Devant l’incapacité de Nikita Khrouchtchev à assurer le succès de l’économie planifiée sans planification du type de celle de Staline, c’est Léonid Brejnev qui se retrouve à la tête de l’URSS en 1964 et, immédiatement, on a une vaste réforme dès 1965, due à l’économiste Evseï Liberman (1897-1961).

Celui-ci a été mis en avant par Alexeï Roumiantsev (1905-1993), un économiste membre du Comité Central et notamment rédacteur en chef de 1955 à 1958 de la revue du Comité Central « Kommunist » (qui s’appelait « Bolchevik » avant le 19e congrès de 1952). Il fut également le rédacteur en chef de la Pravda en 1964-1965.

C’est justement lorsque Alexeï Roumiantsev fut rédacteur en chef de « Kommunist » qu’y parurent plusieurs articles d’Evseï Liberman, ce qui pava la voie à la publication par la Pravda d’un long article de lui, le 9 septembre 1962 : « Le Plan, le profit, la prime ».

Evseï Liberman

Evseï Liberman

L’article est alors mis en avant, il est appelé à le lire, à l’étudier, à en discuter. C’est une opération idéologique, avec une présentation en ce sens de la Pravda.

« Les documents publiés dans la Pravda sur l’amélioration de la gestion et de la planification économiques suscitent un grand intérêt du public. Des questions importantes et fondamentales sont soulevées dans l’article publié aujourd’hui par le docteur en économie E. Lieberman.

La rédaction de la Pravda, attachant une grande importance à ces questions, invite les économistes universitaires, les travailleurs de l’industrie, les autorités de la planification et de l’économie à exprimer leurs opinions sur les propositions concrètes de l’auteur de l’article. »

Que dit l’article ? Il présente comme essentielle la tâche suivante :

« Construire un système de planification et d’évaluation du travail des entreprises afin qu’elles s’intéressent d’une manière vitale au les objectifs les plus élevés prévus, dans l’introduction de nouvelles technologies et l’amélioration de la qualité des produits, en un mot, dans la plus grande efficacité de production. »

Evseï Liberman explique alors la chose suivante : il faut permettre aux entreprises de disposer de leur propre plan de production, d’élaborer leur propre rentabilité et de les pousser à aller en ce sens avec des incitations financières.

Cela ne coûterait rien du tout à l’État, car les incitations seraient le reflet de la hausse de la rentabilité seulement.

« Il n’y a aucun danger pour les recettes budgétaires : au contraire, il y a lieu de s’attendre à une augmentation significative des recettes de l’État sous l’influence du fort intérêt matériel des entreprises à une augmentation générale des bénéfices. »

Ces incitations seront fournies non pas selon le résultat seulement, mais également sur le résultat prévu. Evseï Liberman considère que l’incitation doit être au milieu de ce qui a été prévu par l’entreprise et ce qui a été réalisé vraiment (en considérant que la réalisation est meilleure que ce qui a été prévu).

Le but étant bien sûr ici de pousser les entreprises à viser haut, pour disposer d’incitations plus grandes en retour une fois le travail accompli. Il s’agit de casser leur tendance à surestimer les coûts des matériaux, des outils, de l’énergie, etc. pour demander des fonds à l’État.

Peut-alors encore parler d’économie planifiée depuis un centre ? Evseï Liberman affirme que oui :

« Une question naturelle se pose : le principe centralisé de notre planification sera-t-il préservé et renforcé ?

On peut affirmer avec raison que la procédure proposée libérera la planification centralisée de la supervision mesquine des entreprises, des tentatives coûteuses d’influencer la production non pas par des mesures économiques, mais par des mesures administratives.

Les réserves sont mieux connues et ne peuvent être révélées que par l’entreprise elle-même. Mais pour ce faire, il ne faut pas craindre que son bon travail se mette dans une position difficile l’année prochaine.

Tous les principaux leviers de la planification centralisée : les prix, les finances, le budget, la comptabilité, les gros investissements en capital et enfin, tous les coûts, la main-d’œuvre et les indicateurs naturels les plus importants des tarifs, des proportions dans la sphère de la production, de la distribution et de la consommation seront entièrement déterminés depuis le centre. »

Evseï Liberman propose donc une décentralisation : on indique aux entreprises quoi faire et on leur donne les moyens de faire comme elles l’entendent, avec des primes quand ça fonctionne bien.

Or, on voit tout de suite la dimension capitaliste, dans la mesure où l’entreprise fait des bénéfices sous la forme de primes. Mais il dit que comme le reste de l’économie est encadrée, ce n’est pas vraiment du capitalisme.

« Le système proposé repose sur le principe : ce qui est bénéfique à la société doit l’être à chaque entreprise. Et, à l’inverse, ce qui n’est pas rentable pour la société doit être extrêmement désavantageux pour l’équipe de toute entreprise.

Certains économistes disent qu’il ne faut pas trop insister sur le profit, qu’il s’agit d’un indicateur capitaliste. Ce n’est pas vrai ! Notre profit n’a rien de commun avec le profit capitaliste.

L’essence de catégories telles que le profit, le prix et l’argent est complètement différente dans notre pays et elles servent avec succès la construction du communisme.

Notre profit, compte tenu des prix planifiés des produits du travail et utilisant le revenu net au profit de l’ensemble de la société, est le résultat et en même temps un indicateur (sous forme monétaire) de l’efficacité réelle des coûts de main-d’œuvre. »

Et Evseï Liberman de proposer les mesures suivantes :

« Alors, que propose-t-on exactement pour améliorer les choses ?

1. Établir que les plans des entreprises, après coordination et approbation du programme de nomenclature volumétrique, sont entièrement élaborés par les entreprises elles-mêmes.

2. Afin de garantir l’intégrité de l’État et l’intérêt des entreprises à une efficacité de production maximale, créer un fonds unique pour tous les types d’incitations matérielles en fonction de la rentabilité (du bénéfice en pourcentage des fonds de production).

3. Approuver de manière centralisée comme normes à long terme des barèmes d’incitation en fonction de la rentabilité pour diverses industries et groupes d’entreprises situés à peu près dans les mêmes conditions naturelles et techniques.

4. Renforcer et améliorer la planification centralisée en confiant les tâches obligatoires (chiffres de contrôle) uniquement aux conseils économiques (comités exécutifs, départements). Éliminer la pratique consistant à répartir les tâches des conseils économiques entre les entreprises en fonction du « niveau atteint ». Obliger les conseils économiques, sur la base de l’analyse économique, à vérifier, évaluer et améliorer les plans élaborés de manière indépendante par les entreprises sans modifier les échelles de rentabilité comme base pour encourager les entreprises.

5. Élaborer une procédure d’utilisation des fonds d’incitation unifiés provenant des bénéfices des entreprises, en gardant à l’esprit l’élargissement des droits des entreprises à dépenser des fonds pour les besoins d’incitations collectives et personnelles.

6. Établir le principe et la procédure de tarification flexible des nouveaux produits de manière à ce que des produits plus efficaces soient rentables tant pour les producteurs que pour les consommateurs, c’est-à-dire pour l’économie nationale dans son ensemble. »

Il faut ici être dialectique. Il est absolument erroné de considérer que les révisionnistes « pensent » et organisent rationnellement un retour du capitalisme en URSS. Paradoxalement, les critiques du révisionnisme ont pourtant toujours considéré la réforme de 1965 comme l’exemple même du choix du retour au capitalisme effectué par les révisionnistes.

En réalité, la réforme de 1965 n’est pas à lire comme une possibilité dans le futur proche, mais comme le reflet d’une transformation ayant déjà eu lieu. La réforme n’est là que pour servir de reconnaissance juridique à une situation déjà existante.

En l’absence d’exercice du pouvoir sur une ligne socialiste, chaque élément des institutions et de l’État s’est transformé en zones de captation de la richesse nationale. Chaque entreprise est, en ce sens, devenu un « royaume indépendant ».

La réforme de Lieberman dit en fait : il faut que l’appropriation des richesses par les couches dirigeantes ne soit plus menée sur le tas, par en bas, localement, mais passe par un système ouvert et officiel de redistribution.

Cela implique que les entreprises comme « royaumes indépendants » s’alignent sur des exigences non plus simplement parasitaires, mais capitalistes concurrentiels, tout en restant couvertes de toutes façons par l’État.

C’est que nous sommes dans une URSS capitaliste monopoliste d’État.


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