Depuis la chute de l’URSS en 1991, la Transcaucasie n’a que très progressivement intéressé les grandes puissances capitalistes. Mais à mesure de leur entrée dans la « mondialisation » du mode de production capitaliste, les tensions héritées de l’effondrement de l’Union Soviétique révisionniste depuis la fin des années 1950, et qui a finalement implosé sous la poussée du développement des mafieux et des mouvements nationalistes chauvins et semi-féodaux, les uns liés aux autres, se sont liées inextricablement aux magouilles et aux intérêts des grandes firmes et de la politiques des grandes puissances du capitalisme.

Ce furent d’abord les puissances liées aux États-Unis, les pays de l’Union Européenne et notamment le Royaume-Uni, jusqu’à sa sortie de cette institution, le Japon et l’Arabie Saoudite, qui se sont affirmées dans le secteur, puis avec l’expansion capitaliste commencée en 1990, la Turquie, l’Iran, la Chine même, mais surtout la Russie, d’y faire une pénétration, vécue pour cette dernière en particulier comme un « retour ».

Les analystes bourgeois voudraient clarifier la situation en la décryptant selon une logique « géopolitique » qui permettrait de rendre intelligible l’incroyable et inextricable sac de noeud généré par le cadre de la « mondialisation » capitaliste dans lequel se trouvent pris les peuples de la Transcaucasie.

Mais cela est une vanité, en réalité, la situation a longtemps relevée de la magouille multilatérale, de la concurrence tout azimut, avec ses retournement de veste et ses trahisons, et de la compétition, notamment militaire, permettant de porter à bout de bras les régimes corrompus installés avec l’effondrement de l’URSS révisionniste, qui étranglent par leur chauvinisme et leur corruption les sociétés civiles de ces États et la vie populaire dans ces pays.

C’est le choc prolongé de ses rivalités et de ses magouilles externes, sur fond de préjugés internes semi-féodaux écrasant les consciences populaires, qui a abouti à la situation actuelle. C’est de fait là le fruit de la « mondialisation » capitaliste dans la région, qui avait promis paix, prospérité et développement, et qui n’amène finalement que guerres, décadence et magouilles à tous les niveaux. Précisément, cela était complètement prévisible et inévitable de fait.

De ce choc, et de la Crise élancée dans le cadre de la pandémie du COVID-19, les blocs ont commencé à se polariser. Et à Crise, nous en avons attentivement observé le développement depuis la guerre au Karabagh, en octobre 2020.

Aujourd’hui, tout comme en Ukraine, la Transcaucasie est un terrain de lutte notamment entre deux blocs dont les contours se dessinent toujours plus nettement : celui polarisé autour de la Russie, qui est lui-même toujours plus dans l’orbite de la Chine, et de celui polarisé autour de l’OTAN.

Parmi les pays de cette alliance, on peut suivre notamment le Royaume-Uni de manière significative pour analyser la constitution progressive et inévitable des blocs d’antagonisme impérialiste dans le cadre du mode de production capitaliste en crise. Le Royaume-Uni a été dès les années 1990 un des principaux partenaires commerciaux de l’Azerbaïdjan, mais c’est surtout dans le domaine de l’énergie, et particulièrement de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures de la Caspienne que son influence est importante.

Dès lors, on peut même parler ici d’hégémonie, au sens où le Royaume-Uni a directement piloté ce qui est appelé par le régime de Bakou Esrin müqaviləsi soit le « contrat du siècle ». Il s’agit d’un accord passé le 2 décembre 1994 entre le régime azerbaïdjanais, alors dirigé par Heydar Aliev, le père l’actuel dirigeant Ilham Aliev, et 11 grands monopoles du secteur pétrolier, en particulier British Petroleum (BP) et Exxon.

L’accord en lui même, signé dans la foulée de la grave défaite azerbaïdjanaise au Karabagh, où un cessez-le-feu en faveur des Arméniens insurgés, soutenus par Yerevan, est conclu en mai 1994.

Le contrat fait pas moins de 400 pages, il est traduit en quatre langues et il constitue pour le Bloc autour des États-Unis (outre le Royaume-Uni, on a notamment la Turquie, le Japon, la Norvège, et l’Arabie Saoudite) une énorme victoire sur le plan de l’expansion capitaliste, puisqu’il permet de mettre la main sur les énormes gisements pétroliers et gaziers de la Caspienne.

Il permet aussi de sauver et de renforcer le régime d’Aliev, en lui ouvrant une manne de longue perspective, en lui donnant au passage des moyens financiers gigantesques. Cela a aussi été l’occasion pour le Royaume-Uni de reprendre pied dans ce secteur.

À la suite de cet accord, les compagnies concernées ont massivement modernisé les infrastructures industrielles du pays liées à l’exploitation des hydrocarbures (plateformes offshores, pipelines…) entraînant aussi une modernisation des réseaux de transports locaux et notamment de la ville de Bakou, devenue la vitrine du régime.

Bakou a notamment pris un tour monumental suivant le style des grandes métropoles du capitalisme à partir des années 2010 en particulier, une fois accumulé suffisamment de moyens pour afficher une relative prospérité, permettant de développer un capitalisme bureaucratique. L’influence britannique s’y est aussi affichée par exemple par la présence de taxis de type « black cabs » typique des rues londoniennes.

La principale réalisation en terme d’infrastructure a cependant été la construction de l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), permettant d’exporter les hydrocarbures de la Caspienne vers l’Europe sans plus passer par la Russie, et en contournant soigneusement l’Arménie. En conséquence, cela a aussi permis d’arrimer plus fermement l’Azerbaïdjan au camp pro-américain et à ses alliés, en particulier la Turquie.

Malgré sa victoire militaire au Karabagh, l’Arménie et son satellite de fait, le Karabagh arménien anciennement azerbaïdjanais, se sont donc trouvés isolés de fait, ce qui permis à la Russie de maintenir une emprise sur l’Arménie et indirectement sur le Karabagh, afin de se garantir notamment un moyen de pression sur l’Azerbaïdjan et de maintenir le régime de Bakou relativement dans l’orbite de Moscou.

La question du Karabagh arménien est devenu ainsi un sujet brûlant dans les années 2000-2010, focalisant la propagande du régime de Bakou sur le thème des Arméniens avec tout le développement d’une politique d’exclusion raciste de tout ce qui pouvait se référer au passé arménien de l’Azerbaïdjan.

La langue et l’alphabet arméniens, qui avaient une place officielle au sein de la République soviétique d’Azerbaïdjan avant la chute de l’URSS en 1991, se sont vus totalement proscrits. Dans le même ordre d’idée, les monuments médiévaux ou modernes portant des inscriptions ou des marques stylistiques manifestement arméniennes ont été soit démolis soit modifiés pour nier leur caractère national arménien.

L’idée même que des Arméniens aient jamais peuplés l’Azerbaïdjan, autrement que pour l’occuper militairement et par imposture, a été nié, allant jusqu’à fabriquer un peuple autour des Albanais du Caucase (appelés Aghvank), notamment appuyé sur la toute petite minorité nationale des Outik, considérés comme ayant subi un quasi « génocide » des Arméniens qui les auraient également spoliés.

Malgré une propagande belliciste et raciste ouvert et d’une ampleur proprement hallucinante, documentée factuellement et quantitativement notamment par le Conseil de l’Europe dans le cadre des enquête de monitoring menées par l’ECRI (Commission Européenne contre le Racisme et l’Intolérance), qui relève des discours de haine systématique à l’égard des Arméniens notamment au plus haut niveau de l’État, le régime d’Aliev a bénéficié d’une impunité de fait et d’un soutien massif de l’ensemble des pays d’Europe occidentale.

Dans cette situation, la focalisation sur le Karabagh arménien n’a cessé de s’intensifier, servant de vecteur idéologique en interne à la promotion massive d’un nationalisme chauvin, tout en jouant d’ouverture sur le plan religieux en faveur des minorités chrétiennes (non arméniennes) et juives notamment, en direction des puissances occidentales (États-Unis et Union européenne).

En externe, le Karabagh arménien est apparu avec la mise en place de l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) comme une potentielle menace dans le sens où celui-ci était techniquement à portée de tir d’une artillerie puissante. Pour les puissances occidentales, et en particulier pour le Royaume-Uni et la Turquie, le Karabagh arménien était un point d’appui intolérable de la Russie, en capacité, si les circonstances l’imposaient, de détruire le pipeline, et donc de faire vaciller le régime de Bakou, tout en coupant une source d’approvisionnement énergétique importante à l’économie européenne.

D’autant plus que la mise en place de l’oléofuc BTC s’est faite dans le contexte d’un assaut de la Russie sur la Géorgie, qui comme l’Azerbaïdjan s’orientait de plus en plus ouvertement en direction des États-Unis et de l’OTAN (avec d’ailleurs l’appui de l’Ukraine), et accueillait des troupes américaine depuis 2002.

L’arrivée au pouvoir en Géorgie du pro-américain Mikheil Saakachvili en 2004 lors de la « Révolution des Roses » (la vardebis revoloutsia) s’accompagne d’une militarisation toujours plus poussée : le budget de la défense est multiplié par deux et atteint presque le milliard de dollars en 2006, des conseillers militaires américains, israéliens, polonais et Ukrainiens s’installent durablement. La province dissidente d’Adjarie, soutenue par la Russie, est reconquise avec facilité en 2004 et dès lors, des plans sont échafaudés pour reconquérir l’Ossétie du Sud (appelée aussi Alanie), et l’Abkhazie.

Face à cette accroissement de l’influence occidentale, le régime de Vladimir Poutine et de son acolyte Dimitri Medvedev masse en réponse des troupes à la frontière de l’Ossétie et décide en avril 2018 d’établir des relations diplomatiques avec la « République d’Ossétie ».

De manière similaire avec le scénario joué en Ukraine, à cette reconnaissance succèdent des séries d’incidents frontaliers, et finalement l’assaut est donné par les forces géorgiennes en août 2008. La Russie finit par l’emporter toutefois sur le plan militaire, imposant sa présence en Ossétie et en Akbkazie, à une Géorgie satellisée par l’Occident, mais écrasée.

Entretemps, le Royaume-Uni a renforcé son emprise sur l’Azerbaïdjan avec le soutien des États-Unis et, secondairement mais de manière significative, de l’Inde, en négociant encore un nouvel accord pétrolier en 2008 portant sur les immenses gisement offshore de la Caspienne (gisement Azeri-Chirag-Güneshli). Depuis 2021, ce sont quatre milliards de barils qui en sont extraits, en faisant le troisième plus gros gisement du monde, avec un potentiel de bénéfices estimés à plus de cent milliards de dollars d’ici 2050, dont 75% devrait revenir à l’Azerbaïdjan.

De 2008 à 2020, le régime de Bakou a donc eu les moyens et toute la latitude de s’armer avec le soutien des Occidentaux, qui ont ainsi entretenu sa focalisation meurtrière sur le Karabagh arménien et l’emprise du nationalisme et de la corruption sur une société azerbaïdjanaise de plus en plus étranglée.

Le développement de l’appareil militaro-industriel azerbaïdjanais a également constitué un point d’appui à l’expansionnisme turc, dont la présence de le secteur a été permise par les Occidentaux, mais qui a entraîné le régime de Recep Tayyib Erdogan (au pouvoir en Turquie depuis 2003 comme Premier Ministre, puis comme Président depuis 2014) a jouer sa propre carte sur une ligne impériale néo-ottomane.

Il faut rappeler ici que l’escalade au Karabagh arménien n’a cessé depuis 2016 de s’aggraver, avec des incidents quasi-quotidien sur les positions frontalières entre l’Arménie, le Karabagh arménien et les secteurs que ses forces armées occupaient, et l’Azerbaïdjan. L’offensive générale décidée par Bakou, sous le nom de Dəmir Yumruq əməliyyatı, poing d’acier, a attendu la fin de manoeuvre russe en mer Caspienne, à laquelle participait aussi des observateurs iraniens, inquiets du renforcement de l’influence occidentale dans la Transcaucasie.

L’offensive du régime de Bakou a été immédiatement soutenue par le Royaume-Uni, avec un long silence de l’administration américaine, où la campagne électorale des présidentielles battait alors son plein.

Si comme nous l’avons montré, cette guerre du Karabagh a marqué l’entrée dans une nouvelle étape de la décadence du mode de production capitaliste, remettant la guerre impériale comme moyen de régler les relations internationales, sans opposition franche des puissances occidentales, voire avec leur tacite approbation, en espérant que cela impose une solution à leur avantage, elle a de fait ouvert la voie à une réaffirmation de l’impérialisme russe, lui donnant un élan, une justification idéologique et un terrain d’expansion.

Les puissances occidentales n’ont pas directement poussé au conflit contre le Karabagh arménien, mais elles pensaient que d’une manière ou d’une autre, elles en tireraient avantage, du fait de l’orientation de l’Azerbaïdjan. Cependant, l’intervention de la Turquie leur a paru dangereusement inopportune, à la fois parce qu’elle reflétait l’aventurisme toujours plus anti-occidental du régime d’Erdogan, et parce qu’elle pouvait potentiellement permettre un espace d’escalade avec la Russie, voire avec l’Iran.

Mais la conclusion du conflit a été somme toute catastrophique pour les puissances occidentales : bien que largement victorieuses, les forces azerbaïdjanaises ont été stoppées nets par l’intervention diplomatique et militaire de la Russie, qui a dans le même geste imposé sa présence militaire au Karabagh arménien, et la satellisation du régime arménien de Nikol Pashinyan, qui jusque-là tentait prudemment de se rapprocher de l’Union Européenne et de l’OTAN.

Le choc de l’agression azerbaïdjanaise soutenu ouvertement par la Turquie a été une douche froide pour toute la région, et elle a permis à la Russie, secondée par l’Iran, de développer une forte propagande anti-occidentale, essentiellement tournée contre le Royaume-Uni, tenu pour être largement à la manœuvre de tout ce nouveau « Grand Jeu », comme au XIXe siècle.

En Azerbaïdjan, les forces d’opposition au régime d’Ilham Aliev entretiennent ainsi l’idée sur les réseaux sociaux que ce dernier ne serait que le pantin de la City londonienne et de ses services secrets.

Pareillement, le président arménien Armen Sarkissian, dont le poste est surtout honorifique, a été contraint à la démission le 23 janvier 2022.

Ce dernier a été notamment accusé du fait d’être un « citoyen britannique », en raison de ce qu’il détient en effet la nationalité de ce pays, dans lequel il a été ambassadeur, de 2008 à 2018.

Le premier ministre arménien Nikol Pashinyan a été amené de ce fait dans l’orbite russe et il a envoyé des troupes aux côtés de la Russie afin d’aider le gouvernement du Kazakhstan pour écraser les émeutes du début de l’année 2022, tenues pour être là aussi manipulées, sinon orchestrées par le Royaume-Uni en particulier, et donc l’OTAN.

Nikol Pashinyan a également réaffirmé la présence de l’Arménie dans l’Organisation Économique Eurasienne, une structure permettant d’instituer la satellisation par Moscou de ses alliés.

Dans ce contexte, l’Azerbaïdjan a prudemment décidé de signer un nouveau traité de coopération militaire avec la Russie, et Ilham Aliev affiche volontiers son amitié personnelle avec le président biélorusse Alexandre Loukachenko et sa proximité avec le président russe Vladimir Poutine.

De manière dialectique, cette polarisation autour de la Russie, réalignant l’Arménie, obtenant le soutien de l’Iran, et replaçant l’Azerbaïdjan dans une position plus neutralisée, a accéléré la tendance à consolider le bloc impérialiste autour de l’OTAN et donc des États-Unis d’Amérique.

C’est dans ce contexte que la montée des tensions a trouvé son chemin en se focalisant sur l’Ukraine.


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