Alexandre d’Aphrodise, né en 150 de notre ère, est un philosophe très largement méconnu, pour ne pas dire inconnu. Sa fonction historique a pourtant été immense, puisqu’il a repris la drapeau de la philosophie d’Aristote. C’est ainsi grâce à lui que les auteurs arabes, persans, juifs, ont accès à celle-ci.

Par avoir accès, il ne faut pas simplement entendre avoir accès aux thèses d’Aristote. Alexandre d’Aphrodise pose en effet la philosophie d’Aristote comme un système complet, répondant à toutes les questions concernant l’univers.

Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.).

Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.).

Cela signifie qu’historiquement Alexandre d’Aphrodise est le premier à affirmer une vision du monde qui ne soit pas mystico-religieuse, mais matérialiste. Cette vision du monde a bien entendu été mise en place par Aristote, c’est cependant Alexandre d’Aphrodise qui en fait un drapeau en tant que tel.

C’est ce drapeau que reprendront les philosophes arabes, persans et juifs, avant que la religion islamique et la religion juive ne parviennent à le faire tomber sous leurs coups féodaux. C’est cependant ce même drapeau qui va être repris à la fin du moyen-âge en Europe, notamment aux université de Paris et de Padoue, obligeant l’Église à combattre de manière la plus farouche « l’averroïsme latin » et « l’alexandrinisme ».

L’averroïsme latin (à Paris) et l’alexandrinisme (à Padoue), prolongements de la philosophie d’Aristote, sont en fait les bases réelles de l’humanisme et de la Renaissance respectivement.

Averroès, version en latin du Grand Commentaire du De anima d’Aristote, milieu-fin du XIIIe siècle

Averroès, version en latin du Grand Commentaire du De anima d’Aristote, milieu-fin du XIIIe siècle

En effet, le catholicisme romain n’eut pas le même succès que le judaïsme et l’Islam, religions qui réussirent à écraser les formes du progrès. Il ne parvint pas à éteindre le feu matérialiste, car le développement de la bourgeoisie établissait un support à celui-ci.

Le catholicisme romain essaya pourtant même d’intégrer la philosophie matérialiste d’Aristote, en en faisant une interprétation totalement tronquée. Thomas d’Aquin se présenta comme le vrai représentant d’Aristote, accusant Alexandre d’Aphrodise d’avoir modifié celle-ci, de l’avoir mal compris, etc.

C’était pourtant vain et le développement irrépressible du matérialisme aboutit, malgré la réaction catholique et féodale, au titan que fut Spinoza (1632-1677).

Spinoza

Spinoza

Lorsque Spinoza dit que « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose », il paraphrase Aristote. Lorsque Spinoza dit que Dieu est en réalité l’univers, qu’être philosophe c’est comprendre qu’il faille se conformer à lui, il paraphrase Alexandre d’Aphrodise.

Spinoza alla cependant plus loin.

En effet, Aristote avait la hantise de se perdre dans l’infini ; il affirmait une science capable de définir des définitions, des catégories, des déductions logiques. Il s’agissait de comprendre le monde en rangeant tout dans des cases, chaque case correspondant à chaque type de chose réelle. Alexandre d’Aphrodise mit lui l’accent sur le côté unifié de l’univers.

Spinoza était d’ailleurs avec eux, sur tous les plans : la science dresse des catégories, reconnaît les essences des choses, l’univers est « un ». L’éthique de Spinoza est en ce sens le point culminant, car le plus lisible, le plus clair, le plus approfondi, de la philosophie d’Aristote et de son défenseur Alexandre d’Aphrodise.

Cependant, Spinoza ajouta une chose : l’infini. Spinoza n’avait pas peur de se perdre dans l’infini, bien au contraire, c’était même le cœur de sa démarche. La douzième Lettre à Louis Meyer, qu’on appellera la « lettre sur l’infini », ouvre une nouvelle époque : celle de la dialectique, de la contradiction entre le fini et l’infini.

Illustration de Spinoza dans sa lettre dite de l’infini

Illustration de Spinoza dans sa lettre dite de l’infini

Hegel s’appuie directement sur la perspective de Spinoza ; il considère que Spinoza est la base même de la perspective à développer. Développant ses recherches sur la dialectique, Hegel ne perd jamais de vue le principe de Spinoza selon lequel « toute détermination est négation » et Karl Marx s’appuie directement là-dessus.

Le capital de Karl Marx est une analyse entièrement dialectique et Karl Marx ne cesse de souligner que toute définition du réel doit se fonder sur le principe comme quoi « toute détermination est négation » ; il laissera à Friedrich Engels le soin de formuler les principes de la dialectique de la nature. Le matérialisme dialectique était né.

Il y avait cependant un prix à payer pour cela. La philosophie de Spinoza dispose en effet de deux aspects :

– le premier aspect est, au sens strict, la philosophie d’Aristote, avec la reconnaissance de la Nature, l’être humain comme un animal dont la pensée n’est que le reflet de la Nature ;

– le second est la réflexion sur contradiction entre le fini et l’infini.

En raison du développement inégal, on a Hegel qui se fonde sur le second aspect, mettant de côté le premier aspect. Karl Marx rétablit la perspective en « remettant Hegel sur ses pieds » en plaçant la dialectique dans la réalité elle-même, au moyen du matérialisme.

Or, pour ce matérialisme, Karl Marx et Friedrich Engels s’appuyaient sur les courants portés par la bourgeoisie : les humanistes, les utopistes, le matérialisme anglais, les Lumières françaises.

Karl Marx a fait son mémoire d’université sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ; pour lui, avant ces matérialistes, il existait des courants étant leurs « ancêtres » qui furent dans l’antiquité l’atomisme et l’épicurisme. Dans La Sainte Famille, Karl Marx et Friedrich Engels disent ainsi :

« Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est toujours demeuré en rapports étroits avec Démocrite et Epicure. »

Cela impliquait cependant que Karl Marx et Friedrich Engels sont entièrement passés à côté de la tradition matérialiste partant d’Aristote, passant par Alexandre d’Aphrodise pour aboutir à Avicenne, Averroès, Spinoza.

Karl Marx et Friedrich Engels considèrent Aristote comme un grand penseur de la logique et des catégories, mais ils ne connaissent pas ses thèses comme quoi l’être humain ne pense pas et ils le voient comme un « métaphysicien », pas comme un matérialiste au sens strict. Il en va de même pour Spinoza.

Ils voient de la dialectique en mouvement dans leurs philosophies et s’en inspirent, mais ils ne considèrent pas que c’est là du matérialisme : cela reste pour eux de la métaphysique. Ils ne voient pas qu’il y a la « métaphysique » authentique, matérialiste, et son interprétation catholique réactionnaire.

Ils pensent qu’il y a la métaphysique comme idéologie féodale et le matérialisme sensualiste comme idéologie de la bourgeoisie. Évidemment, cela va poser un casse-tête insurmontable en URSS socialiste de l’époque de Staline, où il était évident qu’Avicenne, Averroès, Spinoza étaient des matérialistes.

Ce problème fut si insurmontable que lorsque Vladimir Vernadsky affirme au début des années 1920 que la vie sur Terre représente une Biosphère et par la suite que l’humanité consciente forme une « noosphère » (noos voulant dire intellect en grec ancien) modifiant la planète, il n’est personne pour lui expliquer que c’est précisément la thèse d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise.

La thèse de Vladimir Vernadsky fut ainsi considéré comme juste, mais l’URSS socialiste ne fut pas pour autant en mesure de l’intégrer au sens strict dans son dispositif idéologique.

Il faudra attendre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire pour que soit comblé le premier aspect, celui allant d’Aristote à Spinoza, par une profonde réflexion sur la pensée comme reflet des conditions objectives, avec la considération que toute « pensée » accompagne le mouvement de l’univers.


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