Le premier trimestre de l’année 2021 a été marqué par de fortes tensions sur le marché de la dette publique américaine. La plus grosse puissance mondiale assume de voir les taux d’intérêt de sa dette s’envoler pour garantir l’hégémonie du dollar, entraînant avec elle l’économie mondiale et multipliant les risques de crises monétaires partout dans le monde.

Lorsque le nouveau président américain Joe Biden a annoncé un méga-plan de relance (qui devrait engendrer plus de 3 000 milliards de dollars d’investissement public), associé à une campagne massive de vaccination dans le pays, cela a produit un mouvement de confiance général dans le fait que le capitalisme américain va se relancer massivement en 2021.

Il y a la perspective d’une croissance annuelle record. Rien que pour le mois de mars 2021, les ventes au détail ont connu un emballement (+9,8%), bien plus fort que ce qui était attendu(+5,3 %), ce qui est un indicateur marquant, bien que tout à fait relatif.

Que la perspective de sortie de crise américaine soit vraie ou non n’est pas toutefois pas la question puisque ce qui compte ici est la perception que cela engendre sur les marchés financiers. De leur point de vue, c’est à la fois une « bonne nouvelle » (en tous cas c’est le contraire d’une « mauvaise nouvelle »), mais en même temps cela implique qu’il faille prévoir une forte inflation, ce qui a de beaucoup d’implications.

On a là une contradiction majeure entre la base industrielle du capitalisme (investissement de capital associé à l’exploitation du travail pour produire de la plus-value) et qui bénéficie de manière simple et en apparence linéaire d’une croissance de l’économie, avec le développement financier du capitalisme dans sa phase impérialiste, qui complexifie grandement la nature des rapports économiques.

Dans le premier cas, l’inflation (augmentation générale des prix) est vue comme quelque-chose de naturel exprimant simplement la croissance économique et le développement des valeurs représentées par la monnaie. Dans le second, l’inflation est considérée comme un facteur réduisant la valeur numéraire des placements financiers.

Autrement dit, pour les actionnaires (= le capitalisme industriel), l’inflation est synonyme de plus de revenu absolu, mais pour les détenteurs d’obligations publiques ou privées (= le capitalisme financier), l’inflation est synonyme d’une baisse de la valeur relative du capital non inséré dans un cycle productif.

C’est un immense problème pour le capitalisme et c’est pourquoi cette question de l’inflation est la préoccupation majeure des banques centrales des grandes puissances, dont le rôle est de garantir la valeur de la monnaie. Les banques centrales européennes et américaines ont par exemple normalement le même objectif qui est de maintenir respectivement l’inflation de l’euro et du dollar sous la barre des 2%.

C’est toutefois incompatible avec un mouvement de relance de l’économie et la banque centrale américaine a décidé de passer en force, au nom de la relance.

Elle a d’ors et déjà annoncé que l’inflation du dollar pourrait atteindre les 2,4%, sous-entendu qu’elle ne ferait rien contre un dépassement au-delà de 2%, ce qui est très lourd de sens (d’autant plus que ces 2,4% d’inflation sont un minimum au quel personne ne croit, ce sera très probablement bien plus).

Le corollaire est très simple : au premier trimestre de l’année 2021, les taux d’intérêts américains se sont envolés avec un petit mouvement de panique à la mi-février, et rien ne garantit qu’ils ne vont pas continuer à grimper.

Fin mars, le taux du bon du trésor américain à échéance de dix ans a atteint les 1,77%, alors qu’il était encore de 0,5% en août 2020. Cela implique directement deux choses. D’une part, que cela « coûte » plus cher pour l’État américain de s’endetter, d’autre part que le marché de la dette publique américaine (le marché de « l’occasion » des emprunts d’État) recule.

En effet, lorsque le taux d’une obligation monte, sa valeur baisse. Cela paraît contre-intuitif, mais c’est lié au fait justement que la valeur d’une obligation est relative à la valeur d’une monnaie sur le long terme. Et en tous cas, cela fait que ce marché de la dette publique américaine, le plus important du monde, a reculé de 4,6% sur les trois premiers mois de l’année 2021. C’est gigantesque.

Il y a à cela une conséquence indirecte, qui est que l’ensemble des marchés obligataires de par le monde sont impactés, ou potentiellement impactés, du fait de l’hégémonie du dollar dans le monde et de son rôle de valeur de référence. Autrement dit, en raison de la situation américaine, les taux d’intérêt partout dans le monde sont amenés à augmenter, ou ont déjà augmenté en partie comme c’est le cas pour l’euro, mais aussi pour de nombreux pays dit émergents. Naturellement, cela influe directement sur la valeur des monnaies elles-mêmes.

Nous avons abordé déjà à plusieurs reprises dans la revue Crise cette question des taux d’intérêt et de la dette publique. Rappelons ici simplement deux choses: d’abord que l’économie mondiale, et notamment celle des États, est totalement dépendante de taux d’intérêt bas pour soutenir l’endettement généralisé, ensuite qu’il y a des interventions absolument massives de la part des banques centrales pour garantir contre vents et marrées la persistance de ces taux d’intérêts bas.

Ce qui se passe actuellement est très simple à comprendre. La superpuissance américaine assume totalement de laisser s’envoler les taux d’intérêts pour maintenir son hégémonie économique mondiale, en asphyxiant l’économie mondiale. L’impérialisme américain considère qu’il a les moyens d’absorber une telle envolée des taux d’intérêt au nom de la relance, ce qui n’est pas forcément le cas pour le reste de l’économie mondiale.

Un pays comme la France est directement menacé par la situation américaine, puisqu’il est massivement endetté et dépend pour survivre de taux d’intérêt bas (voire négatifs). Un emballement des taux d’intérêt signifie pour la France ni plus ni moins qu’un risque d’effondrement, probablement dans le sillage d’un pays comme l’Italie, encore plus vulnérable de ce point de vue.

Cela est encore plus vrai pour un capitalisme faible comme la Turquie, qui connaît depuis le mois de mars 2021 une crise monétaire majeure.

La livre turque s’est effondrée de près de10% par rapport à l’euro en un jour après le limogeage du gouverneur de la banque centrale… qui avait justement décidé de relever les taux d’intérêt directeurs dans le but de lutter contre l’inflation, ce qu’a refusé le régime, considérant pouvoir forcer l’économie à aller dans son sens.

La Syrie, le Liban ou encore le Venezuela connaissent d’ors et déjà une crise monétaire majeure. Et le risque monétaire en raison de la situation américaine est mondial, comme l’a affirmé le Fond monétaire international dans une communication du mois d’avril 2021, en parallèle de son Rapport sur la stabilité financière dans le monde :

« Il est clair que les taux mondiaux restent faibles par rapport à leurs niveaux du passé ; mais la rapidité des ajustements de taux pourrait entraîner une volatilité malvenue sur les marchés financiers mondiaux, comme nous l’avons déjà observé cette année.

La valorisation des actifs se fait sur une base relative et le prix de tout actif financier, qu’il s’agisse d’un crédit hypothécaire ou d’une obligation émise par un pays émergent, est lié de façon directe ou indirecte aux taux de référence américains. La hausse rapide et persistante des taux cette année s’accompagne d’une montée de la volatilité, avec le risque que ces fluctuations s’intensifient.

Toute augmentation brusque et inattendue des taux américains pourrait résulter en un resserrement des conditions financières si les investisseurs adoptaient une attitude visant à réduire l’exposition au risque et protéger le capital. Cela pourrait poser un problème pour les prix des actifs à risque: les valorisations paraissent excessives dans certains segments des marchés financiers et les sources de vulnérabilité se multiplient dans certains secteurs.

Jusqu’ici, les conditions financières mondiales restent globalement accommodantes. Mais dans les pays où la reprise se fait attendre et la vaccination prend du retard, l’économie n’est peut-être pas prête à encaisser un resserrement des conditions financières. Les dirigeants pourraient se retrouver contraints de recourir aux politiques monétaire et de change pour compenser un éventuel resserrement.

Certes, les rendements des obligations d’État ont également augmenté légèrement dans des pays d’Europe et d’ailleurs — quoique dans une moindre mesure qu’aux États-Unis — mais ce sont surtout les pays émergents qui suscitent l’inquiétude, car l’appétit des investisseurs pour le risque peut y évoluer très vite.

À l’heure où bon nombre de ces pays ont d’importants besoins de financement extérieur, un resserrement fort et soudain des conditions financières mondiales pourrait mettre en péril leur redressement après la pandémie. La récente volatilité des flux d’investissements de portefeuille vers les pays émergents illustre la fragilité de ces flux.

Plusieurs pays émergents disposent de réserves de change suffisantes et les déséquilibres extérieurs sont dans l’ensemble moins prononcés, en raison de la forte compression des importations, mais quelques pays émergents pourraient rencontrer des difficultés à l’avenir, surtout si l’inflation augmentait et si le coût de l’emprunt poursuivait sa hausse.

Les rendements des titres libellés en monnaies de pays émergents ont augmenté de façon marquée, sous l’effet notable d’une hausse des primes d’échéance. Selon notre estimation, une hausse de 100 points de base des primes d’échéance aux États-Unis va de pair, en moyenne, avec une hausse de 60 points de base des primes d’échéance dans les pays émergents.

De nombreux pays émergents connaissant des besoins de financement considérables cette année, la montée des taux présente un risque pour eux lorsqu’ils refinanceront leur dette et financeront d’importants déficits budgétaires au cours des mois à venir. Les pays dont la position économique est plus précaire, en raison par exemple d’un accès restreint aux vaccins, pourraient aussi enregistrer des sorties d’investissements de portefeuille. L’accès au financement reste une préoccupation de premier plan pour de nombreux pays préémergents, qui n’ont que peu accès aux marchés obligataires.

À mesure que les pays ajustent leurs stratégies de lutte contre la pandémie, les grandes banques centrales devront s’armer de prudence au moment d’annoncer leurs objectifs de politique monétaire, afin d’éviter qu’une volatilité excessive ne s’empare des marchés financiers. Il se peut que les pays émergents doivent envisager de prendre des mesures pour remédier à un resserrement excessif des conditions financières intérieures. Mais en agissant sur les plans monétaire, budgétaire et macro prudentiel, ainsi que sur les flux de capitaux et le marché des changes, ils devront être attentifs aux interactions entre ces mesures et à leur propre situation économique et financière. »

La situation est donc très claire. Le capitalisme est dans une phase caractérisée de sa seconde crise générale. La concurrence va être rude entre les pays en raison de la bataille pour l’hégémonie et du risque d’effondrement monétaire; les peuples du monde et les travailleurs des grandes puissances vont être soumis à une grande pression pour assumer le prix de la crise.


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