Il ne faut absolument pas considérer que Descartes, en faisant de Dieu un absolu sans manques, serait parti dans une direction opposée aux exigences bourgeoises. Au contraire, c’est un moyen pour Descartes de faire du matérialisme sans le matérialisme.

Pour bien saisir cela, voici ce que dit Karl Marx dans Le Capital, précisément sur cette question :

« Les économistes vulgaires ne font jamais cette réflexion simple que toute action humaine peut être envisagée comme une « abstention » de son contraire.

Manger c’est s’abstenir de jeûner ; marcher, s’abstenir de rester en repos ; travailler, s’abstenir de ne rien faire ; ne rien faire, s’abstenir de travailler, etc.

Ces messieurs feraient bien d’étudier une bonne fois la proposition de Spinoza Determinatio est negatio [Détermination est négation]. »

Descartes frise ici la dialectique, lorsqu’il affirme que lui-même a des droits, justement parce qu’il est moins parfait que Dieu.

Dans l’ordre des choses traditionnel, il aurait dû vouloir tendre au parfait, et rechercher à saisir le divin dans la mesure où celui-ci ne fait pas d’erreurs, n’a pas de manques.

C’est la quête platonicienne et néo-platonicienne traditionnelle ; le judaïsme et le catholicisme ont ici la même perspective dans leur tentative de saisir la nature de Dieu.

Mais ce n’est pas du tout, donc, ce que fait Descartes. Il ne cherche pas à comprendre Dieu, il dit même ouvertement qu’il ne le peut pas – en cela il donne caution aux thèses catholiques.

Cependant et inversement, il s’appuie sur cet aspect « incompréhensible » de Dieu pour poser sa propre dignité. Il utilise la religion pour l’affirmation de la pratique.

Comment ? De la même manière que pour saisir Dieu il faut retrancher les manques, lui ne s’intéresse qu’à l’individu fait à l’image de Dieu, et donc il suffit… de retrancher.

Voici ce que dit Descartes, et l’on voit bien que son raisonnement se fonde sur la question de la « négation », du « manque » :

« je n’aurois pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avoit été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l’infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière: puisqu’au contraire je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon plutôt en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même: car, comment seroit-il possible que je pusse connoître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avois en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connoîtrois les défauts de ma nature? »

C’est cela que fait Descartes : accepter l’anthropocentrisme de la religion pour attribuer la domination de Dieu aux humains sur Terre. C’est un matérialisme qui n’en est pas un du tout, le vrai matérialisme rejetant l’anthropocentrisme.

Ainsi, Descartes ne nie pas les sens par éloge de la simplicité théorique ou bien de la spiritualité ; il n’est déjà plus religieux. Mais il n’est pas matérialiste pour autant : il n’est pas prêt à reconnaître les sens comme seule réalité.

Non, tout ce qu’il cherche, c’est à affirmer la possibilité d’être comme Dieu, au sens de : avoir suffisamment de dignité pour changer la réalité.

Si l’on comprend cela, on peut saisir de manière adéquate comment il pose les choses, comme ici :

« Pour commencer donc cet examen, je remarque ici, premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible.

Car, en effet, quand je le considère, c’est-à-dire quand je me considère moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense, je ne puis distinguer en moi aucunes parties, mais je connois et conçois fort clairement que je suis une chose absolument une et entière.

Et quoique tout l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois lorsqu’un pied, ou un bras, ou quelque autre partie vient à en être séparée, je connois fort bien que rien pour cela n’a été retranché de mon esprit.

Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas non plus être dites proprement ses parties: car c’est le même esprit qui s’emploie tout entier à vouloir, et tout entier à sentir et à concevoir, etc.

Mais c’est tout le contraire dans les choses corporelles ou étendues: car je n’en puis imaginer aucune, pour petite qu’elle soit, que je ne mette aisément en pièces par ma pensée, ou que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties, et par conséquent que je ne connoisse être divisible.

Ce qui suffiroit pour m’enseigner que l’esprit ou l’âme de l’homme est entièrement différente du corps, si je ne l’avois déjà d’ailleurs assez appris.

Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu’elle est disposée de même façon, fait sentir la même chose à l’esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent être diversement disposées, comme le témoignent une infinité d’expériences, lesquelles il n’est pas besoin ici de rapporter. »

Descartes retranche à l’humanité, afin de… pouvoir ajouter de la valeur idéologique, pour justifier le travail sur la réalité.


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