En 1964, Nikita Khrouchtchev est débarqué de son poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique, alors que le pays fait face à un arrêt du développement généralisé qu’il a connu jusqu’en 1953.
Et le régime ne va jamais se sortir des pénuries, de l’élargissement du fossé entre la nomenklatura et la population. Ce que cela implique, dans le cadre du capitalisme monopoliste d’État, est facile à comprendre : un État terroriste, arc-bouté sur son armée et ses services secrets.
L’URSS social-impérialiste, c’est le KGB et l’armée qui sont toutes-puissantes, le premier dans la société, le second dans l’économie.
Il faut bien saisir que le régime s’est arc-bouté sur ces deux structures ; ce n’est pas son orientation initiale.
Sur le papier, en effet, Nikita Khrouchtchev s’oppose à l’armée. Il le fait pour deux raisons.
La première, c’est qu’il veut insuffler un état d’esprit libéral, conforme aux mentalités petites-bourgeoises qui ont triomphé dans le Parti. C’est le début de l’idéologie au cœur de la vie quotidienne en URSS : le triptyque appartement – voiture – datcha (la maison de campagne).
Avec Nikita Khrouchtchev parvenant au pouvoir, la ligne est d’accorder une priorité à la stabilité économique et au développement interne, en supprimant à tout prix l’intensité politique de l’époque de Staline.
Il n’est donc pas question d’accorder une place démesurée à l’armée ou aux services secrets, d’instaurer un régime fort – les révisionnistes craignant en effet un retour de bâton, ils naviguent à vue et ne sont pas sûrs de leurs positions sur le terrain.
La seconde raison est que Nikita Khrouchtchev considère qu’une guerre serait forcément atomique et courte. C’est pourquoi il met en avant ce type d’armes pour forcer à une « coexistence pacifique », conforme à la mentalité des « installés » à la tête de l’URSS qui veulent profiter tranquillement d’une rente de situation et d’un confort toujours plus grand.
Dans cette logique, il entend réduire la voilure de l’armée conventionnelle. C’est ce qu’il explique dans un discours marquant au Soviet Suprême en janvier 1960, et ensuite il procède à une réorganisation de l’armée en ce sens, avec un abaissement du nombre de soldats de 3,6 millions à 2,4 millions.
La découverte d’un avion espion U2 au-dessus de l’URSS en 1960 et l’échec de la tentative de placer des missiles nucléaires soviétiques à Cuba en 1962 firent toutefois que la ligne de Nikita Khrouchtchev fut considérée par l’armée comme problématique, car proposant insuffisamment de garanties.
Cela provoqua un retournement massif contre lui et en faveur du renforcement généralisé du complexe militaro-industriel, représenté par Léonid Brejnev.
Un autre événement très important fut l’arrestation de Oleg Penkovsky, un colonel des services de renseignement de l’armée (le GRU), qui avait fourni de très nombreux documents secrets aux services secrets britanniques.
Il fut arrêté en 1962 puis exécuté, après un procès retentissant. Cela provoqua la chute du responsable du GRU, Ivan Serov, qui fut même exclu du Parti Communiste d’Union Soviétique en 1965.
Ivan Serov, qui avait joué un rôle énorme durant la seconde guerre mondiale impérialiste, était particulièrement lié à Nikita Khrouchtchev. Sa mise de côté joua naturellement dans les rapports de force.
Dans le processus révisionniste, Nikita Khrouchtchev ne représente donc, au sens strict, pas l’armée ; tout comme pour l’économie, il représente sur le plan militaire une transition dans l’affirmation d’une nouvelle situation.
Nikita Khrouchtchev a, concrètement, accompagné deux choses : d’une part, la réorganisation d’une armée encore posée sur les bases de la seconde guerre mondiale, même si numériquement elle avait très largement reculé.
D’autre part, il s’agissait d’adapter l’armée à la nouvelle situation technologique, avec les débuts de l’informatique, le développement de la cryptographie, l’apparition des radars, la découverte de l’arme nucléaire, la généralisation des avions à turboréacteurs, etc.
Nikita Khrouchtchev, pour cette raison, organisa des démonstrations des armes nouvelles auprès des hauts généraux et des hauts responsables politiques, à Kapoustine Iar, Sébastopol, Severomorsk, Arkhangelsk, Baïkonour, Koubinka.
Par contre, et justement, lorsqu’il refusa de se tourner vers les bombes nucléaires tactiques en 1963, il signa sa mort politique aux yeux de l’armée, qui justement procéda à leur systématisation ensuite.
Ici, on trouve la figure absolument centrale de Dmitri Oustinov (1908-1984). Celui-ci avait joué un rôle essentiel en 1941, supervisant le déplacement de Leningrad vers l’Oural de 80 usines d’armement employant 600 000 personnes.
Ensuite, il s’occupa de la production d’armement à partir de 1965, avant de devenir ministre de la Défense en 1976, et ce jusqu’à son décès.
Et, justement, sa ligne était bien pro-nucléaire comme Nikita Khrouchtchev, mais à l’opposé complet de celui-ci qui n’appréciait que les bombes stratégiques pour « geler » la situation dans un équilibre de la terreur, lui se tournait résolument vers les bombes nucléaires tactiques.
Il est en ce sens le théoricien de la doctrine militaire soviétique, caractérisé par le « renforcement de l’orientation stratégique européenne » : la possibilité d’un conflit ouvert, frontal, en Europe, était considérée comme le cœur de la question d’une guerre avec la superpuissance impérialiste américaine.
Des bombes nucléaires tactiques ont à ce titre été placées en République Démocratique Allemande et en Tchécoslovaquie, le principe d’une offensive soviétique était d’effectuer une percée de 50-100 km en Allemagne de l’Ouest et en Autriche, puis de pousser jusqu’à la France, en une trentaine de jours maximum.
L’Otan avait pareillement préparé l’emploi d’armes nucléaires tactiques pour stopper une éventuelle offensive soviétique, les deux zones principales préparées étant en Allemagne le corridor de basse altitude vers Fulda et la grande plaine d’Allemagne du Nord, alors que des missiles étaient prévus pour la vallée du Danube.
En pratique, les bombes nucléaires tactiques, parfois pas plus grandes qu’une valise, et utilisées avec des torpilles, des obus d’artillerie, des ogives de missiles (pour avions et navires)… auraient été la principale arme du champ de bataille sur le théâtre européen dans les années 1980.
C’est également Dmitri Oustinov qui a organisé l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et lorsqu’il est décédé en 1984, ses funérailles ont été retransmises à la télévision, chose particulièrement notable puisqu’il n’a officiellement jamais été un dirigeant de premier plan.
Dmitri Oustinov fut par ailleurs nommé maréchal de l’URSS, le plus haut titre militaire, alors qu’il n’a jamais fait partie de l’armée ; on est ici dans l’époque où les hauts responsables soviétiques paradent avec des tenues bardées de médailles, de manière caricaturale.
Il faut ici mentionner Nikolaï Chtchelokov (1910-1984), autre caricature médaillée. Il a été l’équivalent du ministre de l’Intérieur de 1966 à 1982, avant d’être chassé du PCUS en raison d’une affaire massive de corruption.
C’est le reflet d’une URSS totalement carbonisée dans la corruption, le népotisme, la bureaucratie, et qui tient dans la fuite en avant militaro-industrielle. Seule la militarisation permet d’asseoir le régime, avec les services secrets opérant à tous les niveaux pour maintenir par la force le capitalisme monopoliste d’État.
On est là dans la période où le social-impérialisme soviétique est à son apogée et où son échec apparaît comme inéluctable aux yeux de ceux qui ont compris les enseignements de Mao Zedong.
Le régime profite, en effet, des monopoles et de grandes ressources, ainsi que de l’élan de la période socialiste. Mais comme il est improductif en soi, la logique impérialiste est la seule qu’il puisse assumer, afin de chercher à se maintenir en élargissant sa base.
On a ainsi le paradoxe d’une URSS social-impérialiste qui dispose dans le cours des années 1980 d’une supériorité militaire relative sur son concurrent américain, dans pratiquement tous les domaines, mais qui est en même temps un colosse aux pieds d’argile.
(Il n’existe pas de chiffres pour les bombes tactiques soviétiques, mais on peut considérer qu’un tiers des armes nucléaires sont tactiques, en prenant comme référence l’armement des États-Unis.)
L’URSS s’était lancée dans une généralisation de son arsenal et de ses capacités ; on parle d’un gouffre financier, technique et industriel : toutes les ressources les plus vitales sont tournées vers l’armement.
Il y a l’obsession d’être en mesure de rivaliser et de surpasser la superpuissance impérialiste américaine.
L’URSS devenue social-impérialiste, c’est avant tout un immense appareil militaro-industriel, avec une croissance ininterrompue des dépenses militaires : de 9 % pour 1961-1965 de 11,1 % pour 1966-1970, de 11,9 % pour 1971-1974.
Et la part du PIB allant à l’armée était immense : officiellement de 13,1 % en 1960, de 17,1 % en 1970, de 19,6 % en 1974, puis dans les années 1980 au moins 25 % (si ce n’est jusqu’à 40 % en comptant le plus largement).
Avant son effondrement, un adulte sur cinq travaillait en URSS pour le complexe militaro-industriel, alors que l’armée s’appuyait sur 5,3 millions de soldats.