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Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572, le massacre de la Saint-Barthélemy propage une violente onde de choc anti-protestante. La terreur catholique s’instaure, sanglante.
Voici comment l’un des plus grands juristes de l’époque, François Hotman, témoigne de son émotion dans une lettre du 30 octobre 1572, alors qu’il se réfugie à Genève :
« Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par la Providence, la clémence et la miséricorde de Dieu, échappé au massacre, œuvre de Pharaon…
Je ne puis dans ma tristesse écrire davantage. Tout ce que je puis dire c’est que 50,000 personnes viennent d’être égorgées en France, dans l’espace de huit ou dix jours.
Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dans les bois : les bêtes sauvages seront plus clémentes pour eux, je l’espère, que le monstre à forme humaine… Les larmes m’empêchent d’écrire davantage. »
Dans une autre lettre, datée du 10 janvier 1573, François Hotman écrit aussi :
« Le tyran devient de jour en jour plus furieux depuis qu’il a goûté le sang chrétien, il est devenu plus cruel qu’auparavant.
Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sont les édits de ce Phalaris ! [Phalaris fut un tyran sicilien du 6e siècle avant notre ère, connu pour avoir mis en place un taureau de bronze à l’intérieur duquel cuisait ses victimes, les cris sortant du nez du taureau]
Comme s’il pouvait y avoir une majesté dans un pareil monstre… »
Le tyran, ennemi du peuple : voici le grand thème de la littérature protestante à la suite de la Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie en est une composante importante, une tentative de donner corps à ce qui sera appelé le courant « monarchomaque ».
Le terme vient du grec, monarchos le monarque et makhomai combattre, et a été forgé en Angleterre par les partisans du Roi pour dénoncer les opposants.
Cependant, et c’est l’erreur à ne surtout pas commettre en interprétant de manière erronée le Discours de la servitude volontaire, les monarchomaques ne sont pas du tout anti-royalistes : ils s’opposent uniquement à la tyrannie.
Il s’agit ici de ne pas interpréter le XVIe siècle avec le regard du XXIe siècle, ni même celui du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, on n’envisage pas la possibilité de former un nouveau régime politique, le concept de révolution n’existe pas.
Pareillement, la notion d’individu égal à un autre n’existe pas en tant que tel : le protestantisme assume cette idée, mais encore faut-il pour la réaliser, le développement réel du capitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires, c’est-à-dire ses travailleurs libres.
Les grandes masses sont paysannes, ce sont à l’époque des serfs. Même libérées du servage, ces masses sont incapables de réelle organisation – les révoltes hussites témoignent d’une tendance contraire –, mais le principe semble absurde aux dirigeants protestants issus de la noblesse et de la bourgeoisie.
C’est également exactement ce que dit le Discours de la servitude volontaire.
C’est également exactement ce que dit Jean Calvin, qui veut faire triompher le protestantisme, mais ne sait pas comment. Il était de ce fait sceptique devant la conjuration d’Amboise de 1560, visant à enlever François II à son entourage catholique.
De fait, à l’époque, personne n’a de théorie de l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Prince publié en 1532, marque le simple début des sciences politiques. Toutefois, une juste compréhension de l’État n’apparaît pas et même la bourgeoisie ne sait pas ce qu’est un État, elle ne l’a jamais su : seul le prolétariat aura une vision complète, et encore uniquement avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise.
La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n’a pas détruit l’État en Angleterre, partageant le pouvoir avec l’aristocratie ; la révolution française est le fruit d’une situation historique particulière, alors que les auteurs des Lumières qui ont pavé sa voie visaient principalement une monarchie parlementaire sur le modèle anglais.
On comprend la difficulté pour les protestants, au XVIe siècle, de savoir quoi faire. Il y a alors toute une réflexion à ce sujet et ce qui fait la force du Discours de la servitude volontaire, c’est qu’il s’agit précisément d’une tentative d’aller dans le sens d’une compréhension de ce qu’est l’État, son rapport au peuple, ainsi que, comme chez Nicolas Machiavel, la notion d’opinion publique.
Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle et il n’envisage pas l’État autrement que de la manière qu’il existe. Il reconnaît qu’il peut y avoir une monarchie, une oligarchie, une république des grandes familles, mais il ne pense pas qu’on puisse choisir : ce sont les faits qui décident, ou plus exactement Dieu.
La Providence décide et de fait, historiquement, la royauté est considérée en France comme relevant de Dieu. Cela ne signifie nullement, comme on peut le penser, que la monarchie de droit divin fait du roi un représentant de Dieu sur Terre : au contraire, cela encadre de manière complète ce que le roi peut ou ne peut pas faire.
Voici comment le poète Pierre de Ronsard, partisan résolu du Roi et du catholicisme, dénonce lui-même la tyrannie, avertissant du danger le futur Roi dans son Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom.
Des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.
« SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
Il faut que la vertu honore votre enfance :Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main (…).Si un Pilote faute tant soit peu sur la mer
Il fera dessous l’eau le navire abîmer.Si un Monarque faute tant soit peu, la province
Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.Aussi pour être Roi vous ne devez penser
Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.De même notre corps votre corps est de boue.
Des petits et des grands la Fortune se joue :Tous les règnes mondains se font et se défont,
Et au gré de Fortune ils viennent et s’en vont,Et ne durent non-plus qu’une flamme allumée,
Qui soudain est éprise [enflammée], et soudain consumée.Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné
Le sceptre, et vous a fait un grand Roi couronné,Faites miséricorde à celui qui supplie,
Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie »
Les règnes ne durent pas, seul Dieu est éternel et donc le roi n’est que transitoire dans une forme monarchique qui, elle, doit se prolonger. Hors de question de menacer l’édifice en devenant un tyran : il faut respecter les coutumes, les traditions, les rapports de force avec l’aristocratie, etc.
Jean Calvin est tout à fait d’accord avec cela ; il ne conçoit pas de « révolution », car il ne le peut pas pour des raisons historiques.
Il est toujours nécessaire de s’assujettir à ceux qui sont supérieurs, car c’est la Providence qui l’a voulu ainsi. C’est une thèse stoïcienne classique, qui forme le coeur même du noyau idéologique royal au XVIe siècle.
Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le protestantisme et il doit bien trouver une voie. Aussi explique-t-il que, comme justement la monarchie est de droit divin, le monarque doit se comporter de manière adéquate au sujet de la religion.
S’il ne le fait pas, alors la justification de la monarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :
« Vrai est qu’il nous faut avoir ici une distinction, c’est que si nous sommes molestés en nos corps, que nous devons porter patiemment cela.
Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant déroger au souverain empire de Dieu pour complaire à ceux qui ont prééminence dessus nous.
Comme si les rois veulent contraindre leurs sujets à suivre leurs superstitions et idolâtries : O là ils ne sont plus rois, car Dieu n’a pas résigné ni quitté son droit, quand il a établi les principautés et seigneuries en ce monde.
Et quand il a fait cet honneur à des créatures mortelles qu’ils soient pères, qu’ils aient le droit de paternité sur leurs enfants, ce n’est pas qu’il ne demeure toujours père unique en son entier et des corps et des âmes.
Mais encore quand il adviendra que les rois voudront pervertir la vraie religion, que les pères aussi voudront traîner leurs enfants ça et là, et les ôter de la subjection de Dieu, que les enfants distinguent ici ; pareillement les serviteurs et chambrières, et puis tous les sujets des princes et magistrats, en général que tous s’humilient en telle sorte qu’ils portent patiemment toutes injures qu’on leur fera.
Mais ce pendant qu’ils avisent qu’il leur vaudrait mieux mourir cent fois que de décliner du vrai service de Dieu.
Qu’ils rendent donc à Dieu ce qui lui appartient, et qu’ils méprisent tous les édits et toutes les menaces, et tous les commandements et toutes les traditions, qu’ils tiennent cela comme fiente et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsi adresser à l’encontre de celui auquel seul appartient obéissance. »
Le Roi devient un tyran lorsqu’il abandonne Dieu et comme le protestantisme est la vraie adoration de Dieu, dans le cas où le Roi interdit le protestantisme par la violence, il devient un tyran.
C’est ce tyran là que dénonce le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.