La première vague de la musique classique russe était d’orientation nationale démocratique.

Vint ensuite une vague de musiciens s’éloignant de cette base culturelle pour une démarche marquée par l’approche occidentale-bourgeoise en de nombreux points, avec Serge Rachmaninov (1873-1943) et Alexandre Scriabine (1872-1915), Alexandre Glazounov (1865-1936), Nicolas Tcherepnine (1873-1945), Anatoli Liadov (1855-1914), Nicolas Medtner (1879-1951), Anton Arenski (1861-1906), Sergueï Taneïev (1856-1915).

Il est parfois parlé de « scriabinisme », en référence à Scriabine mais également Rachmaninov, pour désigner une approche pessimiste et esthétisante, un certain décadentisme à prétention psychologisante, avec une tendance à l’hermétisme élitiste et la virtuosité comme valeur en soi.

Cela se couplait cependant, en même temps, avec une formidable vitalité, une profondeur d’âme typiquement russe, une introspection d’une incroyable densité.

Il suffit d’écouter ces deux exemples, voire rien que leur tout début, pour comprendre la dimension intimiste de Scriabine et Rachmaninov, avec une propension qui leur est propre à la virtuosité, à l’emportement fantasmagorique, à des enchaînements de rythmes à marche forcée.

Voici la seconde Sonate de Scriabine, suivi de la cinquième.

 

Après la révolution d’Octobre 1917, l’appartement de Scriabine devint un musée dès 1922 ; de 1927 à 1929 la maison d’édition musicale d’État publia l’ensemble des ses œuvres musicales.

Le numéro d’été 1935 de Sovetskaia Muzyka fit l’éloge de Scriabine et la même année Arnold Alshvang publia un ouvrage d’importance sur lui, republié en 1945.

Il faut bien saisir la complexité de l’analyse du double caractère de Scriabine. Ce dernier avait une approche totalement mystique, il avait basculé dans les thèses illuminées de la Théosophie de Helena Pétrovna Blavatsky pour qui tout est seulement psychisme. Il travailla pendant douze années à un projet bien entendu jamais terminé de spectacle intitulé Mystère qui devait avoir lieu en Inde, mêlant les parfums à la musique, etc.

Son oeuvre pratiquement finale est Vers la flamme, une sorte de délire accompagné d’un poème mystico-délirant (« la Flamme pure de la Transfiguration Sacrée étreint l’Univers » etc.).

Serge Rachmaninov (1873-1943) était pareillement une figure majeure de la seconde vague de la musique classique russe et c’est l’un des principaux représentants du scriabinisme.

Cela n’empêcha pas une présence importante dans son pays, malgré son exil après la révolution, et l’URSS améliora particulièrement ses relations avec Rachmaninov à la fin de la vie de celui-ci.

Ainsi, en décembre 1942, un diplomate soviétique demanda à Rachmaninov les partitions de sa troisième symphonie et de son quatrième concerto pour piano, qui furent joués à Moscou respectivement en octobre 1945 et en novembre 1945 (ici à l’occasion d’un concert lui étant entièrement consacré).

Et à l’occasion de son 70e anniversaire, Rachmaninov reçut un télégramme (qu’il ne put recevoir à temps avant de décéder) de la part de la VOKS (Société pan-soviétique pour les relations culturelles avec l’étranger), ainsi que d’amis et de collègues à lui, du conservatoire de Moscou et du Musée d’État de la culture musicale.

Faire le tri et distinguer en quoi la seconde vague était également, en partie, portée par la première vague, a sauvé la musique classique russe. Cela ne pouvait se dérouler que dans le socialisme.

En Europe capitaliste, Igor Stravinski (1882-1971) put aller de son côté unilatéralement dans le modernisme. En 1913 à Paris, la première représentation de son opéra Le Sacre du printemps, avec une chorégraphie Vaslav Nijinski, provoqua un immense scandale dans le public. Mais l’introduction de cette pseudo-modernité ne connut bien entendu pas de freins et fut finalement valorisée par les sociétés capitalistes décadentes.

Henri Quittard, dans Le Figaro du 31 mai 1913, procéda alors à la démolition de l’oeuvre ; il y dit notamment :

« Voici un étrange spectacle, d’une barbarie laborieuse et puérile que le public des Champs-Élysées accueillit sans respect. Et l’on regrette de voir se compromettre dans cette déconcertante aventure un artiste, tel que M. Strawinsky de qui la musique, après l’Oiseau de feu ou Petrouchka, pouvait attendre encore de nouvelles œuvres.

Car de la chorégraphie de M. Nijinsky** et des inventions par quoi ce primaire exaspéré affirme le génie qu’il se sentit venir un beau jour, il n’est pas nécessaire, je pense, de rien dire (…).

Mais le cas de M. Strawinsky est bien différent. Comment un musicien tel que lui a-t-il pu se laisser gagner par la contagion et transposer dans son art cette esthétique de danseur? Libre à un Nijinsky de croire qu’en, prenant le contre-pied de ce qui s’est fait jusqu’à lui et en s’appliquant, avec une ingénuité détestable et risible, à déformer le corps humain, il réalisera des beautés inconnues au vulgaire.

Mais M. Strawinsky peut-il s’imaginer qu’une mélodie, parce qu’elle sera doublée pendant cinquante mesures à la seconde supérieure ou inférieure, ou au deux à la fois, va gagner une intensité et une éloquence décisives? (…)

Le Sacre du Printemps, fut hier assez mal accueilli, et le public restait impuissant à retenir son hilarité. Il eût donc été de bon goût à ceux qui pensaient autrement- ils n’étaient pas nombreux- d’épargner aux auteurs une ovation sur la scène dont tout le monde sentit la comique impertinence. »

C’était là un dernier sursaut de la bourgeoisie face à sa propre décadence musicale.


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