Le problème de l’approche historique d’Al-Kindi, c’est qu’en agissant dans le cadre du califat, il était obligé de souligner l’unicité du « un » divin, en le séparant radicalement de la matière. Ce faisant, il coupait en quelque sorte la poire en deux, avec d’un côté la religion, de l’autre la philosophie au sens de science.

Seulement, il fallait bien qu’il explique comment Dieu, qui est tout, avait donné naissance au monde.

Autrement dit, en opposant l’un « divin » et le multiple « matériel », ce qu’Aristote ne fait pas (puisqu’il fixe tout en des catégories éternelles, Dieu étant seulement un « moteur »), Al-Kindi bute forcément sur le rapport entre le tout et les parties.

Le « un » devient pour ainsi dire sacré, sans division, qu’on ne peut pas partitionner. Et inversement, dans le monde matériel, tout est multiple, avec des choses qui sont séparées.

Al-Kindi cherche à s’échapper de cela en utilisant la lecture mathématique selon laquelle chaque chose est une unité et que le multiple est une association d’unités.

Or, ce faisant, il rejette de fait l’existence de la physique comme réalité totale. Il n’y a plus de place pour la notion d’ensemble, ni pour le principe de mouvement d’ensemble…

Supprimé cela, il n’y a plus de place pour le saut qualitatif, la qualité, l’infini.

C’est une lecture du monde comme association d’éléments « inébranlables » – ce qui ramène à Pythagore et à son disciple Platon, à une conception mathématique du monde.

Aristote avait lui une lecture physique du monde. Il avait pareillement un souci avec la notion d’infini, en raison de son incapacité historique à pouvoir réellement saisir la dialectique.

Il formula alors le point de suivant : tout est cause et conséquence et dans ce processus, il n’y a pas d’infini, les transformations ne connaissant pas de saut.

Tout se répète à l’infini en tant que tel, sans modification ; on a la poule et l’œuf, et il n’y a pas de première poule, ni de premier œuf.

Ainsi, le processus des causes et des conséquences est quant à lui infini dans le temps, puisque le moteur premier a toujours existé, donnant la première impulsion, et par conséquent le monde qu’il créé indirectement a toujours existé.

Il y a ainsi un infini dans le temps, parce que le processus de cause et de conséquence n’a pas de bornes dans le temps, mais il n’y a pas d’infini dans l’espace, car il n’y a pas de choses infinies qui seraient en mouvement infini, c’est-à-dire de saut qualitatif.

Aristote formule cela ainsi :

« L’infini n’est pas le même dans la grandeur, le mouvement et le temps, comme constituant une nature unique, mais les deux derniers sont dits infinis à raison de la première ; ainsi le mouvement est infini à cause de la grandeur parcourue (que ce soit un mouvement dans l’espace ou une altération ou un accroissement), et le temps est infini à cause du mouvement. »

On a ici un infini quantitatif. Or, Al-Kindi est musulman et le seul infini peut être divin. Pour lui, Dieu est la source de tout ; il dit dans Sur l’agent proche cause de la génération et de la corruption :

« Dans les choses évidentes aux sens – que Dieu vous révèle les choses cachées [l’œuvre est dédiée au calife] – il y a une indication claire de la providence d’un premier pourvoyeur.

J’entends un pourvoyeur pour chaque pourvoyeur, un agent pour chaque agent, un créateur pour chaque créateur, un premier pour tout premier, et une cause pour chaque cause (…).

Ce monde est organisé et ordonné : certaines parties de lui agissent sur d’autres, certaines sont liées à d’autres, et certaines sont soumises à d’autres.

C’est parfaitement arrangé de la meilleure manière possible en ce que tout ce qui vient à être vient à être ; tout ce qui trépasse trépasse, tout ce qui est stable reste stable, et tout ce qui cesse d’exister cesse d’exister.

C’est une grande indication pour une parfaite providence, une providence nécessitant un pourvoyeur. »

Et les choses s’arrêtent là. Al-Kindi n’explique pas le rapport entre l’un et le multiple : l’un reste totalement séparé. C’était le prix à payer pour en rester au cadre du califat. Et cela va produire le fait que les philosophes arabo-persans prolongeant l’élan d’Al-Kindi ne l’auront pas comme référence.

La tradition philosophique matérialiste d’Aristote implique en effet une analyse raisonnable de tout phénomène et la cassure entre l’un et le multiple imposée par Al-Kindi était tout simplement inacceptable.

Al-Kindi était en fait le premier philosophe musulman, et en même temps le dernier. Les philosophes suivants seront soit davantage philosophes, soit assimileront la philosophie à la religion et inversement.

Al-Kindi est un récupérateur d’un outil intellectuel ; c’est là sa grandeur, mais également sa limite historique.


Revenir en haut de la page.