présence chinoise croissante en Géorgie a pour effet de la garantir jusque-là d’une agression russe de plus grande envergure. En 2008 par exemple, la Chine avait ainsi communiqué dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghaï, soit l’alliance militaire avec la Russie, sur son opposition à toute annexion franche de l’Ossétie et à rechercher une solution diplomatique. En réponse à ce soutien, la Géorgie est totalement alignée sur la position chinoise concernant Taïwan.

Il y a donc là un sac d’embrouilles impérialistes potentiellement explosif.

La Géorgie est dans le secteur le point le plus stratégique des intérêts chinois. Pour l’impérialisme américain, cherchant à se confronter avec la Russie, le choix ne peut se porter que sur l’Ukraine ou la Géorgie, liée l’une comme l’autre à l’OTAN et à l’UE. Mais pour repousser la présence de l’OTAN, la Russie ne peut se déployer qu’en Arménie ou en Ukraine. La première étant déjà à sa botte, il ne reste que l’Ukraine.

La Russie dispose du précédent de l’Ossétie et de l’annexion de la Crimée, et plus indirectement du Karabagh, pour lui faire espérer un coup de force rapide et un gain limité mais tenable, en mesure d’occuper un espace « gris » selon les vues géopolitiques des impérialistes, ne heurtant frontalement ni les intérêts de l’OTAN, ni ceux de son allié chinois dont la présence dans la région est de plus en plus pesante.

Reste que vu de l’OTAN, un conflit en Ukraine aurait le mérite à la fois de se confronter à la Russie directement, sans pour le moment atteindre frontalement les intérêts chinois.

Pour les peuples d’Ukraine, de Géorgie et plus largement du Caucase et de la mer Noire, c’est là un mortel engrenage qui les emportera tous, sauf si un mouvement populaire international puissant et décidé se dresse pour enrayer l’infernale marche à la guerre dans laquelle l’impérialisme précipite la régions.


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