Si nous avons raison concernant la thèse sur la situation du Bengale à l’arrivée de l’Islam, alors les points suivants doivent être vérifiés :
– tout d’abord, d’acharnées luttes de classe doivent avoir eu lieu avec les nouvelles armes idéologiques (hindouisme shakti et l’islam) ;
– ces armes, si elles étaient de vraies armes, doivent avoir prouvé leur efficacité, si non alors une autre arme aurait été soulevée ;
– la classe dirigeante au Bengale doit nécessairement aussi avoir reflété cette situation de « deux voies culturelles » au Bengale.
De fait, le Bengale a prospéré et a ou défendre sa situation nouvelle. Deux points principaux sont à noter :
a) Sous Shamsuddin Ilyas Shah, qui régna de 1342 à 1358, le Bengale a été unifié. Le Sultanat nouvellement formé a même été capable de résister, sous des généraux hindous et musulmans, à l’attaque du Sultanat de Delhi, dirigé par Firuz Shah Tughlaq.
Le Bengale était alors connu sous le nom de Bangalah, et l’État était le sultanat musulman du Bengale. Le sultan était appelé Sultan-i-Bangalah, Shah-i-Bangalah, ou de Shah-i-Bangaliyan.
Le mot est venu en Europe par Marco Polo, donnant naissance au mot « Bengale » (Marco Polo n’a jamais été au Bengale et a même fait une confusion, pensant en fait à une partie de la Birmanie !).
Le nouvel État islamique a modernisé le pays et son système administratif. La culture idéologique, basé sur la culture populaire du Bengale, mettait en avant l’islam, mais de manière locale. De nombreux éléments ont été pris aux arts bouddhiste et hindou (lotus ouvert de profil, éléments floraux, le lotus et le diamant, le lotus à pétales en frise, le trèfle, la rosette, le fleuron, le feston, la corde torsadée, damier, le diamant croisé etc.).
Husain Shah avait même des hindous comme Premier ministre (vizir), médecin, chef des gardes du corps, secrétaire privé, surintendant, etc.
b) Ala-ud-din Husain Shah, qui régna de 1494 à 1519, a défendu la littérature bengalie, promu la coexistence religieuse au Bengale, donnant à Chaitanya Mahaprabhu pleine possibilité de faire la diffusion de sa version mystique du Vishnouisme (ou Vaishnavisme) (pas de castes, culte de l’amour, universalité, etc.).
Cela a été l’aspect positif de la nouvelle situation. Le Bengale existait en tant que structure, avec une solide base interne, ce qui aurait pas été possible :
– Si le Bengale était bouddhiste, parce que le conquérant musulman aurait totalement rejeté tout compromis avec les élites locales, et surtout pillé la terre ;
– Si le Bengale avait été hindou dans sa version traditionnelle, car alors il aurait idéologiquement submergé par l’Inde ancienne, et serait devenu une simple région orientale, sans réelle possibilité de développement local.
Les hindous ont été intégrés dans la noblesse bengali, nommé par les dirigeants musulmans. Le Bengale existait et pouvait se développer. Cela montre que la résistance pré-bourgeoise pouvait se structurer à travers une certaine variante de l’hindouisme et une certaine version de l’islam.
Regardons maintenant l’aspect négatif. Le fait que deux religions existent au Bengale était un problème idéologique. Pour réaliser une forte unité nationale, l’existence d’une seule unité religieuse dans le pays était nécessaire pour l’élément pré-bourgeois, allié au conquérant local établissant son autorité.
Nous verrons que cet objectif sera retrouvé beaucoup de fois, même dans l’histoire moderne du Bengale.
Quoi qu’il en soit, à cette époque, les problèmes étaient les suivants :
– il y avait nécessairement deux factions soutenant l’islam ou l’hindouisme comme principal centre idéologique ;
– ces factions seraient nécessairement en lutte et essayant de gagner de l’importance au sein du pouvoir d’État, qui était dominée par les conquérants musulmans.
L’épisode de la dynastie Ganesha au 15ème siècle a été une expression de cela : le propriétaire terrien Raja Ganesha a renversé la dynastie musulmane, mis son fils comme souverain musulman pour le renverser dès que l’invasion musulmane était passée, il essaiera même la manœuvre une seconde fois, mais a alors été tué.
Cela montre quelle a été la faiblesse de la position de l’élite locale. Cela aura une conséquence fatale.
Le Bengale avait du 12ème siècle au 16ème siècle pour faire son unité. Il a réussi à se protéger et à maintenir sa culture nationale, mais il a échoué à s’unir dans un sens national fort, avec une culture pré-bourgeoise unifiée au niveau de toute la nation.
Cela a eu une terrible conséquence, lorsque l’empereur moghol réussi à envahir le Bengale. Dès cet instant, le Bengale était gouverné par le haut – un haut loin du Bengale lui-même, basé dans le nord de l’Inde.
De 1574 à 1717, le Bengale a été gouverné par 32 subahdars – un subah étant une province moghole et le subahdar un mot désignant le gouverneur, bien sûr choisi par le (grand) moghol ou les plus hauts officiers.
Le Bengal était considéré comme un endroit riche, dont les richesses devaient appartenir au moghol en Inde du Nord, et particulièrement l’armée. Pour cette raison, les cadres de l’Empire moghol ont été envoyés au Bengale.
Le souverain moghol Akbar mis même en place un nouveau calendrier, encore utilisé aujourd’hui. Le but de ce calendrier était d’améliorer la collecte de l’impôt foncier au Bengale. Comme ailleurs sous la domination moghole, le langage utilisé pour la justice et l’administration était le persan.
Le pays n’était plus en mesure de produire sa propre classe dirigeante. La classe dirigeante était une construction faite par le Moghol, et composé d’aristocrates musulmans, parlant l’ourdou comme dans le nord de l’Inde, et séparés sur le plan culturel des autres musulmans.
Lorsque l’empire moghol était sur le déclin, la situation n’a pas changé. Le Bengale a commencé à être gouverné par une dynastie de gouverneur, et le subahdar bengali était désormais connu comme le nawab du Bengale (le mot donnant le mot français « Nabab »).
Cela signifie que le modèle féodal de l’empire moghol a été importé au Bengale, et même modernisé.
Murshid Quli Khan, premier Nawab (de 1717 à 1727), a aboli le système du jagirdar, terre donnée pour la vie à quelqu’un qui était considéré comme méritoire pour son service militaire (avec sa mort la terre revenait, théoriquement, dans les mains du monarque).
Au lieu du système du jagirdar, qui était adapté à l’Etat militaire des Moghols, Murshid Quli Khan a installé le système mal zamini. Dans ce système, la terre était louée à un ijaradar – un fermier général.
Cela était plus adapté à une économie où un autocrate avait besoin de richesses produites localement, de la même manière que la monarchie française déclinante avec les « Fermiers Généraux. » Comme le fermier général payait au gouvernement les neuf dixième de la production, il était très engagé pour faire une meilleure production.
Mais Murshid Quli Khan fit face au fait que, ce faisant, il ne pouvait pas fonder ce système sur un ijaradar musulman, parce qu’il avait besoin d’aller contre la culture moghole, et de toute façon il ne recevait plus les cadres plus de l’Empire moghol à placer comme fermier général.
Murshid Quli Khan organisa par conséquent son système ijaradar de cette façon : il a divisé la province en 13 divisions administratives appelées chaklahs, les plus gros fermiers généraux étant mis en place comme chaklahdars, et il a choisi essentiellement des hindous. Des 20 fermiers généraux choisis par Murshid Quli Khan, 19 étaient des hindous.
De manière intéressante, l’Empire britannique qui a colonisé le Bengale a continué de la « même manière. » L’acte d’établissement permanent de 1793 a rendu héréditaire les positions des fermiers généraux.
Par conséquent, le système de fermiers généraux de Murshid Quli Khan doit être considéré comme un système parasitaire, d’un type féodal. Karl Marx, dans La domination britannique en Inde (1853), a décrit cela comme un « despotisme européen, planté sur le despotisme asiatique » :
« Il ne peut pas, cependant, rester aucun doute, comme quoi la souffrance infligée par les Britanniques sur l’Hindoustan est d’ordre essentiellement différente et infiniment plus intense que ce que tout l’Hindoustan a eu à souffrir auparavant.
Je ne parle pas du despotisme européen, planté sur le despotisme asiatique, par la British East India Company, formant une combinaison plus monstrueuse que tout monstres divin nous surprenant dans le Temple de Salsette [île de Salsette, au nord de Bombay et célèbre pour ses grottes aux 109 temples bouddhistes]. Ce n’est pas une caractéristique distinctive de la domination coloniale britannique, mais seulement une imitation des Hollandais (…).
Aussi étrangement complexe, rapides et destructrices que puissent apparaître l’action successive en Hindoustan de toutes les guerres civiles, les invasions, les révolutions, les conquêtes, les famines, tout cela n’est pas allé plus loin que sa surface.
L’Angleterre a [quant à elle] décomposé l’ensemble du cadre de la société indienne, sans aucun symptôme de la reconstitution qui apparaîtrait.
Cette perte de son ancien monde, avec aucun gain d’un nouveau, donne un genre particulier de mélancolie à la misère actuelle de l’Hindou, et sépare l’Hindoustan, gouverné par la Grande-Bretagne, de toutes ses anciennes traditions, et de l’ensemble de son histoire passée ».
Karl Marx a parfaitement vu cette question de la mélancolie, tellement présente dans les pays opprimés, une mélancolie donnant naissance à de nombreux fondamentalismes romantiques.
En tout cas, du côté britannique, cela a également clairement suivi la logique impérialiste traditionnelle de « diviser pour régner. »
Des commerçants travaillent avec la Compagnie des Indes dans les périodes 1736-1740, l’ensemble des 52 bengali à Calcutta étaient hindous, 10 des 12 de ceux à Dacca, et l’ensemble des 25 à Kashimbazar.
Ensuite, l’empire britannique a défait le nabab à la bataille de Plassey en 1757, créant la présidence du Bengale et dirigeant finalement directement le Bengale et l’Inde.
La soumission du Bengale par l’impérialisme britannique a apporté une nouvelle situation, dans le sens où au féodalisme post-moghole, il faut ajouter le colonialisme britannique.
Ce ne fut pas compris à cause du manque d’analyse matérialiste dialectique. L’impérialisme a été compris comme le seul et unique responsable de la situation. Cela a été aidé bien sûr par le fait que l’impérialisme britannique a utilisé les hindous comme fermiers généraux.
Pour cette raison, la lutte des classes se développa sur une base religieuse : les grands propriétaires terriens étaient hindous au Bengale, et comme l’impérialisme britannique travaillaient avec eux, alors logiquement l’Islam devait être pris comme un drapeau révolutionnaire.
Cela a également été causée par le fait que les anciens dirigeants – ceux avant les Nawabs semi-autonome et indépendant (par rapport au moghol) et les Nawabs semi-autonome et indépendant (par rapport aux Britanniques), c’est à dire les aristocrates formés par les Moghols – semblaient être un idéal romantique.
Une expression très importante de cette conception romantique jusqu’à aujourd’hui au Bangladesh est l’appréciation très forte du Taj Mahal, qui peut être trouvé dans de nombreux dessins, en particulier sur les rick-shaws.
En raison de cela, l’islam « pur » idéologiquement – celui des moghols, qui semblait « anti-impérialiste » – a été prise comme une arme.
Cela s’est passé avec le mouvement Faraizi, fondée par Haji Shariatullah (1781-1840). Il est allé en Arabie et a utilisé la version de l’islam là-bas – le wahhabisme – comme arme fondamentalistes au Bengale, faisant la promotion d’un islam « purifié » de l’influence hindouiste, c’est-à-dire de la présence britannique.
« Fairaz » désigne l’obligation due à Dieu ; bien sûr, l’islam bengali était très loin de l’islam arabe, avec toutes ses pensées magiques et son esprit d’ouverture d’esprit aux déesses hindoues.
Mais ce mouvement de « purification » a été perçue comme une façon romantique afin, au moins, d’affirmer la nation du Bengale.
Néanmoins, ce fut romantique, et comprenant de manière non dialectique l’hindouisme comme un simple allié de l’impérialisme. Ainsi, ce processus de « purification » de l’islam, même si elle ne s’est pas généralisée – a tué pour de bon la possibilité d’une union du Bengale sous le drapeau bourgeois. Le Bengale aurait pu avoir été unifié seulement si son élément culturel national pouvait être pris comme un dénominateur commun.
Le fondamentalisme a tué cette possibilité. Voulant lutter contre l’impérialisme, les masses paysannes ont rejetée hindouisme comme autant qu’elles le pouvaient, ne voyant pas que le problème était la question agraire.
Haji Shariatullah avait mis en avant une lutte cosmopolite anti-nationale – mais cela semblait révolutionnaire, parce que cela sonnait anti-impérialiste (et par là anti-féodal).
Néanmoins, pour cette raison, le mouvement Fairazi a été pris par les masses comme anti-impérialiste (et par là anti-féodal) ; un Etat dans l’Etat a été créée au Bengale, formant une énorme opposition à l’Empire britannique.
Les masses n’ont pas vu que le problème était la question agraire, mais ils ont estimé que soutenir le mouvement Fairazi – non pas tant dans la purification religieuse que socialement – était dans leur intérêt.
En ce sens, le mouvement Fairazi était un mouvement anti-féodal, mais dirigé par des cercles intellectuels et non pas une bourgeoisie qui était terriblement faible en raison du type d’économie moghol et post-moghol.
Pour cette raison, le mouvement Fairazi s’est transformé en un mouvement paysan utopique et vint même mettre en avant la doctrine de la propriété de la terre comme revenant au travail.
Logiquement, le même processus a existé avec l’hindouisme, naturellement avec un centre de gravité au Bengale occidental. Les éléments bourgeois ont essayé de construire une nouvelle idéologie, un hindouisme en mesure de mobiliser les masses, en mettant de côté le systèmes des castes et la hiérarchie religieuse.
Ainsi naquit le Brahmo Samaj, fondée par le brahmane et bourgeois Dwarkanath Tagore (1794 – 1846) et le brahmane et intellectuel Raja Ram Mohan Roy (1772-1833).
Mais plus encore que le mouvement Fairazi, il échoua à mobiliser les masses de façon révolutionnaire – les deux ont été portés par les cercles intellectuels tentant de trouver une sortie universelle de la situation au Bengale alors, mais au moins le mouvement au Bengale oriental a réussi à avoir un forte identité populaire.
Ainsi, les deux ont été progressistes dans le sens où ils ont été critiquant et rejetant le féodalisme, tous les deux ont pris une position universelle, mais les deux ont regardé dans un passé idéalisé pour trouver le noyau de l’idéologie qui aurait dû être trouvé dans le présent.
Tous deux ont été petit-bourgeois, un mouvement romantique. Leur échec était inévitable parce que la bourgeoisie était faible, arrivant trop tard dans l’histoire, et ne pouvait pas freiner le progrès de l’impérialisme.
Mais il y avait une différence : au Bengale occidental, le processus a été organisé autour des cercles petits-bourgeois et grand bourgeois, ce qui est appelé jusqu’à aujourd’hui les « bhadralok » (ou Bhodro Lok), c’est à dire les « gens meilleurs. ».
Les « bhadra lok » étaient culturellement occidentalisés, mais idéologiquement ils voulaient une société bourgeoise et rejetaient par conséquent la culture occidentale (exactement comme le fondateur du Pakistan ne parlait pas l’ourdou et était l’un des hommes les « mieux » habillés dans le monde, soit dans le style anglais).
Au Bengale oriental, le mouvement réussit, au contraire, à profondément influencer les masses, à défaut de les mobiliser de manière révolutionnaire.
Après le Brahmo Samaj et le mouvement Fairazi, il n’y avait plus de forces pour unir le Bengale ; la bourgeoisie est arrivée trop tard, et les éléments petits-bourgeois étaient faibles et idéologiquement divisés en deux parties du Bengale.
Au contraire, les forces pour diviser le Bengale étaient fortes. L’empire britannique a joué un rôle important en divisant le Bengale pour des raisons administratives en 1905. Il n’a pas réussi à cela – du Bengale a été unifié à nouveau, en 1919.
Mais il pousse la contradiction entre l’Ouest et l’Est du Bengale. Les Hindous, qui avaient gagné des points avec le colonialisme et ensuite pensaient qu’ils allaient bénéficier d’une Inde indépendante, comme elle serait principalement hindoue, ont mené une lutte contre la partition de 1905.
Les forces petites-bourgeoises, au Bangladesh, craignant l’hégémonie de la partie hindoue, ont accepté pour leur part cette partition, parce qu’ils pensaient que cela permettrait le renforcement de la nation bengalie.
Ce processus, une fois engagé, ne pouvait plus être arrêté : en 1919, les Britanniques ont divisé le peuple bengali avec des élections séparées pour les hindous et les musulmans. Encore une fois, les forces petites-bourgeoises du Bengale oriental ont pensé que cela était favorable à leur affirmation.
Le colonialisme britannique est allé très loin dans cette politique, utilisant même la famine. La famine de 1770 a tué approximativement le tiers de la population (donc, environ 10 millions de personnes) ; il y eut par la suite des famines en 1783, 1866, 1873-1874, 1892, 1897. Le colonialisme britannique préférait bloquer les approvisionnements, qui étaient au service de ses bénéfices, même si cela signifiait la mort par la faim de millions de personnes.
Quand les Japonais ont conquis la Birmanie, le colonialisme britannique a poursuivi cette politique de façon extrême, donnant la mort à près de 5 millions de personnes au Bengale en 1943-1944. La famine n’a même pas été officiellement déclarée. Satyajit Ray a fait un fameux film sur cet événement, Distant Thunder.
La situation était par conséquent inacceptable et il était nécessaire de faire un saut, à tout prix. Ceci a conduit à la scission du Bengale, en le Bengale occidental et le Pakistan oriental.