
Le 4 décembre 2025, la superpuissance impérialiste américaine, régie par l’administration de Donald Trump, a publié un document constituant une « National Security Strategy » (NSS). Relativement court – une trentaine de pages – il entend néanmoins révolutionner le style de travail dans la gestion des différentes situations.
Il est exigé de la part de l’administration américaine que soit suivie la doctrine « MAGA » – Make America Great Again. Donald Trump est mis en avant comme le porteur d’un grand renouvellement. Si une telle idée est régulièrement la cause de moqueries en Europe, c’est en réalité bien le cas, puisqu’il y a de grosses équipes et une armée d’intellectuels et de cadres à l’œuvre à l’arrière-plan.
Donald Trump n’est certainement pas un bouffon ; si l’on préfère, il n’en est pas seulement un. Il représente les intérêts de la haute bourgeoisie américaine la plus agressive et la plus inquiète.
Derrière le chaos apparent, il y a la remise en marche de tout l’appareil d’État, une réaffirmation de l’approche guerrière, bref une logique impérialiste de repartage du monde, sorte de retour de la féodalité à l’époque moderne, où il s’agit de maintenir ses fiefs et d’en acquérir de nouveaux.
Auparavant, il s’agissait de faire en sorte que, partout dans le monde, ce soit la Pax Americana qui règne, la mondialisation tranquille. C’était le prolongement du New World Order prôné au tout début des années 1990, avec l’effondrement du social-impérialisme soviétique et l’armée US montrant sa capacité d’agir en rouleau compresseur lors de la guerre contre l’Irak.
Si on ajoute à ça l’intégration de la Chine redevenue capitaliste dans le marché mondial et les sauts technologiques, notamment dans l’informatique, on a une reprise du capitalisme de 1989 à 2020.
Désormais pourtant, il faut faire face à une nouvelle situation, puisque la Chine se pose en superpuissance impérialiste concurrente et désire obtenir bientôt l’hégémonie. Il faut donc, pour la superpuissance impérialiste américaine, suivre la traditionnelle ligne réactionnaire jusqu’au-boutiste : pour que rien ne change, tout doit changer.
Il faut faire en sorte de faire sauter l’ordre mondial, pour le réarranger en fonction des besoins de demain, et de la nouvelle base de l’hégémonie américaine, dont l’intelligence artificielle est un outil essentiel, dans sa capacité à relancer la productivité, à générer des restructurations.
Un aspect essentiel, dans cette perspective, est la reprise en main de l’Amérique latine.
Traditionnellement, l’hégémonie des États-Unis sur l’ensemble du continent américain est gérée au moyen de la « doctrine Monroe », constituée dès le début du 19e siècle, en 1823, par le président américain James Monroe.
Il y avait jusqu’à présent une seule mise à jour : le « corollaire Roosevelt », réalisé par le président américain Theodore Roosevelt en 1904. Il y a désormais un « corollaire Trump ».
La doctrine Monroe exigeait, pour faire simple, que les puissances européennes ne s’immiscent pas dans les situations des nouveaux pays américains ayant acquis leur indépendance aux dépens des empires espagnol et portugais.
Le corollaire Roosevelt ajoute un élément interventionniste. Si les pays du continent américain agissent de manière inconsidérée aux yeux des États-Unis, ceux-ci interviendront avec un « big stick », un gros bâton.
Le corollaire Trump fait une précision : certains éléments considérés comme stratégiques dans les pays du continent américain ne doivent en aucun cas être la cible d’incursions de la part de compétiteurs hors-hémisphère Ouest.
Il suffit de penser ici au canal de Panama, où il y a des investissements chinois, ce qui est ici l’exemple même de ce qui est intolérable.
Voici ce que dit la « NSS » du 4 décembre 2025 sur l’hémisphère Ouest, avec la présentation officielle du corollaire Trump. On trouve en gras la partie « essentielle ».
A. Hémisphère occidental : Le corollaire Trump à la doctrine Monroe
Après des années de négligence, les États-Unis réaffirmeront et appliqueront la doctrine Monroe afin de rétablir leur prééminence dans l’hémisphère occidental et de protéger leur territoire ainsi que leur accès aux zones stratégiques de la région.
Nous empêcherons toute puissance concurrente non hémisphérique de déployer des forces ou d’autres capacités menaçantes, ou de posséder ou contrôler des actifs
d’importance stratégique vitale dans notre hémisphère.Ce « corollaire Trump » à la doctrine Monroe constitue un rétablissement judicieux et efficace de la puissance et des priorités américaines, conforme aux intérêts de sécurité des États-Unis.
Nos objectifs pour l’hémisphère occidental peuvent se résumer ainsi : « S’associer et étendre notre influence ».
Nous nous associerons à nos alliés de longue date dans l’hémisphère pour contrôler les migrations, endiguer le trafic de drogue et renforcer la stabilité et la sécurité terrestres et maritimes.
Nous étendrons notre influence en cultivant et en renforçant de nouveaux partenariats, tout en consolidant l’attractivité de notre propre pays en tant que partenaire économique et sécuritaire privilégié de l’hémisphère.
S’associer
La politique américaine devrait viser à s’associer à des acteurs régionaux de premier plan capables de contribuer à instaurer une stabilité acceptable dans la région, même au-delà des frontières de ces partenaires.
Ces nations nous aideraient notamment à stopper les migrations illégales et déstabilisatrices, à neutraliser les cartels, à délocaliser la production et à développer les économies privées locales.
Nous récompenserons et encouragerons les gouvernements, les partis politiques et les mouvements de la région qui partagent nos principes et notre stratégie.
Toutefois, nous ne devons pas négliger les gouvernements ayant des perspectives différentes, avec lesquels nous partageons néanmoins des intérêts et qui souhaitent collaborer avec nous.
Les États-Unis doivent reconsidérer leur présence militaire dans l’hémisphère occidental. Cela implique quatre mesures essentielles :
• un réajustement de notre présence militaire mondiale afin de répondre aux menaces urgentes dans notre hémisphère, notamment les missions définies dans cette stratégie, et un désengagement des théâtres d’opérations dont l’importance relative pour la sécurité nationale américaine a diminué ces dernières décennies ;
• un renforcement de la présence des garde-côtes et de la marine pour contrôler les voies maritimes, endiguer l’immigration clandestine et les migrations indésirables, réduire le trafic d’êtres humains et de stupéfiants, et sécuriser les principaux axes de transit en cas de crise ;
• des déploiements ciblés pour sécuriser la frontière et démanteler les cartels, y compris, si nécessaire, le recours à la force létale pour remplacer la stratégie répressive inefficace des dernières décennies ; et
• l’établissement ou l’élargissement de l’accès à des zones stratégiques.
Les États-Unis privilégieront la diplomatie commerciale pour renforcer leur économie et leurs industries, en utilisant les droits de douane et les accords commerciaux réciproques comme leviers efficaces.
L’objectif est que nos pays partenaires développent leurs économies nationales, tandis qu’un hémisphère occidental économiquement plus fort et plus sophistiqué devienne un marché de plus en plus attractif pour le commerce et les investissements américains.
Le renforcement des chaînes d’approvisionnement critiques dans cet hémisphère réduira les dépendances et augmentera la résilience économique américaine.
Les liens créés entre l’Amérique et ses partenaires profiteront aux deux parties tout en rendant plus difficile pour les concurrents non hémisphériques d’accroître leur influence dans la région.
Et même si nous privilégions la diplomatie commerciale, nous nous efforcerons de renforcer nos partenariats en matière de sécurité, qu’il s’agisse de ventes d’armes, de partage de renseignements ou d’exercices conjoints.
Étendre
À mesure que nous approfondissons nos partenariats avec les pays avec lesquels l’Amérique entretient actuellement des relations étroites, nous devons chercher à étendre notre réseau dans la région.
Nous voulons que les autres nations nous considèrent comme leur partenaire de premier choix et nous les dissuaderons (par divers moyens) de collaborer avec d’autres.
L’hémisphère occidental abrite de nombreuses ressources stratégiques que l’Amérique devrait développer en partenariat avec ses alliés régionaux, afin de rendre les pays voisins ainsi que le nôtre plus prospères.
Le Conseil de sécurité nationale lancera immédiatement un processus interministériel robuste pour charger les agences, appuyées par le service d’analyse de notre communauté du renseignement, d’identifier les points et les ressources stratégiques dans l’hémisphère occidental en vue de leur protection et de leur développement conjoint avec les partenaires régionaux.
Les concurrents non hémisphériques ont considérablement pénétré notre hémisphère, nous désavantageant économiquement aujourd’hui et risquant de nous nuire stratégiquement à l’avenir.
Tolérer ces incursions sans réagir fermement constitue une autre grande erreur stratégique américaine de ces dernières décennies.
La prééminence des États-Unis dans l’hémisphère occidental est une condition essentielle à notre sécurité et à notre prospérité – une condition qui nous permette d’affirmer notre présence avec assurance, où et quand cela s’avère nécessaire dans la région.
Les termes de nos alliances, et les conditions de toute aide apportée, doivent être subordonnés à la réduction des influences extérieures adverses – qu’il s’agisse du contrôle des installations militaires, des ports et des infrastructures clés ou de l’acquisition d’actifs stratégiques au sens large.
Il sera difficile d’enrayer certaines influences étrangères, compte tenu des alliances politiques entre certains gouvernements latino-américains et certains acteurs étrangers.
Cependant, de nombreux gouvernements ne partagent pas l’idéologie des puissances étrangères, mais sont plutôt attirés par ces dernières pour d’autres raisons, notamment des coûts réduits et des contraintes réglementaires moins importantes.
Les États-Unis ont réussi à limiter l’influence étrangère dans l’hémisphère occidental en démontrant précisément l’ampleur des coûts cachés – espionnage, cybersécurité, pièges de la dette, etc. – inhérents à une aide étrangère prétendument « à faible coût ». Il convient d’intensifier ces efforts, notamment en tirant parti de l’influence américaine dans les domaines financier et technologique pour inciter les pays à refuser cette aide.
Dans l’hémisphère occidental – et partout dans le monde –, les États-Unis doivent clairement affirmer que les biens, services et technologies américains constituent un investissement bien plus avantageux sur le long terme, car ils sont de meilleure qualité et ne sont assortis d’aucune condition, contrairement à l’aide proposée par d’autres pays.
Cela étant dit, nous réformerons notre système afin d’accélérer les procédures d’approbation et d’autorisation, et ainsi redevenir le partenaire de choix.
Le choix de tous les pays devraient être entre vivre dans un monde conduit par les Etats-Unis, composé de pays souverains et d’économies libres, ou dans un monde parallèle où ils subissent l’influence de pays situés à l’autre bout du globe.
Chaque responsable américain travaillant dans la région ou sur celle-ci doit être pleinement informé des influences extérieures néfastes, tout en exerçant des pressions et en offrant des incitations aux pays partenaires pour qu’ils protègent notre hémisphère.
La protection efficace de notre hémisphère exige également une collaboration plus étroite entre le gouvernement américain et le secteur privé américain. Toutes nos ambassades doivent être informées des principales opportunités d’affaires dans leur pays, notamment des grands contrats publics.
Chaque responsable du gouvernement américain en contact avec ces pays doit comprendre qu’une partie de sa mission consiste à aider les entreprises américaines à être compétitives et à prospérer.
Le gouvernement américain identifiera les opportunités d’acquisition et d’investissement stratégiques pour les entreprises américaines dans la région et les soumettra à l’évaluation de tous ses programmes de financement, notamment ceux des départements d’État, de la Guerre et de l’Énergie, de la Small Business Administration (SBA), de la Société de financement du développement international (DFFC), de la Banque d’import-export (Export-Import Bank) et du Millennium Challenge Corporation (MCC).
Nous devons également nouer des partenariats avec les gouvernements et les entreprises de la région afin de construire des infrastructures énergétiques évolutives et résilientes, d’investir dans l’accès aux ressources minérales critiques et de renforcer les réseaux de cybercommunications existants et futurs en tirant pleinement parti du potentiel américain en matière de chiffrement et de sécurité. Les entités gouvernementales américaines susmentionnées devraient être mises à contribution pour financer une partie des coûts d’achat de biens américains à l’étranger.
Les États-Unis doivent également s’opposer aux mesures telles que la taxation ciblée, la réglementation inéquitable et l’expropriation qui désavantagent les entreprises américaines et les annuler.
Nos accords, notamment avec les pays qui dépendent le plus de nous et sur lesquels nous avons donc le plus d’influence, doivent prévoir des contrats de gré à gré pour nos entreprises. Parallèlement, nous devons tout mettre en œuvre pour évincer les entreprises étrangères qui construisent des infrastructures dans la région.
Pour résumer, l’Amérique latine – car c’est elle dont il s’agit – doit servir de base arrière au capitalisme américain. Des miettes lui seront laissées.
La situation de l’Amérique latine est assez simple à comprendre. Les indépendances des différents pays ont été un processus enclenché et porté par les couches colonisatrices espagnoles elles-mêmes.
Les « criollos », Espagnols nés en Amérique, ont coupé les ponts avec l’empire espagnol défait en Europe par Napoléon ; l’indépendance du Brésil relève du même processus où l’élite d’origine européenne et blanche de peau s’est approprié l’administration en place et prit les commandes d’une nouvelle armée.
La dimension féodale de ces pays est donc restée, alors que les capitalistes locaux sont passés sous la coupe des grands capitalistes européens, britanniques surtout, puis américains.
Le tournant a été 1898, lorsque l’Espagne a essayé de maintenir sa colonisation à Cuba et que les États-Unis l’en ont chassée. Les élites latino américaines se sont alors aperçues qu’elles resteraient dans l’ombre des États-Unis et cela a donné véritablement naissance à l’idéologie « latino américaine », qui prétend qu’il y aurait une « raza », une « race » latino.
Tout le 20e siècle a été marqué par la domination américaine, accompagnée d’interventions militaires parfois. Les pays latino-américains cumulent pauvreté de masse et corruption généralisée, crises d’ultra-violence répressive et coups d’État, crimes sexuels contre les femmes et les jeunes filles et enlisement administratif féodal.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait que ça, mais en tout état de cause les pays latino-américains sont totalement dépourvus face à la superpuissance impérialiste américaine. Les guérillas ont été mises en déroute, il n’existe plus d’avant-garde réelle capable de porter un projet d’ampleur.
Et tout le patrimoine a été balayé par la croissance mondiale de 1989-2020. Il y a eu de nombreux acquis matériels dans toute l’Amérique latine, l’analphabétisme a beaucoup reculé, la culture populaire s’est massivement développée, avec une incroyable richesse.
Il y a, cependant, un profond désarroi et un tiers de la population aimerait émigrer s’il le pouvait.
La superpuissance impérialiste américaine veut profiter de cette situation, en proposant une « aide », une « perspective » économique et financière.
Il y aurait un « avenir » pour tout le monde en Amérique latine, à condition que chaque pays accepte d’assumer de jouer le rôle de base arrière, d’arrière-cour, de support au nouveau développement des États-Unis pour les décennies à venir.
C’est le sens de la démarche proposée par Donald Trump (et son équipe, et la partie de la haute bourgeoisie représentée), qu’on peut résumer du point de vue américain par le mot d’ordre « Peace through Strength », c’est-à-dire « la paix par la force », « la paix par la puissance ».
L’Amérique latine ne doit pas tant être étouffée comme dans les années 1960-1980, qu’étranglée. Quelle différence ? Avant, le territoire latinoaméricain devait être gardé sous contrôle, pacifié. Et il était considéré comme relativement instable, ou du moins glissant.
Désormais, le corollaire Trump implique d’éjecter les « compétiteurs » et d’utiliser l’Amérique latine dans le dispositif du capitalisme américain.
Ce qui revient à un deal avec les élites latino-américaines : on va vous laisser monter en gamme et vous allez profiter d’être à l’écart du chaos qui va avoir lieu en Europe et surtout dans le Pacifique, mais n’oubliez pas que tout cela doit s’inscrire dans notre sillage et notre sillage seulement.
L’affrontement avec un tel deal est impératif en Amérique latine. En effet, s’il se met en place et que la superpuissance impérialiste américaine parvient à sauver sa place de numéro 1, c’est la possibilité même de la révolution qui s’évapore pour toute une période, plaçant les révolutionnaires sur la défensive active, car il faudra bien tout de même affronter les restructurations décidées par l’impérialisme.
Inversement, il y a la possibilité historique d’enfin parvenir à ébranler l’infernale puissance du nord du continent, qui a réussi à établir une situation d’îlot préservé accumulant du capital et l’exportant, et prenant les rênes du capitalisme mondial.
Et, au-delà de l’ébranler, de mettre un terme à son existence, et en brisant son principal représentant de remettre profondément en cause le capitalisme à l’échelle mondiale.
Paradoxalement, la superpuissance impérialiste américaine ne compte pas précipiter les choses en Amérique latine. L’établissement d’une base arrière demande de la prudence.
C’est là où le Venezuela sert à la fois de laboratoire et d’exemple. Comme le régime est lié à la Chine et à la Russie de manière ouverte, ainsi qu’à l’Iran, on a là une cible de choix du point de vue américain.
Nous ne sommes plus dans les années 1960-1980 toutefois et le but n’est pas seulement de rétablir l’ordre. Il s’agit de faire en sorte que chaque pays latino-américain soit fonctionnel pour la superpuissance impérialiste américaine.
Plus que de frapper, l’approche de cette dernière est de manipuler différents leviers. Il y a le levier de l’opposition dans le pays, il y a celui de fractions de l’armée, il y a celui des médias internationaux, il y a celui des aides et des sanctions, il y a le soutien et le blocus, il y a les menaces et la pression militaire, il y a les frappes ouvertes ou masquées, etc.
La superpuissance impérialiste américaine ne veut pas simplement renverser le régime et placer quelques marionnettes. Il faut, pour le 21e siècle, que le régime qui remplace l’ancien soit opérationnel pour s’insérer dans les objectifs de croissance du capitalisme américain.
Cela rend les choses moins frontales, mais plus perverses aussi, car il y a l’objectif de réussir à lancer des mobilisations de masse, des réformes, des élans favorables au capitalisme, des soutiens au capital américain, etc.
L’étranglement du Venezuela de la fin de l’année 2025 est à ce titre exemplaire. C’est une guerre, mais menée sur différents tableaux, où le militaire se combine avec l’économique, avec le financier, le culturel, l’idéologique, etc.
Ce n’est pas seulement une bataille qui doit être gagnée, c’est tout un processus qui doit être lancé et suivre un cours assez long. Le Venezuela ne doit pas simplement tomber dans l’orbite américaine, il doit être actif dans son rapport de dominé.
C’est le principe du « Peace through Strength ».